Retour sur le mouvement maoïste international au XXe siècle et l’héritage ambivalent de la révolution chinoise

vendredi 17 novembre 2017.
 

Ce chapitre a été écrit dans le cadre d’un ouvrage qui sera publié en espagnol par les éditions Anticapitalistas. Il demandera probablement à être retravaillé.

Pour un bilan du maoïsme, on peut aussi se reporter à une contribution écrite pour l’édition originale anglaise du livre d’Au Loong-Yu sur la Chine contemporaine : China’s Rise : Strength and Fragility [1]. Ce texte [2] aborde en effet ce bilan sous des aspects différents et complémentaires du texte présenté ci-dessous.

Mao Zedong, hier adulé par beaucoup, est aujourd’hui vilipendé. Le maoïsme a offert sa propre caricature avec les aspects délirants du culte de la personnalité et les vertus universelles accordées (sur le tard) à la « pensée Maozedong ». Plus généralement, c’est toute l’expérience des révolutions du XXe siècle qui tend à être ignorée par les nouvelles générations militantes, comme si un chapitre historique, lourd de déceptions, était définitivement clos.

Impossible pourtant de comprendre le siècle présent en oubliant l’impact bouleversant au siècle passé des guerres mondiales, des révolutions et contre-révolutions. De ce passé, on ne saurait faire mentalement table rase. Il reste riche de bien des leçons, négatives comme positives.

Le bilan du maoïsme en Chine renvoie au meilleur (la conduite d’une révolution inédite) aussi bien qu’au pire (la répression bureaucratique). Bien des aspects de ce bilan contrasté ont été traités dans les précédents chapitre de ce livre ; cependant il en est d’autres qui n’ont pas été abordés, ou fort peu. Nous y revenons ici, au moins pour certains d’entre eux.

Les mouvements maoïstes dans l’arène internationale

Les ambivalences de l’héritage du maoïsme chinois s’expriment dans la très grande diversité des organisations qui s’en sont réclamées dans le monde. La plupart d’entre elles se sont constituées dans le cadre de la radicalisation internationale de la jeunesse des années soixante.

Lors du schisme sino-sovétique du milieu des années soixante, le Parti du Travail d’Albanie est le seul d’importance à avoir rejoint durablement (mais pas éternellement) le camp chinois. Le Parti communiste du Japon à bien penché du côté de Pékin – ce qui a retardé l’émergence d’une nouvelle extrême gauche maoïste dans ce pays –, puis a adopté une posture neutre. Il en va de même du Parti communiste indien (marxiste), une scission gauche du PCI. Ces deux partis ont été bizarrement qualifiés d’« eurocommunistes » – par analogie, dit-on, mais une analogie qui manifeste une énième fois la propension en Occident à corseter des réalités « exotiques » en les rabattant sur des notions et concepts familiers.

Le Parti communiste indonésien (PKI) s’est affirmé pro-Pékin (plutôt que maoïste, tant son histoire est spécifique), mais il a été physiquement liquidé à l’occasion des massacres qui ont suivi le coup d’Etat de Suharto en 1965. Des cadres du PKI se trouvaient alors à Pékin, hors d’atteinte de la répression. Ils ont publié en 1966 deux textes autocritiques au nom des organes de direction de leur parti dont les Editions en langues étrangères ont fait état [3], où ils s’affirment alors maoïste (certains rejoindrons l’Europe des années plus tard). La direction chinoise est cependant restée prudemment silencieuse sur ses propres responsabilités dans un des pires désastres que le mouvement révolutionnaire a subi – les rapports sino-indonésiens de gouvernement à gouvernement l’ayant largement emporté sur les rapports entre partis PCC-PKI.

En Asie du Sud-Est continentale, les mouvements thaïlandais, malaysiens et birmans se sont rangé du côté de Pékin, leurs dirigeants étant alors issues surtout des communautés chinoises de leurs pays – mais le principal parti communiste de la région, le PC vietnamien, s’est gardé de le faire, quelle que soit la proximité idéologique d’une partie de la direction et les liens noués dans le passé avec le PCC.

Au milieu des années 70, un nouveau régime asiatique s’est déclaré maoïste : celui des Khmers rouges au Cambodge dont le bref règne a représenté un véritable désastre pour la crédibilité du combat d’émancipation menée sous le drapeau du communisme et un véritable triomphe pour la realpolitik bureaucratique, permettant à Deng Xiaoping de prendre militairement en tenaille le Vietnam avec le soutien de Washington – alors que l’idéologie prônée par les Khmers rouges étaient à l’opposé de la politique intérieure alors mise en œuvre par Deng.

Trois décennies plus tard, le mouvement maoïste népalais a été capable d’une souplesse tactique imprévue. Fondé en 1994, il a engagé deux ans plus tard une lutte armée contre le régime monarchique et hindouiste. Il a changé radicalement de politique en 2006, a intégré le gouvernement et a obtenu le plus important groupe parlementaire en 2008. Il a cependant depuis scissionné. En revanche, le Parti communiste des Philippines (PCP), après les scissions-exclusions des années 1992-1996 semble incapable de renouveler sa pensée stratégique, ses références théoriques ou sa pratique politique très sectaire.

En Amérique latine où l’influence cubaine prédomine, la principale organisation de lutte armée identifiée au maoïsme fut, au Pérou, le Sentier lumineux (PCP). Son dirigeant, le « président Gonzalo » a été capturé au début des années 1990, le PCP scissionnant et déclinant. En Afrique, l’influence idéologique de la Chine, sans être inexistante, est restée marginale.

Bien des organisations maoïstes sont donc nées au cours des années soixante, à l’heure de la guerre d’Indochine, des luttes armées de libération dans ce que nous nommions le « tiers monde », de la radicalisation internationale de la jeunesse, de la crise en Europe de l’Est – et de la révolution culturelle en Chine.

En Europe et en Asie notamment, les mouvements de référence maoïste ont dominé numériquement la nouvelle extrême gauche révolutionnaire à quelques exceptions près comme en Grande Bretagne (où ce sont des groupes de référence trotskiste) ou au Japon (références trotskiste et luxembourgiste). Cela témoigne de l’impact de la Chine rouge autour de laquelle une recomposition générale du mouvement communiste international semblait alors possible.

Cependant, les organisations maoïstes sont, comme pour les autres courants, très divisées et de nature très variée. On trouve en Europe des partis « mao staliniens » de type assez classique (ils deviendront parfois « pro Albanais ») à des « mao-sponte » (pour spontanéistes) qui parlent la langue de la radicalisation jeune des années 68, voire des maos-libertaires.

On compte en Asie le PKI qui participe, en position minoritaire, à un gouvernement, se revendiquant de la ligne d’alliance avec la « bourgeoisie nationale patriotique » (incarnée par Soekarno) avant d’être écrasé dans le sang par l’armée, mais aussi les naxalites indien, issus d’une scission du PCI (M) et initiant une lutte armée en 1967.

Au fil des ans, des lignes de différentiation politiques et doctrinales se sont imposée au sein de la mouvance maoïste entre, notamment, les tenants du primat de la lutte armée en permanence – tel le Parti communiste d’Inde (maoïste), adossé à des zones de peuplement « tribal » et engagé dans un conflit à l’horizon indéfini – et les les tenants de la « ligne de masse »– tel en Inde le PCI (ML) Libération.

Il est difficile d’échapper à la classification des partis nés dans les années 60-70 selon leurs références idéologiques : maoïste, trotskiste, anarchiste ou libertaire… Cette classification a un sens, car elle renvoie à des événements majeurs de référence (russe, chinoise, guerre d’Espagne…) et à des éléments doctrinaux partagés (comme la notion de contre-révolution bureaucratique pour les trotskistes). Elle ne mène cependant pas loin, car elle rassemble dans une même catégorie des organisations de nature radicalement différentes : elles peuvent aussi bien avoir joué un rôle dynamique dans le développement des luttes que se comporter en sectes parasitaires.

En Europe, les principales fusions et regroupements de la mouvance révolutionnaire se sont souvent fondées sur accords politiques plus que doctrinaux entre organisations issues du maoïsme et du trotskisme (Etat espagnol), du maoïsme, trotskisme et d’un PC (Portugal), d’une variété de référence avec une dominante trotskiste (France, Grèce, Danemark)… Ces expériences ont pu être réussies ou ratées, brèves ou durables, mais elles montrent que les mouvements maoïstes ont participé à l’histoire collective d’une génération militante.

Dans quelques pays européens, la tradition mao a même donné naissance à des organisations aujourd’hui encore significatives, grâce par exemple à l’action de cabinets médicaux dans des quartiers populaire : voir en Belgique le PTB. Le Parti socialiste des Pays-Bas, représenté au Parlement, est d’origine maoïste, ainsi que l’une des composantes majeures de la création du Bloc de Gauche au Portugal.

Le maoïsme de la Révolution culturelle était caricatural, le culte de la personnalité a atteint ses sommets délirants, annonçant la mort politique de Mao une décennie avant sa mort physique. Les maoïstes n’étaient pas pour autant obligé de reproduire la caricature en organisant en Europe des cercles de lecture du Petit livre rouge doublés de séances de critique-autocritique (tous ne l’ont pas fait). Chaque organisation est responsable de la façon dont elle assimile un héritage et la remarque vaut pour tous les courants idéologiques.

Côté positif cependant, en Europe toujours, certains de ces mouvements ont su « établir » des militant.e.s dans les usines ou les campagnes et expérimenter des formes d’organisation (para)syndicales d’immigrés. Côté négatif, ils ont souvent contribué plus que leur part à des comportements sectaires ou messianiques qui ont marqué cette époque hyper-activiste et hyper-politique. On touche ici à l’un des aspects les plus problématique de l’héritage du maoïsme chinois.

Retour sur l’héritage problématique du maoïsme chinois

Les organisations maoïstes des années 1960-1970 avaient l’avantage de pouvoir analyser l’héritage du maoïsme « historique » avec du recul – en prenant notamment en compte ce que fut stalinisme. User de ce recul n’allait pas nécessairement de soi. Une partie importante de la génération 68 se sentait en filiation directe avec les révolutions du siècle (de la russe à la cubaine en passant par l’espagnole ou la chinoise), il lui a nécessairement fallu du temps pour porter un regard critique sur leur expérience de référence.

Une chose est de porter un tel regard critique a posteriori pour en tirer des leçons pour le présent – une autre est une lecture historique (critique) d’une expérience révolutionnaire dans le contexte de son époque. Il faut se en effet garder des anachronismes.

Bien des problèmes posés par le maoïsme des origines concernent la conception du pouvoir et de la démocratie, le pluralisme politique, les rapports entre parti et mouvements sociaux (dont les syndicats), la trajectoire d’ensemble du processus révolutionnaire, ou encore la compréhension de ce qu’est une société de transition…

Les possibles hors Europe et le moment historique

La chute de la dynastie des Qing, après 268 ans de règne (1644–1912) et la Première Révolution chinoise, engagée en 1911, ont clos un chapitre d’histoire – mais pour écrire quelles nouvelles pages ? Nul ne le savait ni ne pouvait le prédire.

La Première Guerre mondiale, la révolution russe (1917), puis le traité de Versailles (1919) accordant les anciennes possessions allemandes au Japon ont créé une situation politique qui a permis la création du Parti communiste chinois (1921) et ont plongé le pays dans une crise aiguë.

De quelles possibles cette crise nationale était-elle grosse ? Là encore, nul ne le savait ni ne pouvait encore le prévoir.

La Deuxième Révolution chinoise (1925-1927) a été l’expérience historique qui a permis d’éprouver en pratique et grandeur réelle la dynamique des forces sociales, nationales et politiques. La leçon de choses fut terrible : une envolée des luttes suivie d’une succession de défaites sanglantes. Nous ne reviendrons pas ici sur le déroulement des événements, mais sur les particularités du « moment historique » où les camps de la révolution et de la contre-révolution se sont constitués au sein même du mouvement national moderne.

• La Révolution de 1911 n’est pas l’équivalent chinois du 1905 russe. Les acteurs des événements de 1925-1927 ne sont pas encore nés. Quand le Kuomintang (Guomindang), le Parti nationaliste chinois, se forme sous l’égide de Sun Yat-sen, la bourgeoisie, en pleine évolution, commence tout juste à prendre ses marques après l’effondrement de la dynastie Qing. Le jeune mouvement ouvrier d’industrie n’a pas de passé. A sa création en 1921, le Parti communiste a les dimensions d’un groupuscule ; il connaît un développement spectaculaire, mais doit faire face à l’échéance majeure de la Deuxième Révolution chinoise quatre ans seulement après sa fondation. C’est dans le feu même des événements qu’un parti comme le KMT acquiert une consistance de classe solidifié, entre la mort de Sun (1925) et sa prise en main par le général Tchang Kai-chek l’année suivante. Tout s’est joué en trois ans seulement (1925-1927).

• Autre différence majeure d’avec la Russie, le pouvoir est alors morcelé en Chine du fait des zones d’influences impérialistes et de la puissance des Seigneurs de la Guerre – rappelons que le premier objectif de la révolution de 1925 est l’unification du pays par le mouvement national, sous la République, via une conquête militaire du territoire. L’unification des combats sociaux ne va pas non plus de soi. La société chinoise elle-même est extrêmement diversifiée suivant les régions (différentes structures agraires, rareté des pôles d’industrialisations, zones portuaires et côtières ou « arrière-pays » rural…).

• Le rôle de Moscou et du Comintern était dans cette situation irremplaçable, tant pour transmettre une expérience révolutionnaire et aider le PCC que pour assurer la formation d’une armée nationale en collaboration avec le KMT : le combat contre les Seigneurs de la Guerre s’est mené armée contre armée et pas seulement par le biais de soulèvements populaires, de milices ouvrières et paysannes. Rien avoir évidemment avec Octobre 1917 où l’objectif était la paix…

L’évolution rapide de la situation en 1925-1927 exigeait au sein du camp républicain des ajustements politiques aussi rapides de la part du PCC – et des conseillers soviétiques – notamment en 1926 (Tchang Kai-chek annonce l’offensive contre les communistes). Pour le plus grand malheur des révolutionnaires, la « question chinoise » est devenu l’enjeu des luttes au sein du parti russe avec la montée en puissance de la fraction stalinienne, Moscou portant une responsabilité décisive dans les défaites de 1927. C’est un aspect essentiel du « moment historique » de la genèse du maoïsme.

• Un autre aspect essentiel concerne la permanence de la guerre. De 1925 à 1949, l’état de guerre est constant, même s’il prend des visages changeants : guerre sociale, mais aussi nationale pour l’unification progressiste du pays ; guerre civile ; combinaison de guerre de défense nationale (invasion japonaise) et de guerre civile ; à nouveau guerre civile… Vingt-cinq ans de guerre avant la conquête du pouvoir – auquel on peut ajouter la période de la guerre de Corée (1950-1953) dont les implications pour le régime maoïste sont considérables (plus de 30 ans au Vietnam, dont l’épreuve terrible de l’escalade US, auxquelles il faut aussi ajouter l’état de guerre qui suivi la victoire de 1975).

En Russie, la guerre civile (et contre les armées blanches) a succédé à la conquête du pouvoir. Il est délicat de comparer des processus révolutionnaires très différents les uns des autres, mais si l’on veut s’y essayer, il faut placer en vis-à-vis le régime instauré en 1949 et le régime soviétique du début des années 1920, plutôt que celui des conseils de 1917.

• Le pluralisme qui caractérisait le Mouvement du 4 Mai 1919 et le Parti communiste chinois des origines a été tout d’abord laminé par le stalinisme qui a diabolisé les « déviants » idéologiques et politiques, puis par les contraintes de la guerre, fut-elle révolutionnaire, et la répression contre-révolutionnaire (et nippone) notamment dans les centres urbains.

C’est important de le souligner : le maoïsme a été façonné par une histoire très particulière et en « moment historique » spécifique. Que son expérience soit riche de nombreux enseignements, nul n’en doute ou ne devrait en douter – mais il est vain de chercher dans la révolution chinoise un modèle à vocation universelle. C’est vrai d’ailleurs pour toute révolution, à commencer par la russe : elle débute alors que l’armée, engagée dans une guerre mondiale, commence à se décomposer ce qui résout de façon rarement « reproductible » la difficile question stratégique de l’armement du peuple paysan et ouvrier…

Comme tout courant révolutionnaire, le maoïsme chinois à une histoire. Ses conceptions et ses modes d’organisations se sont modifiées sous l’influence d’une expérience longue d’un demi-siècle – pour moitié avant la conquête du pouvoir, pour moitié après. Il a forgé une conception éprouvée de la guerre du peuple, de la guerre révolutionnaire prolongée (GPP) et ce n’est pas le moindre de ses apports. Il n’en est pas de même en ce qui concerne la conception de la société de transition.

La conception de la société de transition

Mao Zedong a écrit sur le processus révolutionnaire d’ensemble ou sur la politique économique après la conquête du pouvoir, mais il n’a pas présenté une conception théorique cohérente de la « marche » au socialisme. Ses textes peuvent apparaître « droitiers », équilibrés ou « gauchistes » selon les moments.

Mao déclare, dans son ouvrage de janvier 1940, La Démocratie nouvelle, que la nouvelle particularité historique de la révolution chinoise serait sa division en deux étapes : la démocratie et le socialisme, la première n’étant plus la démocratie de type ordinaire, mais une démocratie de type chinois, de type particulier et nouveau.

Il ne prône pas une étape de développement capitaliste sous direction bourgeoise, la « démocratie nouvelle » incarnant avant tout l’alliance sociale entre « le prolétariat, la paysannerie, les intellectuels et les autres fractions de la petite bourgeoisie qui constituent les forces fondamentales qui décident du destin de la Chine. » La « république démocratique » exerce ainsi « une dictature conjointe dirigée par le prolétariat » – ledit « prolétariat » étant ici un mot code désignant le parti, soit en Chine le PCC. Cependant, ce texte parle de deux étapes clairement distinctes, au point que la caractérisation de l’Etat et du régime diffère.

Que les tâches de la révolution dans un pays comme la Chine évoluent et soient initialement dominées par des objectifs dits « démocratiques » tels que l’indépendance nationale, la réforme agraire, l’égalisation des droits des femmes, est une affaire entendue (sauf par des gauchistes invétérés). Les objectifs dits « socialistes » demandent pour être mise en œuvre et généralisées des conditions préalables politique (capacité d’auto-organisation populaire), sociales (un dépassement de la réforme agraire) et économiques (des moyens matériels pour assurer la socialisation de la production et non sa simple étatisation).

Cette dynamique évolutive est au cœur de la conception de la révolution permanente. Elle dépend concrètement de la structure sociale d’un pays donné ; de la forme qu’a pris le processus révolutionnaire ; des rapports de forces nationaux, régionaux et mondiaux au moment de la conquête du pouvoir ; des tâches les plus urgentes ; et pas seulement des conceptions du ou des partis qui composent le nouveau gouvernement. Il n’y a pas de muraille de Chine entre tâches démocratiques et socialistes, leur articulation est variable.

La présentation des « deux étapes », dans l’orthodoxie stalinienne, autorise une interprétation droitière, opportuniste qui a justifié des politiques désastreuses. Cependant, en lien avec sa vision d’une histoire dynamisée par les contradictions (une donnée universelle), la vision dominante de Mao est « permanentiste », quant à sa conception du pouvoir, elle est profondément sectaire plutôt qu’opportuniste : le parti communiste en constitue seul le noyau central.

Pour discuter plus avant du maoïsme historique et de la transition, il faut prendre en compte l’absence d’un cadre théorique permettant de penser les caractéristiques propres d’une société de transition ; les conceptions prévalentes dans le mouvement marxiste de l’époque ; et l’histoire de la révolution chinoise telle qu’elle s’est effectivement passé et pas telle que l’idéologie maoïste officielle voudrait la présenter.

La question de la transition : cadre théorique et expérience historique

Dans un processus de transformation sociale profonde, il est légitime de chercher à analyser ses étapes ou ses phases (ce n’est pas une question de vocabulaire). Cependant, aujourd’hui encore, nous ne pouvons fonder une telle recherche sur aucune expérience concrète aboutie, seulement sur des expériences relativement courtes et inabouties, soldées par un échec. Les révolutionnaires russes ne pouvaient apprendre d’aucun précédent, et les révolutionnaires chinois seulement des convulsions de la révolution russe.

Par ailleurs, dans l’analyse du capitalisme, les marxistes ont appris à penser les correspondances entre un mode de production dominant, un Etat, un système juridique et une idéologie dominante (tous bourgeois) – bien entendu, toute formation sociale est le produit d’une histoire complexe et possède des caractéristiques propres, il n’y a pas deux Etats bourgeois identiques.

Une société de transition ne connaît pas ces correspondances, car il n’y a pas de mode de production dominant qui se reproduise « naturellement » (c’est la définition même de la transition). Il faut penser les non-correspondances, les discordances. Comment définir, par exemple, la « nature » d’un Etat dans un tel cas ? Par la composition et l’orientation du ou des partis hégémoniques au gouvernement ? Une telle réponse n’est pas très satisfaisante. Quand elles existent, par les structures de pouvoir populaire qui lui assurent son ossature politique ? Dans la Russie d’Octobre 1917, les soviets (conseils) ouvriers, paysans et soldats : une alliance de classes… Et quid de l’administration largement héritée du passé ? Il faut refonder l’analyse théorique des « instances » dans une société de transition sur des analyses concrètes et comparatives.

Les révolutionnaires russes et chinois ont dû faire sans. Il y a cependant beaucoup de leçons à tirer d’une expérience historique majeure, même défaite.

Le point fort de la pensée de Mao est qu’il conçoit la transition comme un processus de lutte des classes durable – une conception très éloignée de l’idéologie stalinienne. Les contradictions internes à la République populaire constituaient à ses yeux le principal levier de la transformation sociale. Pour les faire jouer, il suscite en conséquence des mobilisations sociales extérieures au parti, même si elles doivent rester sous son contrôle. Il s’attaque ainsi au conservatisme d’appareil, cherche à contrebalancer les rigidités du régime – tout en renforçant sa propre influence dans la direction et en réglant quelques comptes.

Point aveugle, il n’a pas intégré la question clef du processus de formation d’une bureaucratie d’un type spécifique, propre à une société de transition, qui monopolise progressivement la maîtrise et l’utilisation à son profit du pouvoir. Les révolutionnaires russes ont eu bien du mal à analyser cette réalité très nouvelle et à comprendre en conséquence les enjeux des luttes de fractions de la fin des années 1920.

Des révolutionnaires chinois qui ont vécu ces luttes de fractions lors de leurs séjours en URSS ont assimilé cette leçon, puis ont donné naissance au mouvement trotskiste en Chine. Pas Mao et ce point aveugle a eu de multiples implications. En voilà deux exemples.

Le maoïsme chinois reconnaît la légitimité de divergences politiques et l’existence de « contradictions au sein du peuple », mais quand lesdites divergences deviennent trop intenses, elles sont interprétées comme l’expression directe de la lutte des classes, ce qu’elles ne sont pas nécessairement, tant s’en faut. Il devient alors impossible de répondre de façon adéquate à la crise.

La formation d’une élite bureaucratique toute puissante ne peut être durablement combattue que par la lutte sociale menée de bas en haut, pas seulement par des appels à la moralisation des cadres bureaucrates, en favorisant donc l’auto-organisation populaire, les germes de démocratie socialiste – une démarche étrangère à la pratique maoïste.

Les ambivalences de l’orthodoxie initiales de l’IC

Il faut se garder des anachronismes. Si l’on prend par exemple la question du pluripartisme dans la révolution, les conceptions d’un courant antistalinien comme la Quatrième Internationale ont évolué : elle a toujours reconnu l’existence (et la légitimité de l’existence) de plusieurs partis ouvriers dans un pays donné, mais n’a intégré dans ses documents l’existence (et la légitimité de l’existence) de plusieurs partis révolutionnaires qu’après les expériences latino-américaines (Nicaragua, Salvador…).

L’Octobre russe a évidemment popularisé un modèle de pouvoir démocratique, fondé sur les conseils territoriaux. Cependant, dans l’euphorie des débuts de la Troisième Internationale (l’actualité immédiat de la révolution mondiale), l’IC a adopté des documents qui subordonnent les syndicats (et autres mouvements sociaux) aux partis.

Les statuts votés au Deuxième Congrès de l’IC (1920) instaurent dans l’article 14 un rapport disciplinaire entre parti et syndicats. La résolution sur le mouvement syndical souligne que les syndicats et comités ouvriers doivent être soumis aux partis communistes. Au Troisième Congrès (1921), des corrections commenceront à être apportées à ces thèses « gauchistes ».

Le maoïsme peut d’autant plus facilement prolonger la conception initiale des syndicats rouges que l’actualité de la guerre, de la contre-révolution et de la révolution ne se dément pas en Chine. Cela n’a pas empêché que s’ouvre au sein de la direction un débat sur les rapports parti-syndicats après la conquête du pouvoir, mais les tenants de l’autonomie ont été désavoués.

Apprendre de la révolution chinoise telle qu’elle fut

Le cours réel de la révolution chinoise ne correspond pas à la mise en œuvre d’un plan préétablit. Au lendemain de la conquête du pouvoir, le gouvernement est confronté à des tâches immenses de reconstruction et de relance de l’économie. Dans l’urgence, il en appelle au patriotisme de la bourgeoisie non-comprador – la bourgeoisie comprador servant d’intermédiaire aux capitaux impérialistes. La réponse ne s’est fait pas faite attendre : boycott, sabotage, guerre de Corée (1950-1953)…

Le PCC a répondu par un durcissement brutal du régime, une succession de campagne ciblant les contre-révolutionnaires, la restriction des libertés, les mobilisations de masse, les nationalisations… Un combat à la vie à la mort mené avec les méthodes propres du maoïsme de l’époque. Toutes choses bien éloignées de l’image d’Epinal de la Démocratie nouvelle.

Le maoïsme chinois n’a pas fondé une théorie de la transition. Bien que très critique à l’égard de la politique stalinienne envers la paysannerie et très défiante envers Moscou, la direction du PCC restait, au lendemain de la conquête du pouvoir, tributaire des conceptions staliniennes et des conseillers soviétiques (priorité à l’industrie lourde). La mort de Staline (1953) et les crises qui ont éclaté en Europe orientale (Allemagne de l’Est, Hongrie, Pologne…), puis le « rapport secret » de Nikita Khrouchtchev au 20e congrès du Parti communiste d’Union soviétique (1956) dénonçant les crimes du despote, ont jeté l’alarme en Chine où les limites des premières mesures économiques mises en œuvre se faisaient sentir et où de nouvelles tensions sociales se faisaient jour.

Mao jugeait, au milieu des années cinquante, qu’il était temps de sortir de la période de « règlement des comptes » avec la contre-révolution qui suivit la conquête du pouvoir. Il différentiait les « contradictions au sein du peuple », jugées « non antagoniques », des contradictions « antagoniques » avec les contre-révolutionnaires. C’est à cette époque qu’il a écrit De la juste solution des contradictions au sein du peuple (février 1957). Il tentait aussi de définir une politique de développement équilibrée ne soumettant pas la population à des pressions trop fortes, comme en témoigne le discours qu’il a prononcé le 25 avril 1956 à une réunion élargie du bureau politique du PCC et intitulé Sur les Dix Grands Rapports.

En quelques années cependant, cette volonté d’équilibre a laissé place à une ligne gauchiste qui a plongé le pays dans une crise catastrophique. Il n’y a pas d’orientation consistante qui s’impose par-delà telle ou telle crise, car il n’y a pas de mécanismes institutionnels démocratiques permettant d’intégrer l’expression des « contradictions », fussent-elles « au sein du peuple ». Dans ces conditions, une libéralisation politique et culturelle conduit à un face-à-face contestataires / PCC C’est ce qui se produit lors des Cents Fleurs (1957) qui ont ouvert une boite de pandore : un torrent de critiques contre les membres du parti et les privilèges des cadres – la répression mit alors fin aux débordements, provoquant une rupture avec de larges couches intellectuelles et étudiantes. Ce type de rupture s’est produite plus tard dans les rapports à la paysannerie (avec l’échec du Grand Bond en Avant), puis avec une partie notable de la classe ouvrière, au sommet des troubles de la Révolution culturelle.

Les objectifs initiaux du Grand Bond en Avant semblaient raisonnables : assurer le développement d’une industrie et d’infrastructures dans les campagnes, éviter ce faisant l’exode rural vers les provinces côtières, accroitre la production et l’implantation de services sociaux au sein de coopératives de grande taille. Faute de préparation technique, l’acier produit était cependant de trop mauvaise qualité et les cantines collectives furent souvent boycottées par les familles paysannes faute de proposer une nourriture de qualité.

Au lieu de tirer les leçons de ces difficultés, Mao imposa des objectifs de production irrationnellement élevés au point de déboucher en 1959-1961 sur une crise économique majeure (aggravée par des difficultés climatiques), avec la rupture de communications interrégionales, des disettes et des famines faisant des victimes par millions.

Si les textes de Mao de cette époque peuvent fournir des indications parfois intéressantes sur ses intentions, cette période montrent avant tout les limites et les dangers de son pragmatisme et de son volontarisme – ainsi que l’ampleur des contraintes et des obstacles objectifs aux quels la révolution était confrontée.

Il y a beaucoup à apprendre de la révolution chinoise et de Mao, mais sa pensée n’a rien d’universelle. Il n’a pas grand-chose à dire sur la classe ouvrière (même chinoise : c’était le domaine de Liu Shaoqi), il n’a pas élaboré une théorie de la transition qui serait le pendant de ses conceptions stratégiques de la guerre révolutionnaire, il ne pouvait assimiler les expériences étrangères faute de voyager (malgré ses efforts, il n’a pas réussi à apprendre une langue étrangère et dépendait de traductions).

Mao a été un dirigeant politique hors du commun.

Sa vision du monde a été marquée par l’affrontement impérialiste et par le cynisme de la bureaucratie soviétique.

Face à l’impérialisme, le régime chinois se concevait comme une partie intégrante du « camp socialiste », mais il n’avait pas oublié les diktats, abandons et promesses non tenues de Moscou. Les rapports entre l’URRS et la Chine était empreints de défiance réciproque ; les germes du conflit sino-soviétique des années soixante étaient présents dès les années 20 et 30.

Pour l’essentiel cependant, Mao a appris de l’histoire chinoise. De la terrible leçon de chose des années 1926-1934, mais aussi de l’histoire passée. Celle des luttes paysannes, le soulèvement des Taiping étant probablement le plus grand mouvement social du XIXe siècle et présentant des traits culturels et politique très avancés. Celle aussi, millénaire, de l’Etat chinois et des luttes de pouvoirs qui ont permis la constitution des dynasties, de la bureaucratie mandarinale.

Que le combat politique exige la conquête de l’Etat, que l’Etat soit le cœur de luttes de fractions, que la légitimité du pouvoir dépende de la qualité du rapport entre l’Etat et le village (ou la classe ouvrière), des services qu’il rend, qu’il permette aussi un étroit contrôle social sont en Chine des évidences.

La bureaucratie d’Etat d’une société de transition moderne n’est pas la réincarnation de la bureaucratie mandarinale des dynasties – mais l’on peut tracer de nombreuses analogies entre les conflits de pouvoir dans la Chine moderne ou contemporaine et le passé, bien plus qu’en Europe. Les livres de chevet de Mao, ceux dont il ne se séparait pas, était des romans retraçant ce passé.

Il ne faut pas demander à Mao plus qu’il ne peut offrir, et soumettre à la critique son héritage tout particulièrement en matière de démocratie populaire. La situation qui prévalait en Chine en 1949 rendait l’institutionnalisation de formes de pouvoir démocratique à l’échelle du pays bien aléatoire ; mais les crises qui ont ponctué l’histoire du régime maoïste montre aussi à quel point l’absence de mécanismes d’expression démocratique a, au final, permis à la nouvelle bureaucratie d’Etat de se constituer, puis d’assurer sa mainmise sur le pays. Une conclusion s’impose : les formes d’auto-organisation permanente et d’expression politique des couches laborieuses devaient être favorisées. Ce ne fut pas le cas.

La révolution chinoise constitue l’un des événements majeurs qui a fondé le monde contemporain ; une révolution incarnée aux yeux du monde par la direction maoïste. Elle reste un point de repère pour nombre de mouvements radicaux et un sujet d’études révolutionnaires passionnant ; mais la période maoïste se conclut dans la dictature bureaucratique de la Bande des Quatre.

Pierre Rousset

Notes

[1] Editions Merlin Press, Resistances Books, IIRE.

[2] ESSF (article 26577), La Chine du XXe siècle – Un bilan critique du maoïsme dans la révolution : contribution et limites : http://www.europe-solidaire.org/spi...

[3] ESSF (article 42337), The PKI after Suharto 1965 coup : Self-Criticism by the Indonesian Communist Party.


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