Comment concilier les croyances et l’esprit critique  ?

samedi 1er février 2020.
 

La semaine marseillaise de la pop philosophie, dirigée par Jacques Serrano, a interrogé au cours d’une riche édition les différents visages de la croyance.

1) Croire et décroire Michel Guérin, écrivain et philosophe, professeur émérite de l’université Aix-Marseille

Lorsqu’on parle «  croyances  », on a tendance à ne retenir que des aspects saillants  : le sectarisme, la crédulité ou la prétention à remplacer le savoir. Personne ne nie que la religion «  absorbe  » une grande partie des croyances ni que des opinions extravagantes se font passer pour vraies. Il faut lutter contre le fanatisme et développer inlassablement l’enseignement pour faire reculer tant d’idées saugrenues. Il y a du pain sur la planche quand on pense qu’aux États-Unis on «  enseigne  » la divine création (contre la théorie de l’évolution) dans certains établissements  !

Pourtant, ce n’est là que la partie émergée (souvent spectaculaire) d’un phénomène anthropologique de plus grande ampleur. Croire est en effet un geste mental à la fois répandu et indispensable parmi les hommes  ; c’est d’abord cette extension et cette importance de la croyance qui expliquent que le philosophe anglais David Hume ait pu voir en elle «  un des plus grands mystères de la philosophie  »  ! Mystère profane, contrairement aux apparences premières  ! À peu près tout est affaire de croyance, tant il est vrai, d’abord, qu’il existe deux sources (non exclusives) de celle-ci  : l’opinion (en forme de jugement) et la confiance ou le crédit. Croire, c’est, d’une part, «  être d’avis  » en telle ou telle matière et, d’autre part, placer sa confiance, faire crédit, ajouter foi.

Les deux souvent se renforcent  : je suis d’avis que ma banque est la meilleure (ou la moins mauvaise) et je lui confie mon argent. Le Credo, au sens religieux, compte que ma foi en Dieu sera «  rémunérée  » en retour (remise de mes péchés, promesse du paradis). L’économie, la politique, la religion, bien sûr, sont territoires d’élection de la croyance, dont la force est d’abord de rassembler les hommes (re-ligare). Pour le fondateur de la sociologie française, Émile Durkheim, la société est foncièrement religieuse. Or, il convient d’étendre le geste de croire bien au-delà. Et en deçà  ! Se lever du bon pied en chantant a valeur d’une croyance. Se calfeutrer sous les draps pour retarder le nouveau jour également, en sens inverse.

Le jeu ne suppose-t-il pas qu’on consente à des règles qui nous sont communes avec le partenaire  ? Lorsque je me rends dans une galerie pour voir de l’art contemporain, j’ai le choix entre une attitude a priori («  on se f… du monde  ») ou accorder à l’œuvre un minimum de crédibilité  : ce qui m’amène à interroger le parti pris ou l’intention qui a pu présider à ce qui est exposé. Bref, dans le jeu comme en art, je «  joue le jeu  » temporairement, j’admets des hypothèses auxquelles nul ne me demande de croire «  dur comme fer  », mais le temps de donner du sens à ma participation. Cet assentiment conditionnel est le fait des croyances faibles. Elles n’ont pas toujours conscience qu’elles fonctionnent à ce régime-là, mais elles ne se font pas non plus d’illusions sur leur degré d’engagement.

La croyance ne pose pas problème tant qu’elle se tient dans cette relativité pragmatique. L’erreur est de généraliser. Toutes les croyances ne sont pas irrationnelles. La plupart vont et viennent, respirent, connaissent des hauts et des chutes de tension. J’oserai ce paradoxe  : il y a un moment de «  décroire  » dans une croyance saine  ; à l’inverse, la croyance pathologique relève du délire, d’une rationalisation extrême sur des bases absurdes. Nos croyances ordinaires, au quotidien, sont plus… sceptiques qu’on ne le pense – alors que le scepticisme figé en posture générale se contredit en érigeant le doute en dogme.

Michel Guérin est l’auteur de la Croyance de A à Z et du Cimetière marin au boléro, les Belles Lettres.

2) Introduire du jeu et du je dans les croyances religieuses et politiques par Philippe Corcuff, sociologue, maître de conférences en sciences politiques à Sciences-Po Lyon

Il y a une polyphonie de significations du verbe «  croire  ». Selon le Dictionnaire historique de la langue française du Robert, elles peuvent être associées à diverses notions, comme celles de confiance, d’engagement et de vérité, mais aussi en un sens plus absolu de foi («  croire en Dieu  ») ou d’autres modalités d’adhésion totale. Cette polyphonie sémantique n’incite pourtant pas à récuser nécessairement toute composante de croyance, notamment en matière religieuse ou politique.

J’en tire plutôt une invitation à mettre des grains de sable dans les croyances, à y introduire du jeu (de la distanciation réflexive) et du je (de l’individualisation). Rompre non pas avec toute croyance, mais avec l’enfermement dans des absolus. S’émanciper de la logique où les individus collent aux croyances, afin d’élargir des espaces d’autonomie personnelle. Cela concerne certes les dogmatismes susceptibles d’être portés par des croyances religieuses, mais aussi les dogmatismes affectant des croyances antireligieuses comme des croyances politiques.Une telle posture redonne de l’actualité à l’agnosticisme dessiné dès l’Antiquité grecque par le démocrate Protagoras, caricaturé par Platon l’antidémocrate en tant que «  sophiste  ». Protagoras avançait ainsi dans son texte Sur les dieux  : «  Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de savoir ni s’ils existent, ni s’ils n’existent pas, pas plus que ce qu’ils sont dans leur aspect. Trop de choses nous empêchent de le savoir  : leur invisibilité et la brièveté de la vie humaine.  » Ce type d’agnosticisme à la pointe d’ironie met entre parenthèses la question des croyances religieuses en tant que se référant à des absolus échappant à la condition humaine, mais ne les combat pas au nom d’un autre absolu constitué par la non-existence de(s) dieu(x).

On peut mettre en rapport de manière suggestive cette analyse tirée de Protagoras avec un fragment célèbre de ses Discours terrassants  : «  L’homme est la mesure de toutes choses, pour celles qui sont, de leur existence  ; pour celles qui ne sont pas, de leur non-existence.  » Si l’on associe les deux extraits, on peut y lire une invitation à laisser de côté les absolus religieux, comme d’autres absolus, dans la construction des cités humaines à visée démocratique, basées sur des conventions humaines, imparfaites, fragiles et révisables.

À l’opposé, ce que le sociologue Pierre Bourdieu a appelé «  le fétichisme politique  » active une tendance à l’absolu dans l’ordre des croyances politiques, tant du côté de «  l’homme providentiel  » vis-à-vis de lui-même que de certains de ses partisans les plus enthousiastes. Dans une telle magie politicienne, aussi bien le leader que ses fans collent à ses supposées caractéristiques extraordinaires. Les cas d’Emmanuel Macron et de Jean-Luc Mélenchon lors de la dernière élection présidentielle documentent assez bien ce schéma.

Il ne s’agit pas de prétendre rompre tout lien avec les croyances en politique, car les fils de la confiance et de l’engagement ne sont pas à éliminer si l’on veut éviter un nouvel absolu nihiliste, cette fois. Mais il faudrait mettre à distance l’adhésion, au sens de coller à des personnes, des organisations, des programmes... Le sociologue Jacques Ion a proposé l’expression d’«  engagement distancié  » pour exprimer ce décollement dans l’engagement, mais pas contre l’engagement. Troublons les croyances politiques comme d’autres croyances, laissons-les gagner par un trouble agnostique, sans pour autant les dénigrer  !

Philippe Corcuff est l’auteur de Pour une spiritualité sans dieux, Textuel.

3) Régime psychologique des croyances et blasphème par Catherine Kintzler, philosophe, vice-présidente de la Société française de philosophie

La modernité caractérise le rapport du fidèle à sa religion comme une croyance. C’est penser les religions sous régime psychologique  : ainsi procède Locke dans sa Lettre sur la tolérance. Les dogmes religieux sont rapportés à une façon de les percevoir, et leur «  vérité  » n’est plus caractérisée de manière ontologique, mais de manière subjective  : c’est, dit Locke, «  la lumière intérieure  » qui doit attacher le fidèle à sa foi.

Ce passage au régime psychologique est un progrès  : il installe les religions dans la contingence et invite à la tolérance. Mais la notion de croyance n’a pas que des vertus. De nos jours, elle permet de réintroduire le délit de blasphème sous le masque présentable de la conviction.

Les législations sur le blasphème tendent à disparaître dans les États où règne la liberté d’expression. L’accusation de blasphème resurgit pourtant, y compris en France  : elle a changé de nature et de sens en opérant un retournement victimaire sur le terrain de la croyance comme conviction subjective. Ce n’est plus Dieu ou ses prophètes que l’on prétend offensés, mais les croyants eux-mêmes dans leur sensibilité, comme le montre Jeanne Favret-Saada (1) dans son dernier ouvrage. La question posée par ce retournement n’est pas mince, ni juridiquement ni philosophiquement  : faut-il considérer les convictions comme essentielles à la personne et ériger en principe le respect de toute croyance au motif de cette essentialisation  ?

Dans cet ordre d’idées, on peut s’interroger sur l’alinéa 1 de l’article 1 de la Constitution  : «  La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. Son organisation est décentralisée.  »

Comment comprendre «  elle respecte toutes les croyances  »  ? La République française doit-elle respecter les contenus des croyances  ? Ce serait une forme de reconnaissance publique des cultes. Encore plus absurdement, faut-il interdire d’enseigner par exemple que la Terre est un globe car il y a des groupes qui croient qu’elle est plate  ? La phrase prend sens si elle a pour objet l’expression des croyances  : mais à quoi bon répéter ce qui est déjà dans le préambule de la Constitution (Déclaration des droits de 1789, articles 10 et 11)  ?

On peut aussi penser qu’elle parle pour l’association politique et non pour les personnes, qui alors ne sont pas tenues à ce respect. Il est infondé de poursuivre une personne ou un groupe de personnes pour non-respect de croyances, mais la République elle-même doit observer la réserve sur ces sujets.

Mais, en tout état de cause, il est difficile de s’accommoder de la formulation restrictive de ce passage. Respecter «  toutes les croyances  », c’est refuser le respect aux diverses espèces de non-croyance et installer une inégalité entre croyants et non-croyants.

Ne serait-il pas préférable ou de ne rien dire, ou de remplacer cette phrase par la suivante, inspirée des articles 1 et 2 de la loi du 9 décembre 1905  ? «  Elle (la France) assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.  »

Catherine Kintzler est l’auteur de Penser la laïcité, Minerve. (1) Les Sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Fayard.

4) Les croyances sont-elles un problème  ? par Serge Goldman, neuroscientifique, professeur à l’université libre de Bruxelles

Les croyances sont-elles un problème  ? Poser la question, c’est déjà faire l’hypothèse qu’elles peuvent l’être, ce qui d’emblée inscrit la croyance sur la liste des choses inquiétantes, avec le glyphosate, le diesel en ville et les centrales nucléaires vieillissantes. Un élément qui explique cette inquiétude à propos de la croyance, c’est le fait que de nouvelles croyances naissent d’un flux surabondant d’informations dont le contenu échappe à tout contrôle.

Une approche neuroscientifique des croyances aiderait-elle à répondre à la question de leur potentielle malignité  ? Peut-être. Le cerveau est un appareil probabiliste en ce sens que, parmi d’autres fonctions, il gère l’incertitude. C’est une fonction essentielle parce que rien de ce que nous percevons grâce à nos cinq sens, rien de ce que nous recevons comme information n’est d’une vérité certaine. Par expérience, nous savons que ce que nous voyons et entendons n’est qu’un reflet de la réalité physique, sujet à des illusions et distorsions. S’agissant de ce que nous apprenons, le doute est encore plus fort. Les journalistes ont beau nous assurer qu’ils ne diffusent que des informations qu’ils ont «  recoupées  », le processus de validation reste obscur et chacun devrait faire un effort démesuré pour s’assurer de la vérité de la masse d’informations à laquelle il est exposé. L’incertitude est donc intrinsèque à la neurophysiologie de la perception  ; elle est aussi inhérente à l’impossibilité de vérifier individuellement tous les faits rapportés. Les neurosciences nous apprennent que le cerveau est équipé pour gérer cette incertitude. Elles ont montré qu’il confronte les données récoltées aux connaissances et raisonnements à disposition et qu’il en évalue la vraisemblance en même temps que l’intérêt, y compris dans leur dimension affective. Cette confrontation met en jeu une région cérébrale particulière – le cortex cingulaire antérieur – qui, pour ce faire, dialogue avec d’autres structures nerveuses. Ce processus permet des prises de décision, parfois binaires – j’accepte ou je n’accepte pas  ; j’agis ou je n’agis pas –, alors que seule une estimation du bien-fondé de la décision est disponible. Donc, nos choix se font et nos décisions se prennent dans une incertitude constante. La croyance est une voie qui contourne l’évaluation avant le choix  ; par ce processus, notre pensée abandonne l’approche probabiliste pour adopter des certitudes sans preuve. Ce processus s’est probablement développé parce qu’il réduit la charge mentale qu’imposerait de traiter en termes de probabilités toute évaluation, toute décision, et même toute anticipation. Les croyances libèrent du doute qui s’impose objectivement, un doute qui chahute et encombre la vie mentale. Généralement, les croyances conduisent à réduire la charge mentale imposée par l’incertitude sans pour autant porter à conséquence à d’autres niveaux que celui de l’individu. Mais lorsqu’un large groupe de personnes pratique de la même façon, face aux mêmes faits, les effets de la croyance sont fortement amplifiés, de sorte que le poids des «  fake news  » sur des décisions prises par des populations entières devient important. La croyance, en tant que disposition à s’abstenir du travail mental du doute, est donc bien devenue un problème. Née d’une nécessité naturelle d’épargne de l’énergie mentale, la croyance est dangereuse lorsqu’elle touche de façon stéréotypée et simultanée de larges populations puissamment connectées aux mêmes sources d’information.

5) Pire que le mensonge  : l’indifférence à la vérité par Françoise Gaillar, historienne des idées

Lors de sa première conférence de presse, Sean Spicer, porte-parole de la Maison-Blanche, accuse les médias d’avoir sous- estimé l’importance de la foule lors de la cérémonie d’investiture de Trump et prétend, contre toutes les données factuelles, qu’elle a attiré la plus grande audience à avoir assisté à une investiture. Poussé dans ses derniers retranchements, Spicer déclare que les revêtements de sol blancs ont été utilisés pour la première fois et que leur effet visuel a donné l’impression que la foule n’était pas nombreuse, ce qui était faux car ces mêmes revêtements avaient déjà servi quand Barack Obama a prêté serment en 2013.

Si la chose en était restée là, la présidence de Trump aurait commencé par un simple mensonge. Ce qui, en soi est déjà grave, surtout aux États-Unis. Mais les choses n’en sont pas restées là. Kellyanne Conway, conseillère en communication, priée par un journaliste de NBC News (Chuck Todd) d’expliquer pourquoi Spicer a eu recours à «  un mensonge manifeste  », répond  : «  Ne soyez pas trop dramatique à ce sujet, Chuck, vous dites que c’est un mensonge (…), notre porte-parole Sean Spicer a donné des faits alternatifs.  » Il n’en fallait pas plus pour les médias. Les «  alternatifs facts  » sont très vite devenus des «  alternatifs truths  ». Nous étions entrés dans un nouvel âge de notre rapport au réel, celui de la «  post-vérité  ».

Un journaliste du Guardian, pour illustrer ce nouveau concept, eut recours à un dialogue surréaliste, plus ravageur qu’une critique frontale  :

«  – Vous voyez ce cheval  ? Dites-moi ce que c’est.

– C’est un cheval.

– Non, c’est un vaisseau spatial.  »

Dire d’un cheval que c’est un vaisseau spatial, sauf en cas de graves troubles de la vision ou de révision orwellienne du vocabulaire, est évidemment une contre-vérité.

Moins touché par le côté drolatique de ce déni de réalité où il voyait une manœuvre destinée à affaiblir les médias, et donc un danger contre la démocratie, Dan Rather, présentateur vedette du journal télévisé de CBS durant vingt-quatre ans, invitait les journalistes à monter à la barre pour dire de manière simple et sans équivoque  : un mensonge, c’est un mensonge, c’est un mensonge  !

Avoir recours au mensonge en politique, est-ce nouveau  ? Bien évidemment non  ! Machiavel fit du mensonge et de la dissimulation une nécessité politique majeure et en théorisa la pratique dans le Prince. Les différents régimes politiques n’avaient d’ailleurs pas attendu Machiavel pour en user, et nos politiques continuent la tradition  : désinformation, fake news, intox… Qu’on songe à Colin Powell brandissant un flacon d’anthrax devant les membres de l’ONU pour prouver la détention d’armes de destruction massive par l’Irak.

Alors qu’y a-t-il de nouveau dans l’affaire Trump pour qu’elle serve de symptôme d’un changement d’époque  ? Désinformation, fake news, intox, ces différents types de mensonges politiques ou sociaux (car aujourd’hui les sources d’information se sont multipliées) font partie des mensonges ordinaires. Car, quelle que soit la façon dont ils malmènent la vérité, cette dernière demeure toujours la valeur de référence et le régime de véridiction reste la preuve.

Il n’en va pas de même avec la vérité alternative, cette vérité concurrentielle qui, n’étant pas celle de la raison mais celle des affects et de l’émotion, est complètement immunisée contre toutes les procédures de vérifiabilité.

Vous voyez ce cheval  ? L’homme de l’âge de la post-vérité voit bien un cheval, mais cette réalité qui parle à sa raison est sans effet sur la conclusion qu’il en tire. Non. C’est un vaisseau spatial. Pire que le mensonge est l’indifférence à la vérité. Nous n’en sommes pas loin  !

6) Croire, est-ce bien raisonnable  ? par Floriane Chinsky, rabbin au MJLF et docteure en sociologie du droit

Peut-on vivre sans croire en rien  ? Peut-être. La recherche de sens est néanmoins une question existentielle universelle telle que la définit par exemple Irving Yalom. Mais alors, croire en quoi  ? Le dialogue interconvictionnel est une occasion précieuse de réexaminer cette question.

Pour permettre ce dialogue, il faut sans doute accorder à la subjectivité sa juste place. En ce sens, j’ai entière légitimité à ressentir que mes croyances me sont essentielles (les plus belles du monde à mes yeux), en vertu d’un raisonnement plus général selon lequel «  les croyances des autres lui sont essentielles exactement au même titre  ». Ce positionnement est une application de la règle d’or universelle, le Nathan de Lessing illustre cette égale légitimité dans la parabole des trois anneaux.

La Bible raconte la création du premier homme-femme, auquel Dieu ne donne aucune prescription religieuse. Adam n’est pas juif. D’après le Talmud Sanhédrin, cet être est créé unique pour éviter que nous ne prétendions  : «  Mon ancêtre était plus important que le tien.  » Le Talmud constate avec humour que cette belle idée n’a pas fonctionné, puisque chacun continue à se sentir supérieur. Le récit du déluge met en place une loi réputée nécessaire au développement de l’humanité, non pas une loi religieuse mais une alliance universelle posant un contrat éthique. La croyance en la nécessité d’une foi et d’une religion uniques n’a donc pas de fondement biblique. Les religions sont alors simplement des facettes spécifiques d’expression du joyau qu’est l’humain.

L’angle d’approche du judaïsme n’est pas celui de la croyance, mais de l’action  : que faisons-nous du temps que nous avons le privilège de vivre  ? L’une des réponses essentielles est celle de la liberté  : nous ne devons ni oppresser, ni être oppressés, physiquement ou intellectuellement. Tel est le sens du repos du chabbat. Edmond Fleg affirme  : «  Je suis juif parce que la foi d’Israël ne demande de mon esprit aucune abdication.  »

En ce sens, nous pouvons avec Maïmonide rester très humbles sur la nature du dieu auquel il faudrait croire, dont nous ne savons presque rien. Comme le dit la sagesse de l’humour juif  : «  Nous n’avons qu’un seul dieu et nous n’y croyons pas  !  » Le nom commun dieu signifie avant tout une force motrice, une direction, une puissance politique. Le nom propre dont nous ignorons la vocalisation nous renvoie à une ouverture vers l’infini plus qu’à une croyance, puisque ses lettres sont celles du verbe être au passé, présent, et futur. Dieu propose à Moïse de le nommer devant Pharaon  : «  Je serai ce que je serai.  » Ce nom-phrase est une ouverture vers les possibles et rappelle la façon dont Dieu se redéfinit sans cesse face à Israël  : «  Je suis l’Éternel votre Force qui vous ai fait sortir de la terre d’Égypte, pour vous servir de Force.  » De ce point de vue, je dirais que le critère du divin est la liberté  : ce qui m’est un appui dans mon intelligence et dans ma liberté, cela relève du dieu d’Israël. Les commandements font partie de ce système.

Le bel aphorisme de Hillel résumerait ainsi les conditions d’une expression constructive de la croyance  : «  Si je ne suis pas pour moi, qui le sera  ?  », j’ai le droit de vivre ma propre croyance, «  Si je ne suis que pour moi, que suis-je  ?  », je dois défendre le cadre global qui permet à chacun de vivre sa croyance propre, et ce immédiatement, «  Si je n’agis pas maintenant, quand  ?  ».

Dossier rassemblé par Nicolas Dutent, L’Humanité


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