République et révolution dans le discours politique

mardi 12 décembre 2017.
 

Avec les contributions de Michèle Riot-Sarcey, historienne, professeur émérite d’histoire contemporaine et d’histoire du genre à l’université Paris-VIII Saint-Denis, Jean-Luc Chappey, historien, maître de conférences à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne et Olivier Le Trocquer, historien, professeur agrégé d’histoire.

Quel est l’enjeu attaché au sens des mots politiques  ?

Michelle Riot-Sarcey

On a l’impression aujourd’hui que les mots du politique sont particulièrement travestis. Le sens des mots est perdu. Celui de réforme, celui de révolution, celui de république, celui de liberté, et on pourrait comme cela pratiquement décliner la totalité du vocabulaire qui fut un temps révolutionnaire et qui ne l’est plus, la liberté signifiant, aujourd’hui, tout simplement la liberté de s’exploiter soi-même. Nous devons être particulièrement vigilants, puisqu’il s’agit de remonter l’histoire. Pierre Serna évoque à juste titre comment Penser la Révolution, de François Furet, avait évacué une partie de la population révolutionnaire. Mais comment François Furet a-t-il réussi à évacuer cette population  ? Eh bien, c’est quelque chose d’une efficacité redoutable, parce que c’est utilisé par tout le monde. Tout simplement le peuple, et on ne sait pas encore véritablement de qui il s’agit, mais son idée, c’est que le peuple est agi par d’autres. La Révolution a été faite en quelque sorte, selon François Furet, par des idées, et le peuple a été agi par l’idéologie jacobine. On retrouve exactement les mêmes propos en 1848 de la part d’Alexis de Tocqueville, pour qui le peuple ne pense pas, ne parle pas, n’écrit pas, mais ne fait que répéter ce que disent ceux qui parlent à sa place.

Cette question de faire parler le peuple est encore d’une actualité extraordinaire, comme vous le savez. Au fur et à mesure de deux siècles de démocratie dite représentative, le sens des mots a été donné par ceux qui parlent, qui savent et qui écrivent, et qui sont la majorité, dans l’idée qu’ils se font de ce que pense le peuple. Si bien que les mots, précisément, pour récupérer leur sens, j’ai presque tendance à dire qu’il faut revenir à l’origine. Qu’est-ce que c’était que la liberté  ? C’était tout simplement le pouvoir d’agir à tout niveau, politiquement, démocratiquement, intellectuellement, moralement… disaient certains au XIXe siècle. Tous ces mots qui perdent leur sens, celui qui veut rétablir ce vocabulaire et lui donner sens doit en quelque sorte s’imposer dans l’espace public. Dans l’opinion publique, on a presque pris l’habitude, maintenant, de penser que la réforme s’identifie à la réforme de notre cher président de la République. On a oublié que le sens de la réforme était presque identique à celui de la révolution, puisque les utopistes d’hier s’intitulaient réformateurs. Vous voyez l’immensité du travail que nous avons à faire. L’immensité de notre tâche pour tenter ne serait-ce que de récupérer le sens du mot république, qui précisément signifiait, à l’époque des révolutions, la prise en charge de la souveraineté du peuple.

Pourquoi est-il important de se réapproprier ce sens des mots  ?

Michelle Riot-Sarcey

Souveraineté du peuple, par exemple, ce n’était pas simplement un mot, ce n’était pas simplement un syntagme, ce n’était pas simplement un slogan, c’était une réalité qui signifiait la part de citoyenneté. Récupérer cette part de citoyenneté, c’est imposer dans l’espace public le sens des mots dans un processus historique où ils pouvaient parler précisément à ceux qui faisaient la révolution et qui, aujourd’hui, par exemple, s’opposent auxdites réformes qui n’ont plus grand-chose à voir avec l’esprit de révolution ou l’esprit de réforme qui animait les révolutions de 1848 ou de la Commune, etc. Il est impossible d’aborder la totalité de cette question de vocabulaire, mais vous comprenez combien ces mots du politique, il faut absolument rétablir leur sens et faire en sorte, comme le disait Michel Foucault, qu’ils correspondent aux choses. Parce que les choses s’imposent effectivement au détriment d’un sens particulièrement éloquent des mots. Se réapproprier les mots, c’est imposer le sens qu’il nous importe de rétablir, que l’on peut découvrir tout au long de l’histoire, qui est le mouvement de l’histoire, et pas simplement l’interprétation de ceux qui parlent à leur place et qui font soi-disant le sens de l’histoire. Retrouvez le mouvement de l’histoire qui est le mouvement du sens des mots.

Jean-Luc Chappey

Pour rebondir et pour prendre une autre perspective, pensons simplement au mot révolution tel qu’il est employé par Emmanuel Macron. Emmanuel Macron a écrit un livre qui s’intitule Révolution. Je pense que cela illustre parfaitement cette appropriation d’un mot et un détournement du mot qui est politique. Ce détournement est intéressant pour l’historien. Le terme de révolution a une histoire. Pour aller très vite, il change de sens au XVIIIe siècle. Parler de révolution jusque-là, c’était parler de révolution du Soleil, au fait que pendant une révolution vous reveniez sur vos pas. À partir de 1770, le mot révolution devient synonyme de rupture, brutale, puissante. Il n’est pas fortuit de constater que, pour Emmanuel Macron, aujourd’hui, le terme de révolution est un terme important. Ce terme de révolution, Emmanuel Macron nous le fait resurgir tel qu’il était employé avant sa transformation de la fin du XVIIIe siècle, c’est-à-dire comme une sorte de retour en arrière. Faire la révolution aujourd’hui, être moderne, qu’est-ce que c’est dans sa perspective  ? C’est s’attaquer à tout ce qui peut apparaître comme des garanties, que ce soient des garanties sociales ou des garanties humaines. Sous ce terme de révolution, on voit où est la perversité. Pour quelqu’un qui est de gauche, être révolutionnaire, cela a quelque chose de positif. Lorsque Emmanuel Macron le dit, on voit très bien comment il tend un piège. On voit bien cette appropriation et ce détournement du sens des mots avec cet exemple.

Un autre procédé est aussi intéressant. C’est de voir comment un mot disparaît au profit d’un autre. La révolution de 1789, on voit aujourd’hui comment les médias, de manière générale, ne parlent plus de révolution mais, en particulier lorsqu’ils parlent de la Révolution française, du moment de la Terreur. La Révolution française est réduite à un moment particulier qui est la Terreur. Ce terme, employé dans ce contexte actuel où les mots de terreur et de terrorisme ont pris un sens particulièrement négatif, sert à stigmatiser un moment d’histoire. Or, la Terreur est une construction historique. La Terreur est employée, avec un grand T, après la chute de Robespierre. Ce terme de Terreur, ce sont ceux qui ont fait chuter Robespierre qui ont l’employé, et ceci pour justement justifier un retour en arrière. On voit aujourd’hui comment ce terme de Terreur va saturer, en quelque sorte, le discours politique et le discours scientifique où toute la Révolution française semble réduite à ce moment de la Terreur, c’est-à-dire ce moment de violences extrêmes incarné par un personnage qui est le personnage de Robespierre.

En quoi cela pèse-t-il sur notre mode d’action au présent  ?

Jean-Luc Chappey

On voit comment ce jeu sur les mots est intéressant. Soit on détourne un mot, soit on remplace un mot par un autre pour nous empêcher, en quelque sorte, de réfléchir à ce qu’est la révolution. Il y a aujourd’hui une vraie question  : est-on ou non dans un moment révolutionnaire  ? Est-on dans une société susceptible d’être en révolution  ? Cette question est particulièrement importante. Comment penser  ? Non pas penser seulement en termes théoriques, mais comment comprendre comment une révolution a été possible  ? On voit bien que cette question gêne. Elle gêne même un certain nombre d’historiens dits progressistes. Ceux qui, par exemple, quand la révolution tunisienne s’est mise en place, ont immédiatement réagi en disant  : attention, lorsqu’un peuple entre en révolution, cette révolution va conduire à la terreur. C’est une sorte de vision téléologique de l’histoire où toutes les révolutions doivent conduire à des violences extrêmes et, surtout, à l’échec. Je pense que ce jeu sur les mots et cette incapacité de penser les événements est une vraie question politique. Empêcher qu’Emmanuel Macron se saisisse du terme de révolution, c’est aujourd’hui dire que la révolution, en France, n’est pas impossible. Le 13 juillet 1789, personne ne pensait qu’il y allait avoir à Paris la Révolution française. En 2017 personne ne peut prédire qu’il y aura ou pas de révolution.

Les mots politiques ne sont-ils pas également victimes de la communication de masse et de ses instruments  ?

Olivier Le Trocquer

Oui, un autre aspect du rapport difficile aux mots politiques, c’est qu’il y a tellement de mots que l’on veut utiliser, employer et crier que l’on a du mal à les entendre. C’est l’un des effets paradoxaux d’Internet aujourd’hui et de la saturation médiatique. Il y a un nuage de mots. Parmi eux, lesquels peut-on utiliser  ? Lesquels sont détournés  ? C’est très difficile de s’y retrouver. Pour reprendre ce qui a été dit en posant les questions sous un autre angle, mais en prolongeant la réflexion, on pourrait dire que les mots du politique posent problème parce qu’il peut y avoir un vieillissement, une usure des mots. Pierre Serna évoque le livre de Michel Vovelle Idéologie et mentalité, paru en 1982. En 1982, le mot «  idéologie  » a commencé à ne plus être audible. Comme le mot ou plutôt l’expression «  lutte des classes  ». Il en était de même du mot «  capitalisme  ». Ces mots sortaient d’usage et devenait datés. Cela faisait ringard de les utiliser. Aujourd’hui, on recommence à les mobiliser. Il est intéressant de s’interroger sur ce qui fait qu’aujourd’hui, comme un des effets du capitalisme sur les voitures ou sur les smartphones, il faut le dernier modèle, du coup le modèle antérieur est daté. Il y a un effet sur les mots politiques qui est de cet ordre. Autres phénomènes  : il y a le détournement des mots, comme on vient de l’expliquer à propos du mot révolution, cette splendide escroquerie médiatique et politique d’Emmanuel Macron. Il y a aussi l’effet violent des mots tels que les mots de classements sociaux. Les mots comme «  précaire  », par exemple. Qu’est-ce que cela signifie que d’être qualifié de «  précaire  »  ? Avant de pouvoir même réagir, on doit subir les effets du mot. Je pense aussi à un autre mot qui est extrêmement fréquent dans les médias, c’est le mot «  grogne  ». Dès qu’il y a un mouvement de contestation, on parle de «  grogne  », autrement dit on noie les mots de revendication derrière ce terme de «  grogne  ». C’est de l’affect. Les gens et ce qu’ils disent, ce que nous disons, disparaissent. Il y a aussi un effet de saturation  : le ras-le-bol que l’on a par rapport à certains mots et qui fait que l’on renonce à l’esprit critique. Il y a aussi un effet d’anti-intellectualisme qui joue aussi.

Pouvez-vous éclairer ce point  ?

Olivier Le Trocquer

L’exemple que je voudrais prendre, c’est un moment sur lequel j’ai beaucoup travaillé, la période 1870-1871. Vous avez une révolution républicaine qui renverse le Second Empire et puis vous avez, six mois après, la Commune de Paris. Et quand on regarde ce que l’on peut trouver dans le dictionnaire à cette époque, à aucun moment, pour ces deux événements, on ne trouve le mot «  révolution  ». On va trouver  : «  proclamation de la République  », on va trouver «  insurrection  », on va trouver «  événements  ». Le mot révolution est gênant et pose problème et, du coup, l’effet gênant va produire un effet d’oubli. La mise en avant aujourd’hui du «  modèle républicain  » qu’on nous sert à toutes les sauces et qui est devenu une espèce de lieu commun à propos de la République cache, en fait, le lien fondamental de la République à la Révolution et aux différentes révolutions. Et c’est tellement bien caché que, quand on regarde dans le programme scolaire, pour enseigner la IIIe République par exemple, on enseigne la période 1880-1914. Ce qui est avant, la Commune par exemple, disparaît. Ce qui est après, 1936, n’est plus un programme. Or, ce sont des moments très forts où le mot révolution a été lié au mot République. Il y a donc là une question fondamentale.

Débat animé par Anne Jollet, retranscrit par Jérôme Skalski, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message