Ordonnances : Que s’est-il passé et comment peut-on rebondir ? (Ensemble)

lundi 18 décembre 2017.
 

Dans le syndicalisme, parmi les acteurs et actrices des luttes, dans le peuple de gauche, c’est plutôt la morosité qui règne en cette fin d’année 2017. Un espoir de luttes unitaires contre le plan d’agression contre les conquis sociaux n’est pas parvenu à se concrétiser. Les ordonnances sont ratifiées, c’est un nouveau revers politique pour le mouvement ouvrier. Que s’est-il passé et comment peut-on rebondir ?

Il y avait pourtant dès septembre des signes positifs de volonté d’agir. La journée CGT et Solidaires du 12 septembre a été un succès prometteur, avec une ambiance de retour à 2016. Les équipes de Front social avaient accroché l’attention des plus combatifs par des initiatives dès juin et juillet. Le plan anti-social de Macron- le « coup d’état social », a dit Jean-Luc Mélenchon- visant à anéantir les droits conquis par les luttes populaires en les faisant passer pour ringardes, était globalement rejeté dans les enquêtes d’opinion, avec cependant un doute sur ce qui a été vendu comme un progrès démocratique (les négociations décentralisées, donc apparaissant comme près du terrain). Très tôt, avec les coupes budgétaires, la suppression des APL, de l’ISF, la hausse de la CSG, y compris pour les retraités au-dessus de 1280 euros, c’est l’image du « président des riches » qui s’est imposée. Les députés France Insoumise ont fait un travail de dénonciation efficace, en alliance avec ceux du PCF. L’arène parlementaire s’est transportée sur la place publique. Un débat sérieux parcourait les rangs de Force ouvrière : pourquoi ce qui a été rejeté en 2016 deviendrait-il négociable en 2017, alors que c’est une aggravation ? Dans la CFDT, des équipes militantes affichaient cette fois une volonté de mobiliser, de rester un syndicat d’action et pas de compromission. La CGC était globalement opposée aux ordonnances. Les routiers se sont mobilisés avec succès.

Mais ce climat assez propice à une riposte unitaire, n’est pas parvenu à atteindre une masse critique. Se sont mises en mouvement les couches les plus politisées du syndicalisme et des secteurs populaires. La majorité du salariat et des précaires n’a pas senti que c’était le moment de se mettre en grève, ou de manifester en masse, ne voyant sans doute pas ce qui pouvait être arraché par la lutte. Il y a donc des mobilisations sociales, parfois très dures, mais sur des objectifs très concrets (hôtels par exemple, ou salariés du RER récemment) avec des victoires partielles. Le mouvement ouvrier organisé et la gauche émiettée ne font pas, dans leur posture nationale, la preuve qu’un mouvement populaire gagnant peut retourner la situation.

Divisions ? Dispersions ?

Il y a deux grandes explications possibles à ce qui se passe. Elles sont en partie entremêlées. Il y a bien sûr la situation syndicale, qui n’est pas parvenue à surmonter les divisions. Il faut en débattre en détail. Mais il y a aussi la conscience diffuse que l’élection de Macron représente un coup contre toute la gauche, et que les rapports de force issus de la campagne présidentielle ne sont pas propices à une amplification politique de ce qui se joue dans les luttes. Certes, Macron n’a pas du tout la cote dans les milieux populaires. Et la gauche antilibérale avait enregistré un grand succès avec le score de Jean-Luc Mélenchon et de la France Insoumise au printemps. Le PS est moribond, mais pas encore remplacé. Il faut bien le constater : aucune force politique nationale à gauche n’est pour le moment en capacité d’incarner à elle seule une alternative gouvernementale. Terrible constat : lorsque la « gauche hollandaise » gouvernait, elle formait un couvercle qui paralysait le pays. Au moins jusqu’à 2016…Mais la transmutation de Hollande en Macron renforce avant tout la multiplicité des droites (certes divisées elles aussi) et laisse donc le peuple de gauche en situation d’expectative ou de crise idéologique non résolue. De quel côté se tourner ?

Le syndicalisme, ou le mouvement social plus largement, enregistrent cette crise du climat politique, tel un sismographe. Le syndicalisme est d’abord marqué par le nouveau paysage politique qu’il n’a pas vu venir, en refusant de se frotter à l’enjeu politique présidentiel (voir notre article dans la revue Contretemps N°35). Macron est un objet non identifié dans la routine des appareils syndicaux, inquiets pour leur survie. Jean-Claude Mailly l’exprime sans fard en expliquant : nous avons fait beaucoup de manifestations en 2016, mais pour FO, qu’en reste-t-il ? Au moins en 2006, l’intersyndicale avait gagné contre le CPE. Mailly a donc cherché une voie moyenne : mettre quelques taquets à l’offensive Macron en préservant le pouvoir de règlementation sociale par les branches. Et au passage, renforcer la place de FO comme contre-poids, prendre la place de la CFDT comme interlocuteur reconnu, et tenter de montrer que le syndicalisme sert encore à quelque chose. Mais c’est là masquer la cohérence stratégique de l’offensive adverse. Pèse aussi le poids présidentiel après une élection : respecter le suffrage universel. On n’ose pas dire que la démocratie n’est pas que représentative, qu’elle est aussi sociale et populaire, avec ses propres codes et traditions, tout aussi légitimes.

La CGT ose le dire et elle a sans doute cherché la reconstitution de l’intersyndicale de 2016 qui avait joué à l’époque un rôle d’opposition politique. Mais elle ne le propose pas clairement, peut-être par souci tactique, ou alors parce qu’en interne, certaines structures CGT ne sont pas sorties des croyances dans un « monde perdu » : celui où il suffirait de vouloir que la CGT « prenne ses responsabilités » hardiment et « sans attendre » les autres. Mais c’est là une illusion de plus en plus dangereuse. Il est d’ailleurs possible que les mobilisations toutes relatives de la dernière journée du 16 novembre, cette fois avec l’engagement officiel de FO, apportent de l’eau au moulin à ce retour vers une CGT auto-suffisante. Sur le thème : on a eu FO et alors ? L’unité syndicale efficace, il est vrai, n’est pas la simple addition des sigles. Pourtant, la seule mobilisation gréviste un peu massive de l’automne a quand même été celle dans la fonction publique le 10 octobre, dans l’unité syndicale complète. Un monde à part ? L’Union syndicale Solidaires a accepté l’alliance avec les initiatives CGT, tant qu’elles sont tournées vers l’action. Mais la CGT ne veut surtout pas reconnaitre la moindre dynamique commune avec un pôle CGT-Solidaires, ni même d’ailleurs avec la FSU, malgré des liens plus ou moins reconnus mais jamais pris au sérieux. Ainsi un engrenage autobloquant inverse la marche en avant : aucun dessein syndical commun n’existe devant le pays, aucune audace partagée n’est visible. L’espoir de septembre s’est délité, malgré les deux dates prometteuses : le 12 et le samedi 23 septembre, sur lequel nous reviendrons.

Un pacte revendicatif à minima ?

Autre débat compliqué : y avait-il place pour un « paquet » commun d’exigences revendicatives intersyndicales, non pas pour espérer en quelques semaines battre le projet Macron sur le fond, mais pour arracher des dispositions à minima ? Par exemple : indemnités prudhommales préservées par l’appréciation indépendante des juges, interdiction de licencier dans des filiales françaises de groupes mondiaux très bien portants, pas de négociation sans syndicat et refus des pleins pouvoir au patronat dans les petites entreprises, maintien des CHSCT et de tous leurs moyens, etc… Profitant à leur manière du rapport des forces malgré tout établi en septembre, ce sont ces garde-fous qu’on réussis à préserver dans leur branche les syndicats de routiers et les dockers.

Il semble bien que fin août ou début septembre, des rencontres non rendues publiques ont eu lieu entre organisations syndicales. Dans le bulletin Passerelles (www.appeldes100.org/wp.../Pa....) de fin novembre 2017, qui organise une table ronde entre syndicalistes, Gérard Aschieri, ancien secrétaire général de la FSU, fait observer : « la presse a fait état d’une réunion secrète entre leaders des principales centrales pour se mettre d’accord sur des lignes rouges que le gouvernement ne devait pas franchir dans la rédaction des ordonnances ; outre que toutes les organisations n’ont pas été invitées, pourquoi ne pas avoir rendu publiques ces exigences communes et montrer ainsi la capacité en dépit des divergences d’afficher un souci commun de ne pas accepter n’importe quoi ? ». Cette question mérite d’être discutée. Le chercheur Jean-Marie Pernot avait aussi noté dans une interview au Monde que si la réunion intersyndicale de début octobre n’avait rien donné, c’est parce que « personne ne voulait aboutir ». Le réflexe identitaire primait sur la recherche d’unité concrète. La FSU aussi a noté cette situation dans les réunions, au risque d’apparaitre comme voulant marier les contraires.

Une telle stratégie est-elle possible ? A tout le moins, le scénario d’un tronc commun intersyndical aurait une certaine visibilité politique, comme ce fut le cas au début de 2009, au moment fort de la crise financière, lorsqu’une telle plate-forme (mais qui était très générale) avait servi de point de départ à des journées de luttes massives au départ. Mais elles se sont enlisées ensuite dans la confusion, au moment où il fallait être concret face à Sarkozy. Ce scénario comporte aussi un plus grand danger : laisser Macron expliciter la cohérence politique profonde de son projet sans lui opposer d’alternative. Or cette cohérence est acceptée par exemple par la direction CFDT, mais elle veut la co-déterminer, ce dont Macron n’a cure ! Elle l’est aussi cette fois par J. Claude Mailly, qui ne peut pas le dissimuler par des artifices. En tout état de cause, cela nécessiterait une totale indépendance de jugement et d’action, à tout moment, pour le syndicalisme qui veut résister au libéralisme. Rude tâche !

La question est politique au sens fort

Défendre un pacte revendicatif à minima tout en proposant de manière indépendante une alternative globale à Macron est une stratégie difficile. Elle implique une réflexion poussée, mais dont les prémisses existent, par exemple dans les élaborations CGT, Solidaires, FSU, chez des universitaires, dans le Collectif Pour nos droits sociaux (qui rassemble des syndicats, des associations, des partis politiques) constitué autour de la Fondation Copernic, laquelle se fixe l’objectif de « remettre à l’endroit ce que le libéralisme fait tourner à l’envers ». Pendre des initiatives publiques, par des meetings explicatifs, des tribunes de presse, est certainement nécessaire, afin de faire apparaitre un horizon pour les luttes. Une stratégie de lutte ne se réduit pas à des journées un peu répétitives et qualifiées parfois de « saute-mouton ». Animer le débat public fait partie du rapport des forces. La CGT, ainsi que Solidaires et la FSU, hésitent devant ce pas en avant politique, parfois pour de bonnes raisons : ne pas être à la remorque de stratégies politiques. Mais peut-on éviter d’affronter la question ? Non.

Il est nécessaire que le monde social et syndical envisage une synergie avec les initiatives politiques, et inversement que les forces de gauche opposées à Macron soutiennent ensemble les initiatives syndicales. De tous les côtés, côté syndical comme côté politique, le pluralisme est nécessaire, afin de créer un climat de confiance, où personne n’a le sentiment de passer sous les fourches caudines de l’autre. Le syndicalisme a perdu des forces pendant des dizaines d’années en apparaissant soumis à une logique politique extérieure. Il refusera de recommencer à juste titre.

Les partis politiques ont également le droit de faire des propositions pour le rapport des forces et pour des alternatives. La manifestation initiée par les députés de France insoumise le 23 septembre a été un succès avec des dizaines de milliers de personnes. Elle a montré que dans la société, des secteurs pas toujours irrigués par le monde syndical sont mobilisables, de manière complémentaire. La suite du 23 septembre a fait débat. Si on veut dépasser les méfiances et les situations bloquées, il est d’abord nécessaire que les forces politiques se rassemblent dans un cadre pluraliste pour pouvoir dialoguer avec le syndicalisme. Cela s’est déjà produit dans l’histoire de ce pays. Avec des résultats positifs (Front populaire). C’est ce qu’il faut remettre en discussion dans un contexte radicalement nouveau, où les réponses ne sont sans doute pas les mêmes.

Des droits « universels » ?

Le gouvernement Macron a annoncé le second volet de son coup d’état social : l’assurance-chômage. Le candidat Macron avait laissé entendre un projet de « nationalisation », une mise sous tutelle étatique d’une institution (l’UNEDIC) née en 1958 et fonctionnant selon un système de négociations paritaires, pour définir les droits des chômeurs et les recettes de cotisations, avec ensuite un agrément de l’Etat. Macron fait miroiter une extension des droits aux travailleurs indépendants, auto-entrepreneurs, salariés démissionnaires. II est aussi question d’un « bonus-malus » pour faire payer le coût de la mise au chômage plus directement par les entreprises responsables, ce qui peut correspondre habilement à une revendication syndicale sur la taxation des contrats courts, refusée par le MEDEF. On parle aussi de « droits universels » pour les bénéficiaires, laissant entendre que jusqu’ici les droits étaient trop étroitement professionnels, voire corporatistes. Mais le mot « universel » est en général associé à un système fiscal, qui existe déjà pour le RSA, l’allocation de solidarité spécifique (ASS), c’est-à-dire pour les prestations versées au titre de la « solidarité nationale », depuis que le régime chômage a été coupé en deux dans les années 1980. Aujourd’hui un peu plus de 40% des chômeurs seulement sont indemnisés par l’assurance-chômage. L’Unedic n’a jamais fait partie du régime général de la sécurité sociale mise en place en 1945 (alors que c’était prévu). L’intention des libéraux est clairement de la détacher totalement du principe même de la sécurité sociale basée sur la socialisation des richesses. Pour faire avaler la pilule, ils suppriment même progressivement la cotisation chômage et maladie des salarié-es, mais ils augmentent d’un seul coup la CSG de 1,7% !

Face à ce projet qui devrait être précisé dans les jours à venir, il est clair que le mouvement affaibli des organisations de chômeurs a besoin d’un soutien syndical, associatif et politique. Le Collectif Pour les droits sociaux a soutenu la manifestation des chômeurs du 2 décembre (quelques milliers de personnes) en organisant un meeting à la Bourse du travail. Y ont pris part un grand nombre d’associations, mais aussi des partis politique (EELV, Ensemble, NPA, PCF, PG) et la députée France insoumise Danièle Obono. Les organisations syndicales ont presque toutes fait connaitre au gouvernement leur opposition à une mise en cause du paritarisme (dont les chômeurs sont par ailleurs exclus). Une partie du patronat se dit « non demandeuse » d’une réforme. Aucun plan de mobilisation n’est pour l’heure envisagé au plan syndical. Le Comité confédéral national (CCN) CGT qui s’est tenu en même temps que la journée du 16 novembre a envisagé une nouvelle action « interprofessionnelle », mais sans allusion à l’assurance-chômage.

Tout est donc à construire. Il faut mesurer la portée d’une telle réforme si elle se précise. Couplée aux attaques contre l’assurance-maladie, elle constitue clairement un sabordage de la Sécurité sociale de 1945, auquel s’ajoute pour fin 2018 ou en 2019 une destruction de la retraite basée sur le principe d’un prolongement du salaire (certes imparfait), au profit d’une retraite reflétant pour chaque individu son « patrimoine » de cotisations versées, selon un système assurantiel par points (anticipé par la fusion AGIRC-ARRCO pour les complémentaires).

Il est donc de la responsabilité du mouvement syndical, mais aussi des forces de la gauche antilibérale de construire un plan de mobilisation complémentaire, dont la portée politique est évidente. L’automne 2017 a posé ce débat. Il convient maintenant d’avancer. Ensemble ! propose donc d’examiner comment une action commune peut se construire. Les droits des chômeurs et précaires nous concernent tous et toutes. La sécurité sociale est notre bien commun. Nous voulons qu’elle soit réellement universelle et gérée par les travailleurs-euses, y compris les chômeurs et précaires.

Jean-Claude Mamet


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