Venezuela : L’État communal, une utopie en construction

lundi 14 août 2017.
 

À Caracas, la capitale, c’est la guerre. Des milices d’extrême droite font régner la terreur. Dans les campagnes, les militants du Réseau national des communardes et communards continuent patiemment à construire un autre monde.

Dimanche. J’apprends qu’Orlando Figuera, un jeune Noir lynché, poignardé et brûlé par des fascistes dans le quartier bourgeois d’Altamira, a succombé à ses blessures après dix jours d’agonie. Depuis deux mois, ces jeunes militants d’extrême droite agressent violemment les forces de l’ordre, brûlent des bus publics, attaquent une école, une maternité, un centre médical, une base militaire, une institution de l’État. Pire, ils payent des enfants pour défier la police, qui envoie des gaz lacrymogènes et blessent les manifestants avec des armes non létales. Selon une enquête journalistique publiée sur le site Internet Alba Ciudad, et réalisée à partir d’informations du ministère public, du Défenseur du peuple, des ministères de l’Intérieur et de la Communication, 91 personnes sont mortes entre le 6 avril et le 19 juin – la liste est actualisée régulièrement. Parmi les victimes, 8 ont été tuées par les forces de l’ordre. Ce recensement n’inclut que les responsables identifiés. Pour ces faits, 29 personnes ont été détenues ou sont recherchées.

Caracas coupée en deux

La majorité des personnes ont été assassinées à l’intérieur et en marge des manifestations, par des individus munis d’armes à feu, armes blanches, objets explosifs et autres armes artisanales. Mais sans preuve à l’appui, les médias privés et les dirigeants d’opposition attribuent les morts au gouvernement vénézuélien. Je n’ai pas de gilet pare-balles ni de casque, je ne peux pas m’approcher de ces autoproclamés « combattants de la liberté » pour filmer leur haine. Une journaliste de la chaîne TeleSur, qui avait couvert le coup d’État au Honduras, a eu la vie sauve. Son gilet est criblé de balles. Je vis près d’Altamira, dans l’est de Caracas. Comme la plupart de ses habitants, j’ai l’impression de vivre dans une prison. Sommes-nous en guerre ? Je pense à la Colombie, je pense à cette paix si fragile menacée par les paramilitaires. Je décide de m’évader de la capitale pour voir si la guerre que l’on montre à la télévision existe dans les campagnes.

Je me rends à Barquisimeto, dans l’État de Lara, où m’attend Junior Mejias, militant du Réseau national des communardes et communards. Il a été élu porte-parole de l’État de Lara au Parlement communal national, structure créée par la révolution, lorsque la droite a gagné les élections législatives de 2015. Il m’accueille dans sa modeste maison d’un quartier populaire à l’ouest de la ville. « Simon Bolivar rêvait de la Grande Colombie, mais Aujourd’hui, les paramilitaires colombiens arrivent à pénétrer nos quartiers grâce au trafic de drogue, ainsi que certaines zones rurales, mais nos milices paysannes et communales exercent un contrôle territorial révolutionnaire. Ici, nous défendons l’union civile et militaire, c’est un blindage contre l’intervention étrangère. Nous savons que les gringos font des exercices militaires près de nos côtes, mais nous sommes prêts à défendre notre patrie. »

Junior, Candidat !

Junior vient d’être choisi par la Commune Rio Cenizo, composée de 4 Conseils communaux, pour se présenter à l’élection de l’Assemblée nationale constituante (ANC), proposée par le président Nicolas Maduro le 1er mai dernier. Sur les 540 représentants qui doivent être élus le 30 juillet prochain, 364 le seront sur une base territoriale, et 181 par « secteur », « pour garantir un grand débat national à partir de la base », précise Elias Jaua, nommé président de la commission de l’ANC. Celle-ci comptera 8 représentants indigènes, 24 étudiants, 8 paysans et pêcheurs, 5 entrepreneurs, 5 handicapés, 28 retraités, 24 membres des Conseils communaux et 79 travailleurs.

« Quand je dis je, je dis nous », peut- on lire sur les pancartes des militants venus accueillir les candidats, dans un lycée du centre-ville. Junior est invité à parler à la tribune, installée dehors. Il y exprime son soutien à l’Assemblée nationale constituante au nom des communards, alliés au Parti socialiste uni du Venezuela, PSUV. Je me souviens d’Hugo Chavez en 2011 parlant de l’union nécessaire entre le parti et les mouvements sociaux, face au projet néolibéral de l’opposition. Soudain, une averse tombe. « On a ressenti sa présence, c’était magique », raconte Yali Montilva, la femme de Junior : elle garde en mémoire l’émouvante clôture de campagne du Commandant éternel en 2012, sous la pluie. La journée continue au Centre national électoral de Barquisimeto, pour formaliser l’inscription des militants du pouvoir populaire.

L’attente est longue, un seul ordinateur fonctionne pour inscrire des centaines de candidats. Mais personne ne se décourage. À une heure du matin, Junior est un des derniers à s’inscrire. Des cris de joie résonnent, puis chacun rentre chez soi, épuisé, et heureux. « Voir autant de gens, tard dans la nuit, faire le pari de la paix, fut une expérience inoubliable, me raconte Junior le lendemain. Nous assumons cette tâche historique alors que la droite nationale et internationale veut semer une guerre civile. »

Le Conseil communal, au cœur du socialisme vénézuélien, permet aux paysans de s’émanciper de la tutelle des propriétaires terriens.

Vive la propriété sociale

Nous sommes réveillés par Briceida Linarez et son compagnon, des paysans venus nous chercher pour visiter trois Communes paysannes. « Nous devons arriver à mettre en relation de manière permanente la ville et la campagne, explique Junior. Je suis sûr qu’avec le modèle économique communal, nous allons arriver à transformer la ville, nous allons vaincre la guerre économique qui bloque nos accès aux aliments importés. Et pour arriver à transcender le modèle pétrolier, nous devons transformer la loi sur le commerce, qui a plus de 80 ans. Avec cette loi, les propriétaires terriens exploitent les paysans, il faut développer le modèle de propriété sociale. »

Le Venezuela, cinquième exportateur de pétrole mondial, importe 70 % de ses aliments. C’est le talon d’Achille de la révolution bolivarienne, qui n’a pas réussi à développer son agriculture et atteindre la souveraineté alimentaire. Un des principaux objectifs de l’Assemblée nationale constituante est d’améliorer « le système économique post-pétrolier diversifié et un nouveau modèle de distribution transparent ». Pour lutter contre les mafieux, les « bachaqueros », le gouvernement a mis en place en 2016, le système des Clap, les Comités locaux d’approvisionnement et de production. Tous les quinze jours, ils distribuent un panier alimentaire aux personnes des quartiers populaires.

Nous arrivons à l’heure du déjeuner pour participer à un « Conseil de paysans » de l’immense Commune El Piñal. Les 3 000 hectares de terres d’un propriétaire terrien ont été récupérés en 2012. Les paysans, qui cultivent surtout du maïs et des légumineuses, ont reçu leurs titres de propriété il y a deux ans. Mais les puits construits pour l’irrigation des terres ne peuvent fonctionner par manque d’électricité. Une jeune paysanne prend la parole. « J’aime vivre à la campagne. Si on veut boire une bonne soupe, on tue une poule, on ajoute des légumes récoltés et le repas est prêt ! Nous avons des petites parcelles, mais le capitaliste veut nous acheter le taro (un tubercule – NDLR) pour une misère et le vend dix fois plus cher en ville ! » Un homme plus âgé ajoute : « Pourquoi, nous n’avons pas d’électricité ? Ça ne coûte rien ! Mais les employés des institutions ne comprennent pas le processus de transformation de l’homme nouveau. Le gouvernement prend le pouvoir grâce à nous. Mais une fois que nous sommes organisés, qu’il nous donne la technologie pour améliorer notre production, c’est à nous de prendre le pouvoir ! Si Maduro veut 4 hectares, on lui trouve 4 hectares, mais qu’il reste avec nous pour renforcer nos connaissances en matière de production. Les Clap devraient être productifs. Nous avons la capacité de leur fournir des aliments, ici il y a des gens qui savent faire de la sauce tomate ! »

Écosocialisme

Nous reprenons la route vers le Conseil communal de Mapurite, une région semi-aride. Yanillys Torres et son mari Glaudis Alvarez nous accueillent pour déguster un chevreau au dîner. Au petit-déjeuner, elle prépare une arepa, le pain traditionnel vénézuélien. Elle fabrique la farine elle-même à partir du maïs qu’elle cultive dans son Conuco (Conuco : une petite parcelle de terre qui a une diversité de plantations). Lorsque je regarde cette très belle femme rire aux éclats, l’émotion monte, elle a le visage d’un pays en paix. Nous la suivons au milieu d’une forêt de cactus, qui sert à fabriquer des chaises. Nous rencontrons un éleveur qui produit un engrais organique à partir du fumier de chèvre, et fabrique des tuiles et des briques. « J’ai l’espoir que cette Constituante renforce la justice environnementale. Ceux qui polluent nos terres doivent être punis. » Monsanto a envahi l’Argentine, le Brésil, la Colombie, mais au Venezuela la culture des OGM est interdite. Pendant deux ans, des paysans et des mouvements sociaux urbains ont organisé des débats, puis rédigé une loi pour protéger les semences locales. Elle a été approuvée par l’Assemblée nationale sortante le 23 décembre 2015. Avec l’Assemblée nationale constituante, dont un des objectifs est le développement de l’écosocialisme, les militants écologistes espèrent protéger cette loi. Elle est aujourd’hui menacée par les propriétaires terriens qui ont le soutien des députés de droite de l’actuelle Assemblée.

Dans leur communauté, Yanillys et Glaudis ont impulsé la création de l’université paysanne Argimiro-Gabaldon. Elle porte le nom d’un célèbre guérillero vénézuélien de la région. L’idée originale est de créer des salles de classes virtuelles au milieu des champs. Les étudiants se réunissent sous un arbre pour les premiers cours théoriques, et très vite ils apprennent à cultiver la terre sur des petites surfaces tous les dimanches. Mais actuellement, l’université est menacée par l’académisme et le bureaucratisme. « Depuis que notre recteur communard, l’ingénieur agronome William Gudiño, a été remplacé, on exige des étudiants d’avoir le bac. Mais le meilleur titre universitaire que je puisse avoir, c’est de voir mes fruits et mes légumes pousser », critique Glaudis. « Ce n’est pas l’université qui va à la communauté, c’est la Commune qui est une université. »

Université paysanne

Le dernier jour de notre périple, nous allons vers la Commune d’Agua Sagrada, près des montagnes du Tocuyo où a combattu Gabaldon. C’est dans cette région où débute la cordillère des Andes qu’est née l’université paysanne. On y produit surtout du café, qui fut longtemps une culture d’exportation, comme le cacao. Les petits agriculteurs utilisent le moins d’agrotoxiques possible, et ils apprennent aussi à développer une semence de café résistant à la rouille, grâce à des cours donnés par des Cubains, spécialistes en agroécologie. Chaque année, ils peuvent garder 40 kg de graines appelées « Colombie » et espèrent bientôt fournir d’autres producteurs. Après la visite des caféiers, c’est l’heure du bilan de la visite des trois Communes. Briceida organise une réunion avec les producteurs de café. « Le Conseil paysan doit élire un technicien de terrain, qui travaille avec celui envoyé par l’institution ou le ministère. Nous les paysans, nous sommes des professeurs. Quelle meilleure connaissance que celle du territoire ? » Militante passionnée, Briceida sillonne en permanence la région pour unir les Conseils paysans, constructeurs de l’État communal. Elle souhaite organiser un système de troc entre les trois Communes. « Vous pourriez échanger votre café contre leurs chèvres et leur engrais organique. Et si vous avez besoin d’argile pour fabriquer une terrasse et faire sécher votre café, les communards de Mapurite pourraient vous en fournir. »

« La Commune sinon rien. »

La voix d’Hugo Chavez résonne dans le cœur des communards. « Ce doit être l’espace à partir duquel nous donnerons naissance au socialisme. » Simon Rodriguez, le maître du Libérateur Simon Bolivar, parlait de la toparchie. Le Commandant éternel disait que « pour Rodriguez la toparchie, c’était la Commune. C’était le gouvernement du lieu, des habitants du lieu. C’était le système de gouvernement le plus parfait. La Commune ! C’est le gouvernement de la communauté, qui s’enracine comme des arbres sur leur propre terre, sur son territoire, dans les mains du peuple. »

Angèle Savino – L’Huma Dimanche juillet 2017


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message