Classe ouvrière, précariat, peuple  : faut-il repenser les classes sociales  ?

jeudi 21 décembre 2017.
 

À l’heure de la mondialisation capitaliste et en tenant compte des expériences des luttes sociales, en quoi la redéfinition des classes est-elle une grille de lecture pertinente  ?

A) L’affirmation d’une identité collective par Marion Fontaine, maître de conférences en histoire contemporaine

Depuis quelques décennies, les interrogations ne cessent de fleurir  : vivons-nous encore – ou non – dans une société de classes  ? Si oui, quels en sont les contours pertinents  : inclus/exclus  ? Salariés/rentiers  ? Élite/peuple  ? Ou encore la permanence, sous une forme renouvelée, de la bonne vieille opposition bourgeoisie/prolétariat  ? La question se pose en particulier pour la désignation des couches les plus dominées de la société  : faut-il encore parler d’ouvrier/de classe ouvrière, ces mots porteurs de tous les espoirs, mais aussi de tous les fantômes du XXe siècle, et qui pour cette raison ne sont plus maniés qu’avec recul et réticence, même au sein de la gauche radicale  ? Doit-on leur préférer d’autres concepts, les classes populaires, les précaires  ? Toutes ces interrogations sémantiques, qui sont autant d’enjeux sociologiques et politiques, ne vont pas en même temps sans poser une autre question  : qu’attendre d’une lecture en termes de classes sociales, pour ce qui concerne la compréhension du réel, et aussi sa transformation  ?

Le XIXe siècle, ce siècle qui fait écho à tant de débats de notre modernité, a dû aussi affronter celui-là. Les bouleversements politiques d’une part (l’affirmation de l’égalité en droits des individus-citoyens), sociaux et économiques de l’autre (l’industrialisation) font imploser alors les sociétés traditionnelles. Dans ce contexte, le défi est d’abord celui de l’intelligibilité  : comment recomposer une représentation du monde qui rende le social moins opaque, et donne donc les moyens d’agir sur lui  ?

Parmi les différentes grilles de lecture qui surgissent, celle que propose le socialisme, au sens le plus large du terme, s’impose par sa clarté et son efficacité. La représentation de la lutte de la bourgeoisie et du prolétariat, celle que structure en particulier l’œuvre de Marx, a en effet une triple portée, sociologique (le décryptage de certaines dynamiques liées à l’industrialisation) et en même temps morale et politique (le prolétariat souffrant, mais acteur et héros de l’avenir). Cependant, ce que comprennent bien aussi les penseurs et les politiques socialistes du XIXe siècle, c’est qu’une telle représentation est condamnée à rester abstraite et vide si les individus et les groupes qu’elle prétend englober ne se l’approprient pas. Le défi essentiel est bien, comme l’expliquait l’historien britannique Edward P. Thompson, la formation de la classe ouvrière («  the making of the working class  ») par elle-même, par la prise de conscience d’une condition commune, par le travail de représentation, par l’élaboration de pratiques de luttes et d’une culture qui forgent une identité collective.

On aurait tort aujourd’hui d’oublier cet aspect. On peut disserter à perte de vue sur la manière dont se découpe aujourd’hui le social, sur les rapports de domination, mais cela risque de demeurer sans prise sur le présent si les mots ou les découpages ne sont pas appropriés par les acteurs eux-mêmes pour dire leur identité, et y adosser un projet d’émancipation. Un tel processus se heurte aujourd’hui à un certain nombre d’écueils. L’hyperindividualisme, la multiplication des scènes identitaires (le genre, l’origine, la religion, etc.) rendent en particulier plus difficile l’affirmation d’une identité collective fondée sur la position sociale et la situation dans le processus de production. Sans doute est-ce cette difficulté-là qui doit être aussi aujourd’hui pensée, si l’on veut justement, en comprenant mieux le présent, contribuer à le changer.

B) Le peuple des «  sans-privilège  » par Jacques Bidet, philosophe

Jacques BidetPhilosopheLa classe ouvrière, telle qu’elle s’est développée autour de la grande entreprise, demeure un foyer décisif des luttes sociales, mais elle pèse moins qu’il y a cinquante ans. Les classes ne disparaissent pas pour autant. D’autres figures apparaissent, comme celle du «  précariat  ». Ce sont là des formes historiques particulières du capitalisme. Ce qui perdure, c’est le «  rapport de classe  », le mécanisme social qui produit un clivage de classe. Voir l’analyse de Marx  : au terme d’une année de travail, le salarié n’a d’autre choix que se présenter à nouveau sur le marché du travail, tandis que le capitaliste a fait un profit qui augmente son capital, indéfiniment. Ainsi, même quand le salaire croît, le clivage entre les deux classes se reproduit. Il en va de même dans le travail «  indépendant  » des autoentrepreneurs, des paysans pauvres, des vendeurs de rue du tiers-monde. Un mécanisme analogue régit le salariat du public. Seuls les capitalistes accumulent et par là dominent. Certains groupes populaires pourtant sont parvenus à quelque contrôle sur les mécanismes de marché et d’organisation qui pèsent sur eux, en s’assurant des conditions de travail et de salaire plus garanties. Non pas des privilèges mais des acquis, des conquis. Une partie de la population n’y a pas accès, notamment aujourd’hui parmi les jeunes, les femmes ou les présumés étrangers. Toute cette population constitue bien pourtant une même «  classe populaire  »  : le peuple des sans-privilège.

La classe dominante ne se réduit pas aux fameux 1 %, ni aux 3 ou 4 % qui sont immédiatement à leur service et en vivent. Une classe n’est pas une classe si elle n’est pas en même temps une masse. Et une classe dominante ne serait pas une classe dirigeante si elle ne rassemblait pas aussi tous les personnels de direction et d’expertise officiellement compétents, c’est-à-dire ayant «  reçu compétence  »  : pouvoir d’expertiser et de diriger, acquis à travers des réseaux de relations et des processus de formation qui se poursuivent dans l’exercice de leurs fonctions. Prévaut ici un privilège de «  compétence  », non pas de savoir, mais de savoirs assortis d’un pouvoir social. La classe dominante comporte donc deux volets (plus ou moins entremêlés)  : les propriétaires-actionnaires et les compétents-dirigeants. Ces derniers participent marginalement à l’exploitation  : une exploitation non pas capitaliste, d’accumulation, mais «  de statut  », qui leur assure un niveau et un style de vie leur permettant de figurer et de se reproduire dans les positions qu’ils occupent. On appelle cela «  inégalités  ». Cela ne fait pas de tous ces «  compétents  » des «  adversaires du peuple  », parce qu’ils fonctionnent dans des institutions dont la classe populaire a contribué à définir la logique de fonctionnement  : école, hôpital, administration et jusqu’à l’entreprise.

Le duel entre les deux classes est donc aussi une lutte triangulaire, car entre les deux volets de la classe dominante existent certaines contradictions. Leurs pouvoirs n’ont pas les mêmes ressorts. Le pouvoir compétent est moins inaccessible au peuple, plus en continuité avec lui. La nation ne se divise donc pas entre «  eux  » et «  nous  »  : une part d’entre «  eux  » peut trouver plus intéressant pour eux d’être avec «  nous  ». Il en suit certaines perspectives d’alliance contre le capital. Mais cette alliance est un combat. Un combat incertain, dont l’issue dépend de la capacité de la «  classe populaire  » à rassembler tous ses membres.

C) Pour une égalité sans conditions par Réjane Sénac, directrice de recherche CNRS au Centre de Sciences-Po Cevipof

Dans une République française contemporaine marquée par le contraste entre égalité des droits proclamée et inégalités vécues, ce qui fait conflit et clivage politiques, au-delà de l’apparent consensus sur l’adhésion au principe d’égalité, c’est la définition de ce qu’il recouvre, ses justifications publiques et le choix des moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre. Les controverses sur le «  dilemme du progressisme  » et les polémiques sur l’«  insécurité culturelle  » incarnent la complexité du positionnement politique, en particulier au sein de la gauche, par rapport à ce qu’est l’égalité. Qualifier de culturelles les inégalités liées à l’origine nationale, ethno-raciale et/ou au sexe et les considérer comme une diversion par rapport à la lutte contre les seules inégalités reconnues comme politiques, à savoir les inégalités économiques, interroge les frontières et les imbrications entre le politique, l’économique et le culturel. Afin de dépasser cette approche dichotomique à la source de hiérarchies entre les différentes formes d’inégalités et de luttes, il est essentiel d’interroger la manière dont le racisme et le sexisme prennent sens dans la constitution de l’espace public, au croisement des ordres politique, économique, social et «  naturel  ».

Au lieu de sacraliser la fraternité et de vouloir la refonder, le moment est venu de la révoquer comme excluante et de nous donner les moyens de penser une alternative qui soit celle de la non-domination individuelle et collective. Il est important de comprendre que, en ce début de XXIe siècle, c’est la notion historique de citoyenneté capacitaire qui se rejoue avec la justification de l’inclusion des «  non-frères  » – les femmes et les racisé·e·s – au nom de la performance de la mixité. Cette performance est d’inspiration néolibérale puisqu’elle met le principe d’égalité dans le marché, et elle est néo-essentialiste puisqu’elle justifie, en les modernisant, les assignations identitaires. Les non-frères restent soumis à une citoyenneté capacitaire dans la mesure où ils ont un rôle limité dans les élites républicaines et économiques  : celui de complément rentable en éternel apprentissage. La remise en cause des processus de domination est un «  bien commun  » de la citoyenneté dans la mesure où elle engendre une resignification du lien politique.

Ce bien commun ne peut pas et ne doit pas reposer uniquement sur celles et ceux qui sont directement concerné·e·s par ces injustices. Il nécessite de s’interroger sur les raisons pour lesquelles certaines différenciations sont potentiellement sources de discriminations dans une identification aliénante. Pour ne pas être contraint·e·s à participer à un arbitrage cynique entre les inégalités premières et secondaires, les politiques d’égalité «  performantes  » et celles qui ne le sont pas, le principe d’égalité doit être doublement re-politisé. D’une part, afin de ne pas reproduire le modèle de la complémentarité, il faut dénoncer l’injuste asymétrie qu’il implique. D’autre part, afin de ne pas soumettre le politique à l’économique sans l’assumer, il faut cesser d’utiliser l’argument de la performance pour justifier les politiques d’égalité si l’on ne veut pas prendre le risque de les mettre sous condition de rentabilité et donc de les rendre irrationnelles. L’égalité ne sera sans conditions que si elle est libérée de la fraternité et du marché. Cette libération est double  : libération vis-à-vis de l’héritage républicain universaliste dans sa refondation critique et vis-à-vis de la réappropriation néolibérale d’une égalité conditionnée à la performance de la singularisation pour les non-frères.

Dernier ouvrage paru  : les Non-Frères au pays de l’égalité. Presses de Sciences-Po, 2017.

D) Le retour de la lutte des classes par Jean Lojkine, directeur de recherche en sociologie au CNRS, Centre d’études des mouvements sociaux, EHESS

Les «  nouveaux mouvements sociaux  » ont longtemps désigné une période historique marquée par le déclin de la référence à la classe ouvrière et l’hégémonie d’un nouvel acteur historique  : les «  nouvelles couches moyennes  », les professions intellectuelles, artistes, enseignants, ingénieurs, cadres, mais aussi les agents des bureaucraties. Ces figures historiques de Mai 1968 étaient définies par leur domination culturelle et bénéficieront, durant les Trente Glorieuses, d’un traitement privilégié des sociologues et politologues. «  Dominés économiquement, dominants culturellement  » (Bourdieu), ces «  nouveaux petits-bourgeois  » sont censés symboliser la société «  postindustrielle  », dont les revendications et les enjeux politiques ne sont plus centrés sur l’exploitation capital/travail, mais sur la domination culturelle. La lutte des classes salariées autour de l’entreprise est remplacée par la lutte des «  exclus  » (les précaires) contre les «  inclus  », des «  in  » contre les «  out  »  ; le conflit central entre deux classes sociales (la classe ouvrière et la bourgeoisie capitaliste) cède la place à une «  lutte des places  » alimentée par la dynamique consensuelle de la mobilité sociale ou «  la guerre de tous contre tous  ».

On aurait pu croire au premier abord que les mouvements sociaux alimentés par les jeunes diplômés autour des places des grandes villes ne faisaient que reproduire le clivage entre le «  libéralisme culturel  » des «  classes moyennes  » (revendications sociétales, antiracistes, références à la justice sociale, la solidarité) et les revendications «  matérialistes  » (salaires, conditions de travail) des ouvriers, qui seraient marqués par la xénophobie, et les valeurs de l’extrême droite. D’une certaine manière, des mouvements comme la France insoumise de Jean-Luc Mélenchon reprennent cette problématique, en privilégiant les luttes urbaines, les luttes sociétales, égalitaristes dans les grandes villes aux dépens des luttes dans les entreprises  ; les conflits capital/travail, la bataille pour le maintien et le développement de l’industrie, pour la reconnaissance des qualifications et des compétences sont jugés secondaires ou hors d’atteinte, compte tenu du rapport des forces actuel entre les organisations des salariés et le patronat.

C’est au contraire la convergence des revendications salariales, des luttes des hors-statuts et des salariés à statut qui peut permettre de tisser une nouvelle alliance entre les ouvriers et les cadres, entre les travailleurs manuels et les travailleurs intellectuels. C’est l’imbrication, l’interaction entre les connaissances abstraites et les savoir-faire, les expériences de terrain qui permettent les plus grandes innovations. C’est la raison pour laquelle l’opposition «  culturaliste  » entre les luttes ouvrières dans l’entreprise et les luttes urbaines des couches intellectuelles nous paraît hors de propos. Les «  indignés  » défendent tout autant les valeurs matérialistes (luttes contre le chômage, le déclassement, la précarisation) que les valeurs morales universelles (justice sociale, luttes contre les inégalités, la corruption des élus). D’autre part, l’opposition que privilégiait Bourdieu entre le «  capital culturel  » des couches intellectuelles et le capital «  économique  » des élites dirigeantes est aujourd’hui battue en brèche par le clivage dans le «  capital culturel  » entre la culture «  littéraire  » de la petite fonction publique (enseignants, chercheurs, techniciens en informatique, soignants, agents territoriaux) marginalisée et la culture managériale ouvrant sur l’accès à la classe dirigeante. Les sciences humaines aujourd’hui sont dévalorisées, suspectées par les directions d’entreprise, qui y voient une voie insidieuse de formation des jeunes à l’esprit critique.

La participation de nombreux cadres fonctionnaires aux mobilisations intersyndicales marque bien les rapprochements entre ces couches intellectuelles et les ouvriers et employés  ; d’autre part, la convergence – nouvelle – entre des mobilisations spontanées (comme Nuit debout) et des coordinations intersyndicales, des mobilisations multisectorielles (secteurs de l’énergie, des transports, des raffineries, des ports, etc.) indique une certaine rupture par rapport aux premières manifestations des jeunes indignés. Certes, les clivages culturels demeurent très profonds, comme on le voit notamment dans le comportement de nombreuses associations de parents d’élèves et dans les recherches, très ségrégées, des logements et des écoles. Dans les entreprises, d’autre part, la colère et l’indignation ne poussent pas spontanément à la construction de stratégies alternatives et à une véritable intervention des salariés, mais aussi des élus locaux, dans la gestion des entreprises et la démocratie locale. D’autant plus que l’informatisation des moyens de production a provoqué une véritable confusion idéologique entre les potentialités nouvelles ouvertes par la révolution informationnelle et les usages capitalistes des nouvelles technologies de l’information.

E) Une conflictualité rationnelle et universelle par Jean Quétier, professeur de philosophie

Jean QuétierProfesseur de philosophieLa récente fortune du thème du «  populisme de gauche  », développé notamment par Chantal Mouffe, doit nous conduire à réexaminer le concept de classe. D’après Chantal Mouffe, il faudrait renoncer à produire une analyse politique en termes de classes sociales et reconnaître que le peuple est toujours une construction, un effet de langage sans consistance objective. Du point de vue populiste, il s’agirait donc bien moins de rassembler le peuple que de le «  construire  ». L’unité du peuple ne reposerait pas sur la convergence d’intérêts objectifs, elle serait plutôt produite par la confrontation avec la «  caste  ». Le peuple n’existerait donc qu’en tant que «  nous  » opposé à un «  eux  », deux pôles dont les contours resteraient nécessairement indéterminés.

De ce point de vue, il n’est pas inutile de noter, alors qu’on célèbre le centenaire de la révolution bolchevique, que l’on trouve chez Chantal Mouffe une double critique du concept léniniste d’alliance de classes. Premièrement, le concept d’alliance de classes serait inadéquat parce qu’il présupposerait qu’existent, de façon objective, des intérêts de classe. Dans Hégémonie et stratégie socialiste, Chantal Mouffe et Ernesto Laclau affirmaient ainsi que le concept d’alliance de classes était aussi inapte à rendre compte de ce qu’ils nomment une relation hégémonique – c’est-à-dire une relation dans laquelle une force sociale assume la représentation de la totalité – que le serait le simple recensement de briques pour décrire un bâtiment. Deuxièmement, le concept d’alliance de classes serait dangereux par ses implications car il s’appuierait sur l’idée de classe universelle, c’est-à-dire sur l’idée qu’il y aurait un agent «  naturel  » de l’histoire (en l’occurrence la classe ouvrière, qui, toutefois, ne désigne pas seulement, dans le marxisme, les ouvriers de l’industrie, mais l’ensemble du salariat), lequel disposerait d’une sorte de privilège lié à sa position dans les rapports de production.

Il est permis de considérer que ces critiques se placent sur un terrain doublement glissant. D’une part, le populisme de gauche adopte une perspective antirationaliste. Seuls les affects commandent à la formation des volontés collectives susceptibles de faire peuple et aux conflits qu’elles impliquent. Mais, dans ce cas, pourquoi certaines oppositions seraient-elles plus légitimes que d’autres  ? La pente est dangereuse  : à partir du moment où l’on renonce à rendre raison, par une analyse sociologique et économique, des fractures objectives qui traversent la société, on finit par faire du choix de la gauche un choix arbitraire. D’autre part, le populisme de gauche adopte une perspective anti-universaliste. Pour Chantal Mouffe, tout projet de réconciliation de la société est illusoire.

Le concept de «  société sans classes  » serait un concept à bannir. Pour le marxisme, bien entendu, il ne s’agit pas de faire disparaître la conflictualité tout court, mais seulement la conflictualité de classe. Si l’on abandonne l’idée selon laquelle les 99 % ont un commun intérêt à sortir du capitalisme, qui met en péril aussi bien l’humanité que la planète, on perd par la même occasion le ressort principal de la lutte pour l’émancipation. On le voit, renoncer à une grille de lecture fondée sur les classes ne peut conduire qu’à une forme raffinée de relativisme. Et substituer la confusion à la clarté.

Coauteur de Découvrir Marx, Éditions sociales, 2016.

F) Texte collectif. L’Europe rattrapée par les classes

Les débats sur l’Europe restent enfermés dans une série d’antinomies simplistes, opposant l’archaïsme à la modernité, le protectionnisme au libre-échange ou le nationalisme à l’ouverture aux autres. Les référendums sur l’adhésion aux traités, puis sur le Brexit ont pourtant montré que l’avenir du continent ne se joue pas seulement dans le ciel des idées mais aussi dans les rapports entre classes sociales et entre pays. À mesure que le capitalisme financier et les politiques néolibérales se généralisent, les inégalités se creusent, mais les moyens de les décrypter ne sont pas toujours adaptés. Face aux 1 % les plus riches qui accumulent les plus hauts revenus et patrimoines, on a coutume d’opposer les 99 % du reste de la population. Cette multitude est pourtant tellement hétérogène qu’elle ne risque pas de se constituer en force collective. En isolant la petite pointe de la pyramide économique, on s’empêche de voir la contribution décisive des autres fractions des classes supérieures qui profitent pleinement des nouvelles technologies, du libre-échange et des possibilités de circuler librement. Pour s’opposer à une Union européenne qui met en concurrence les plus démunis, quelles sont les forces susceptibles de se mobiliser  ?

Certains voient dans le précariat le cœur des futures résistances. Partout en Europe, la précarité (temps partiel, contrats temporaires, licenciements rapides, etc.) frappe en premier lieu les classes populaires mais également les professions artistiques et intellectuelles. Pour autant, y aurait-il une communauté d’expérience entre le chauffeur ubérisé, la caissière à temps partiel, d’un côté, et le comédien intermittent, la chercheuse free lance, de l’autre  ? Les inégalités de revenu, de progression de carrière, de conditions de vie et de capital culturel sont telles qu’il serait bien difficile de faire de la précarité le creuset d’une nouvelle classe mobilisée.

La réalité de la domination sociale nous incite à lire les nouvelles inégalités en termes de classes. Quand 14 % des ouvriers et employés peu ou pas qualifiés en Europe font l’expérience du chômage, ce n’est le cas que de 3 % des cadres et 4 % du salariat intermédiaire. Plus sournoise, la crainte de se retrouver sans emploi dans les six prochains mois affecte d’abord les ouvriers qualifiés, nettement moins les médecins et les chefs d’entreprise. Les conditions de travail de la majorité des classes populaires et moyennes en Europe les exposent à une usure physique qui obère leur espérance de vie en bonne santé alors que les classes supérieures y échappent.

Des millions d’ouvrier·ère·s et d’employé·e·s européen·ne·s travaillant dans l’industrie, l’artisanat, les services, le commerce ou le secteur public font aujourd’hui l’expérience quotidienne de la privation économique ou culturelle et de la relégation politique. Pour constituer cette communauté d’expérience en force d’action collective, il est nécessaire d’ajuster les mots d’ordre et les revendications aux recompositions des classes sociales. Concrètement, l’enjeu des prochaines années est que les classes populaires parviennent à se doter d’une représentation politique et syndicale qui puisse peser au niveau européen. Ça commencer par intégrer les millions d’ouvrier·ère·s et d’employé·e·s des services et du commerce, trop peu pris·es en compte par les organisations syndicales ou encore valoriser et défendre des métiers, le plus souvent exercés par des femmes et des immigrés, qui restent considérés comme «  peu qualifiés  » à l’image des femmes de ménage, des aides à domicile, des gardes d’enfants. C’est en prenant la mesure de ces nouvelles inégalités qu’on peut espérer construire un mouvement social capable de les endiguer.

Signataires  : Cédric Hugrée, Étienne Penissat et Alexis Spire, sociologues au CNRS, auteurs des Classes sociales en Europe, éditions Agone, 2017.

G) Refaire le monde social par Nicolas Duvoux, sociologue

Nicolas DuvouxSociologueOn parle beaucoup d’inégalités dans notre société. Mais, dès qu’elles sont abordées, elles sont naturalisées et, pour ainsi dire, neutralisées. On mentionne ainsi parfois la différence de salaires entre hommes et femmes, en oubliant l’ampleur des formes de «  plafond de verre  » qu’ont subies ces dernières et qui fait que rien n’est jamais égal d’ailleurs en matière d’inégalités. Il est de plus possible de manipuler l’opinion en faisant jouer les comparaisons pour équilibrer les inégalités subies par les uns et celles subies par les autres, voire pour faire passer les démunis pour des privilégiés. Or, précisément, les inégalités ne font scandale que parce qu’elles font système.

Pour sortir de ces pièges qui délimitent étroitement le champ intellectuel et politique des inégalités, voire retournent leur signification, le premier enjeu est de se réapproprier la manière de désigner les clivages qui traversent le monde social. Pour ce faire, il faut remonter des résultats aux processus. Les inégalités sont en effet issues de processus sociaux qui octroient des privilèges aux membres de certains groupes et exercent une contrainte sur d’autres.

Au-delà même de l’accroissement des inégalités de revenu et de patrimoine, des processus de racialisation assignent certains individus à des caractéristiques spécifiques et rendent invisible l’appartenance des autres.

Des rapports asymétriques de domination entre les sexes sont issus de l’assignation de chacune et chacun à un genre qui modèle, de l’extérieur, ce qu’elle ou il a le droit de porter, de penser, de faire et la manière dont elle ou il peut traiter l’autre, verbalement ou physiquement  ; des formes variées de discrimination, de ségrégation et de stigmatisation s’appliquent aux membres des groupes dont l’état de minorité est toujours à la fois social et politique. Les musulmans vivent par exemple aujourd’hui en France l’expérience d’un rejet dans l’altérité. Les homosexuels, s’ils ont acquis des droits, ne bénéficient toujours que d’une tolérance et les normes sociales ne suivent pas toujours la législation, aussi imparfaite soit cette dernière.

Il y a également des rapports de classe, en lien toujours plus étroit avec la propriété sous toutes ses formes, mobilière et immobilière. Le rappeler évite des confusions fréquentes. On parle beaucoup du logement et des inégalités qui s’y rapportent, mais on néglige que les locataires des parcs privé et public ont en commun de voir leur situation se dégrader par rapport aux propriétaires. On parle des clivages entre les retraités aisés et les jeunes appauvris, mais on oublie que ces derniers sont exclus, de fait, de la propriété et que les retraités locataires sont, de nouveau, exposés à la pauvreté. L’absence de diplôme expose de manière plus forte que jamais à un présent et à un futur de chômage, de précarité et d’exploitation sous des formes toujours renouvelées.

L’appartenance de classe restreint ou augmente la qualité de la vie, la durée de la vie, améliore ou dégrade les conditions d’emploi et de travail, favorise l’ouverture ou la fermeture de l’horizon mental, l’accès à la culture et, plus radicalement, octroie ou impose le sentiment d’être légitime à occuper une place, lorsqu’elle est prestigieuse ou de ne pas valoir mieux que sa place, lorsqu’elle est subalterne.

Enfin, même si elles se renforcent mutuellement, la perception de ces inégalités est individualisée, la société attribuant un mérite aussi disproportionné aux grands patrons que l’est la culpabilité dont elle accable les « assistés ». Cette individualisation ne saurait s’imposer sans être soutenue par des appareils de politique économique, sociale, judiciaire et pénale. Elle occulte les structures qui déterminent notre place dans la société. De plus, en véhiculant la représentation d’individus responsables d’eux-mêmes, elle masque la capacité d’organisation des groupes dominants, le soutien public dont ils disposent et leur tendance à s’attribuer (et à obtenir), de manière quasi exclusive, le droit à s’exprimer au nom de l’universel, sans pouvoir être renvoyés à une origine, une orientation ou une particularité. C’est d’abord pour restituer cette capacité à toutes et à tous qu’une mise en lumière des processus producteurs des inégalités et de leurs effets concrets s’impose.

Auteur du « Que sais-je  ? » les Inégalités sociales, PUF, 2017.

H) Assumer la lutte des classes par Igor Martinache, enseignant de sciences économiques et sociales à l’université Lille-I

Le 30 janvier dernier, lors d’un colloque organisé par l’Académie des sciences morales et politiques sur l’enseignement des sciences économiques et sociales au lycée, l’un des intervenants, économiste pour une grande banque new-yorkaise, s’exclame à la tribune  : «  Qui parle encore de classes sociales aujourd’hui  ?  », pour inviter à supprimer cette notion des programmes. Passé le rire et l’indignation, force est de reconnaître une certaine vérité à ce discours. En effet, ce concept crucial chez Marx a été largement évacué des discours publics, au profit d’une vision du monde opposant les «  insiders  », ces «  privilégiés  » dotés d’un emploi stable, et les «  outsiders  », composant un vaste précariat pour lesquels le régime de l’autoentrepreneur et la casse, pardon, la flexibilisation du droit du travail constitueraient une chance. Plus à gauche, il est devenu de bon ton de défendre les «  gens  », les «  99 %  » qui seraient victimes de l’accaparement des richesses par les «  1 %  », les «  super-riches  », littéralement inaccessibles. Et si l’on tient à parler de «  classes  », celles-ci sont «  populaires  » ou «  moyennes  » plutôt que laborieuses ou détentrices des moyens de production. Bien sûr le schéma binaire ne rend pas compte de la complexité du réel et Marx lui-même, quand il observait les luttes de classes en France, ne manquait pas de distinguer finement différentes fractions en leur sein. Il n’empêche, revenir à la base des rapports de production permettrait de dissiper certains brouillards idéologiques qui permettent à la logique du capital d’étendre toujours davantage son emprise.

Comme l’ont bien mis en évidence Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, s’il est une classe aujourd’hui consciente de ses intérêts et mobilisée pour les défendre, c’est bien la grande bourgeoisie. Celle-ci pratique même un véritable «  communisme pratique  », expliquent les sociologues. À l’inverse, la classe ouvrière est particulièrement divisée, voyant en ses voisins des «  immigrés  » ou des «  assistés  » qui mangeraient la laine sur leur dos, faute de voir physiquement les véritables «  profiteurs  » bien à l’abri de leurs résidences surveillées et autres lieux réservés. C’est à cette conscience d’intérêts communs et directement opposés à ceux des détenteurs des moyens de production qu’il s’agirait aujourd’hui d’œuvrer en priorité. Plus facile à dire qu’à faire bien entendu. Mais pour cela on peut s’appuyer sur un renouveau éclairant des travaux sociologiques portant sur les classes sociales aujourd’hui et les conséquences des multiples transformations des techniques de production qui en ont déplacé les contours.

Grâce à l’harmonisation des bases de données statistiques européennes, on dispose par exemple aujourd’hui d’outils permettant de caractériser ces dernières au-delà des frontières nationales, et de montrer notamment en quoi la construction européenne a aujourd’hui profité partout aux classes supérieures, à l’inverse des ouvriers et employés, qui ont donc quelques raisons légitimes de nourrir des griefs contre cette dernière. De même, il importerait de redonner à ces derniers les leviers d’une véritable représentation sociale et politique plutôt que de les condamner à être parlés par d’autres mieux dotés en différents capitaux, culturels notamment (comme l’auteur de ces lignes), en rendant l’éducation vraiment populaire, et ne pas se contenter de se battre pour la redistribution des richesses, mais pour leur distribution initiale en rappelant que c’est d’abord et avant tout le travail qui les crée. Bref, de retrouver le sens des mots et des choses sans se payer de représentations euphémisées ou fallacieuses.

I) Le retour aux inégalités extrêmes par Louis Chauvel, professeur à l’université du Luxembourg, membre honoraire de l’Institut universitaire de France

Les tenants de l’idée que «  les classes sociales sont mortes  » ont quelques arguments qu’il nous faut examiner. Il y aurait d’abord le problème de la conscience collective, ce que reflète par exemple la lexicographie  : parmi les mots décrivant les classes sociales, comme «  bourgeois  », «  capitalistes  », «  prolétaires  », «  classe ouvrière  », «  travailleurs  », tous évoquent un grenier oublié. En relisant le Marx des Luttes de classes en France, il faut admettre que les configurations présentes ont bien changé – encore que… On doit reconnaître aussi, avec Schumpeter et Touraine, que l’identité de classe était évidente quand le «  conflit central autour du capital productif  » assumait le monopole de la question sociale  ; en revanche, la multiplication des clivages culturels (régionaux, ethniques, religieux, sexuels) confronte la classe ouvrière à une fragmentation des revendications, même si depuis l’«  intersectionnalité  » suppose la convergence de toutes les luttes contre les dominations.

Les tenants de la fin des classes ont encore plus d’arguments matérialistes. Depuis 1950, le pouvoir d’achat des salaires a plus que triplé, la durée de vie s’est allongée dans toutes les catégories, la vieillesse n’est plus synonyme de misère épouvantable. Les retraités ouvriers sont plus souvent que jamais propriétaires de leur logement – même si leurs enfants, victimes de la hausse des prix immobiliers, connaissent un retour en arrière. Mais l’horreur des taudis urbains et des bidonvilles de l’après-guerre a été abolie  : l’urbanisme des années 1960 les a fait disparaître à jamais – si on oublie la floraison de tentes de sans-abri. La faim, fléau chronique du sous-prolétariat, a laissé la place à l’épidémie d’obésité.

Ces arguments montrant la venue de la «  société sans classe  » sont audibles, mais ils laissent chaque fois une impression paradoxale  : partiellement vrais mais trop fragiles. À les considérer de près, ces tendances se sont toutes arrêtées ou retournées voilà trente ans aux États-Unis, et depuis en Europe.

Le paradoxe contemporain est profond  : la lutte sociale, le rapport de forces ont permis d’arracher (d’autres disent de construire) un vaste ensemble de droits souvent universels, ce que Castel a appelé la «  propriété sociale  », qui a garanti l’existence d’une retraite, d’un accès à la santé, à l’éducation prolongée des enfants, notamment. Au XXe siècle, la «  dépatrimonialisation  », le passage d’une société patrimoniale – fondée sur des inégalités de 1 à 300 entre le dixième le plus pauvre et le plus riche – à une société salariale – où les écarts ne sont «  que  » de 1 à 3 – et l’enrichissement général ont eu ce rôle d’émancipation collective.

Mais cette dynamique s’est retournée  : lorsque la génération suivante prend le fruit des luttes de la précédente pour un «  donné  », un «  droit  » individuel, voire un «  dû  » égoïste, les fondements de l’édifice social se fendent. La désyndicalisation, la perte de support des institutions qui avaient animé les luttes de naguère, la désorientation des acteurs sociaux donnent lieu, dans le champ politique, à la «  fin des classes  », voire à la «  fin du peuple  ». La hausse des inégalités (en particulier de patrimoine) dans un tel contexte politique nous renvoie à la case départ de la question sociale, comme en 1830, lorsque l’évidence matérielle de classes sociales allait de pair avec l’absence d’une conscience collective. Dans ce retour aux inégalités extrêmes qui laissent les peuples sans voix, il convient d’augurer les conséquences logiques, mécaniques, et, à terme, paroxystiques. Dernier ouvrage paru  : la Spirale du déclassement, Seuil, 2016.

J) L’égalité fondée sur les droits par Denis Merklen, sociologue, université Sorbonne-Nouvelle

dENIS mERKLENPHOTO FOURNI PAR LUILIBRE DE DROITLes réformes mises en place dès la fin des années 1970 à des vitesses diverses selon les pays et les gouvernements, mais avec une orientation commune de type libéral, ont accentué les inégalités. Elles favorisent l’exposition aux risques sociaux et rendant de plus en plus étendues des formes multiples de précarité. Cet ordre qu’on nomme à juste titre néolibéral est l’un des piliers de la mondialisation. La concentration accélérée de la richesse est bien sa manifestation la plus visible et la plus condamnable, mais elle n’est pas sa seule conséquence. Le présent est rendu de plus en plus incertain, avec des conséquences véritablement corrosives sur les personnalités et sur la vie familiale.

Ces réformes que le président Macron veut approfondir s’associent à une révolution technologique qui donne son deuxième pilier à la mondialisation. Indubitablement cette révolution enrichit nos vies et élargit les horizons de notre expérience, mais elle est étroitement liée aux nouvelles formes d’inégalité. Les technologies numériques et de la communication renouvellent l’infrastructure du capitalisme. Elles rendent son activité plus rapide et lui offrent des possibilités nouvelles situées au-delà des régulations étatiques. De surcroît, ce monde des ordinateurs, d’Internet et des téléphones alimente une révolution culturelle en cours et offre une alliance inédite entre le capitalisme et des sujets sociaux qui se désirent désormais comme des individus sans frontières.

Ces promesses libérales donnent aux régulations et aux protections instituées pendant le XXe siècle l’apparence d’un «  ordre social  », voire d’un «  système  » dépassé et perçu par l’individu qui surfe sur la vague modernisatrice comme une forme d’oppression. Les inégalités sont simplement constatées. Elles apparaissent certes comme indésirables, mais on les pense inévitables, comme un mal du temps. Ainsi, François Dubet attire l’attention sur le fait que la question a un soubassement politique  : le déclin des sentiments de fraternité et de solidarité qui fondent la lutte pour l’égalité est à l’origine d’une «  préférence pour l’inégalité  », dit-il.

L’ouvrage les Inégalités sociales (PUF), récemment publié par Nicolas Duvoux, donne les outils pour se faire un panorama complet et à jour. On y trouve décortiqué l’essentiel des données sur les inégalités, sur le plan économique et du revenu, en termes d’emploi et de travail, entre les hommes et les femmes, dans le domaine de l’éducation. Et le livre contient une riche discussion de la bibliographie permettant de savoir comment les sciences sociales traitent la question.

Comme le signale Duvoux, l’une des caractéristiques des inégalités sociales, c’est qu’elles se présentent à nous comme multiples. Et l’une de nos principales difficultés politiques réside dans notre difficulté à les hiérarchiser. Or, établir des priorités n’est pas accorder une supériorité morale à une forme d’inégalité sur une autre, de classe sur le genre ou sur le racisme, par exemple. La hiérarchisation des inégalités est une condition nécessaire à toute quête de l’égalité. Sans elle, point de mouvement social efficace. La mobilisation est-elle condamnée à l’existence de luttes aussi diverses qu’éparpillées  ? L’une des difficultés que les classes populaires rencontrent pour se constituer en acteur collectif est d’ordre politique  : elles ont du mal à se doter d’un ordre de bataille. A contrario, les réformes néolibérales s’organisent, elles, et chaque position à prendre suit un ordre assez clair  : l’État social et le droit du travail en priorité.

Mais la nouvelle ère ne nous condamne pas inéluctablement. Le nouvel individualisme ouvre un espace politique égalitariste dans la figure du citoyen qui perçoit les inégalités comme autant d’injustices et de blessures à l’expérience démocratique. Dans ce cadre, la notion de droits doit être repensée afin de récuser l’image de carcan à laquelle on veut la réduire. Le droit à l’éducation, à la santé ou à la retraite ouvre des formes de l’expérience sociale inexistantes auparavant, car fondées sur des règles non marchandes de l’économie. La valeur ajoutée du travail d’un fonctionnaire, qu’il soit médecin, instituteur ou assistante maternelle, ne se mesure pas avec les outils de la comptabilité d’entreprise. Parce qu’elles sont fondées sur le droit, ces institutions ouvrent des espaces d’égalité, même lorsqu’ils sont loin d’être parfaits. La lutte pour les droits, existants et menacés ou nouveaux et à venir, peut nous donner les bases d’une mobilisation efficace contre les inégalités à condition qu’une solidaire lutte pour l’égalité oriente le combat.

Dernier livre paru  : En quête des classes populaires. Un essai politique (la Dispute, 2016, coécrit avec Sophie Béroud, Paul Bouffartigue et Henri Eckert).


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message