Comment la casse du droit du travail a plombé la Grèce

mardi 19 septembre 2017.
 

Au bout d’un chapelet de boutiques aux vitrines poussiéreuses, aux grilles baissées depuis longtemps, l’agence de l’OAED, le Pôle emploi grec, semble se fondre dans le paysage de dévastation économique qu’offre l’avenue Stadiou, une grande artère du centre d’Athènes. Les chômeurs s’y pressent, sans illusions, dossiers sous le bras, visages marqués. Kostas est développeur informatique. Avant la crise, son salaire net se montait à 1 300 euros. Il a été mis à la porte en 2012. Pendant quatre longues années, avec deux jeunes enfants à charge, il a connu les limbes du chômage. Il n’a retrouvé un emploi qu’au début de l’année. Une mission de huit mois seulement, à temps partiel, assortie d’un salaire de 480 euros. Son contrat vient de s’achever… retour à la case chômage. « On ne trouve que des contrats courts, précaires et mal payés, qui permettent à peine de survivre. À 47 ans, je suis prêt à accepter n’importe quelle offre », soupire-t-il.

Dans la longue file d’attente où patientent les chômeurs à l’intérieur de l’agence pour l’emploi, Kostas ne croit pas à l’embellie économique célébrée ces dernières semaines par le premier ministre, Alexis Tsipras, avec des prévisions de croissance pour 2017 sérieusement revues à la baisse mais flirtant avec les 2 %, après huit ans de récession, puis de stagnation. Sa vie fracassée résume à elle seule les innombrables mesures d’austérité imposées depuis 2012 à la Grèce par ses créanciers et la violente offensive menée, dans ce pays, contre le monde du travail, les droits des salariés et leurs garanties collectives.

Un travailleur sur cinq n’est pas déclaré du tout

Au nom de la flexibilité, les contre-réformes de 2010, 2011 et 2012 ont organisé le démantèlement systématique du droit du travail, avec des dispositions telles que l’abolition des conventions collectives, la refonte du droit de négociation collective donnant la primauté à des accords d’entreprises pouvant être conclus avec des «  associations de personnes  » au détriment de la représentation syndicale, la possibilité de licencier sans délai de préavis ni indemnité un salarié recruté en CDI durant une période probatoire étendue à un an, la mise en cause des trois semaines annuelles de congés payés pour les apprentis, etc. Autant de mesures qui contreviennent aux conventions de l’Organisation internationale du travail (OIT), à la charte sociale du Conseil de l’Europe et même au traité de Lisbonne et à certaines directives européennes. Le premier mémorandum d’austérité conclu entre la Grèce et ses créanciers en échange de nouveaux prêts à leur tour engloutis par la dette infligeait encore aux salariés grecs une baisse de 22 % du salaire minimum (586 euros brut).

Les moins de 25 ans, eux, ont vu leur salaire minimum amputé de 32 %…

Cinq ans plus tard, le bilan de cette entreprise de démolition du droit du travail est désastreux, sur le plan social, bien sûr, mais aussi sur le plan de la légalité. «  Depuis 2010, nous avons vu exploser le nombre d’abus commis par les employeurs. Ces réformes ont fragilisé les salariés, instauré un lourd climat de peur. Au point que, dans la région de l’Attique, un salarié sur deux connaît des situations de travail non rémunéré. Les salaires ne sont tout simplement pas versés pendant un ou plusieurs mois  », s’alarme Giorgos Mylonas, président de l’Union des syndicats d’Athènes (EKA). Au nom de la «  flexibilité  » et de la «  compétitivité  », les contre-réformes du marché du travail déployées en Grèce ont laissé les salariés sans défense face aux employeurs indélicats, encourageant la généralisation du travail au noir, déjà bien ancré avant la crise.

Un travailleur sur cinq n’est pas déclaré du tout et 200 000, au moins, travaillent à plein-temps, alors qu’ils sont déclarés à temps partiel auprès du ministère du Travail. Professeur de français dans un centre d’apprentissage des langues étrangères, Katia s’est battue avec acharnement pour être déclarée vingt heures, sur ses vingt-huit heures hebdomadaires, rémunérées 7,50 euros de l’heure. Cette femme de 36 ans, francophile passionnée, se considère comme une « privilégiée  ». «  Je travaille dix mois par an, en enchaînant les CDD. L’été, je n’ai pas d’autre choix que celui de vivre de l’allocation chômage, 360 euros par mois. La plupart des enseignants du secteur privé n’ont pas cette chance. Les plus récemment embauchés gagnent péniblement 3 euros par heure et ne cumulent pas assez d’heures pour prétendre aux indemnités de chômage  », calcule-t-elle. Plus vulnérables que jamais, les salariés jonglent en permanence pour s’assurer une protection sociale minimale.

Faute de travail dans la capitale, Despina quitte Athènes chaque printemps pour profiter de la longue saison touristique crétoise. Elle travaille, la moitié de l’année, comme guide, faisant découvrir aux visiteurs les sentiers de randonnée de l’île. Déclarée à mi-temps, elle cumule les heures supplémentaires non rémunérées et rembourse chaque mois au patron de son agence touristique les cotisations sociales patronales qui lui assurent une couverture en cas de chômage ou de maladie… Marché de dupes, qu’elle est contrainte d’accepter si elle veut garder cet emploi. «  En cinq ans, j’ai déjà été licenciée trois fois sans préavis. On te fait comprendre qu’il y aura toujours moins cher et plus docile que toi. Ceux qui se syndiquent sont immédiatement mis sur liste noire et la moindre journée de grève peut valoir un licenciement aux récalcitrants. En cassant les droits des salariés, on a facilité les licenciements, aggravé la pression sur ceux qui travaillent et favorisé les profits des patrons, mais sans créer d’emplois. Ce n’est plus du travail, c’est de l’esclavage  !  » enrage-t-elle. Despina refuse pourtant de basculer vers le statut de travailleuse indépendante facturant ses services, comme l’y encourage son actuel employeur. Au total, 300 000 Grecs subissent cette situation de salariat dissimulé, qui exonère les patrons des cotisations sociales.

Un démantèlement délibéré de l’inspection du travail

Avec le projet de loi discuté ces dernières semaines à la Vouli, la ministre du Travail, Efi Achtsioglou, promet de remettre de l’ordre dans cette jungle, de faire reculer le travail non déclaré et de durcir les sanctions contre les employeurs qui contreviennent à la loi. Problème, les torpilles des créanciers contre le droit du travail ont privé les salariés d’outils de défense, marginalisé les syndicats, sanctuarisé la toute-puissance patronale. Surtout, ces contre-réformes se sont accompagnées d’un démantèlement délibéré de l’inspection du travail, une institution qui a vu, comme le reste de la fonction publique, ses effectifs sévèrement comprimés ces dernières années. «  Toutes nos tentatives pour rétablir les conventions collectives se sont heurtées au veto des créanciers. L’objectif était d’ancrer une mentalité sociale, d’installer l’idée selon laquelle le droit du travail est un luxe d’un autre âge, interdit à ceux qui doivent accepter n’importe quel travail, à n’importe quel prix  », analyse l’historienne et députée (Syriza) Sia Anagnostopoulou.

De ce point de vue, la Grèce a bien servi de laboratoire européen. «  C’est effarant. Emmanuel Macron n’a même pas eu besoin de la troïka à Paris pour emprunter le même chemin, avec ses ordonnances qui démolissent le droit du travail  », grince une source proche du gouvernement, alors que le président français est attendu aujourd’hui à Athènes pour une visite officielle consacrée à la «  reconstruction démocratique  » de l’Europe. Sur le terrain économique pourtant, cette offensive contre les salariés grecs ne porte que des fruits bien amers. «  L’abolition du droit du travail n’a pas dégagé les gains de compétitivité escomptés. Mais elle a provoqué une chute brutale du revenu disponible et un effondrement de la demande intérieure. Au final, cette agression contre les salariés n’a conduit qu’à une vaste redistribution des revenus en faveur des classes dominantes  », analyse Dimitris Sérémitis, professeur d’économie à l’université de la mer Égée. Avec ce processus inédit de précarisation, les rapports de forces sociaux ont été bouleversés au détriment des classes populaires, qui supportent seules le fardeau de la crise. Et deux ans après la signature, par le gouvernement de Syriza, du troisième mémorandum d’austérité, un terrible sentiment d’impuissance s’est installé. «  De nombreux Grecs, désespérés, ont perdu confiance dans la gauche, c’est vrai, admet Rania Svigkou, porte-parole de Syriza. Mais nous avons gagné les élections de septembre 2015 sur un programme limitant les conséquences du mémorandum sur les plus démunis. Et si la droite revenait au pouvoir, avec l’agenda ultralibéral de son chef, Kyriakos Mitsotakis, elle mettrait en cause les mesures prises en faveur des plus fragiles, comme l’accès aux hôpitaux pour ceux qui sont privés de couverture sociale.  » Distancé dans les sondages, Alexis Tsipras table toujours sur une renégociation de la dette grecque et promet une sortie des mémorandums au terme de l’actuel programme, qui s’achève en 2018. Mais la troisième « revue  » par laquelle les créanciers contrôlent la stricte application des mesures d’austérité qu’ils exigent s’annonce très délicate. Au point qu’elle pourrait bousculer cet agenda politique… et peut-être même précipiter des élections anticipées.

Rosa Moussaoui, L’Humanité


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