Lettre de Mathilde Basset, infirmière en EPHAD à Madame la ministre «  Ce n’est pas ça mon métier, madame Buzyn  »

lundi 5 février 2018.
 

Hôpital. Une infirmière d’EPHAD a posté sur Facebook un témoignage sur ses conditions de travail déplorables. Une «  bouteille à la mer  » qui crée des remous sur les réseaux.

1) Lettre de Mathilde Basset à Madame la ministre

2) Entretien avec Mathilde Basset

1) Lettre de Mathilde Basset à Madame la ministre

Madame la Ministre,

Je suis infirmière depuis un an et demi. Je travaille depuis trois mois au Centre Hospitalier du Cheylard en Ardèche. Enfin, je travaillais, car mon dernier contrat de 3 semaines se termine le 4 Janvier prochain et c’est avec dégout et la boule au ventre que je quitte ce radeau de la méduse. J’y ai travaillé 2 mois en médecine / SSR / Urgences. Dans ce service, une infirmière peut se retrouver à gérer seule 35 patients relevant d’une surveillance clinique accrue, accueillir un ou plusieurs usager(s) qui entre de manière "programmée" et prendre en charge une ou deux urgence(s) vitale(s), le tout simultanément. C’est ce qui m’est arrivé. Pour m’aider ? la bienveillance d’une infirmière coordinatrice du service qui devait étre partie depuis plus de deux heures, des aide-soignantes à raison de une pour un couloir de 15 à 20 patients. J’ai tenu deux mois - octobre et novembre - puis j’ai arrété. On continue ?

En Décembre, je suis descendue d’un étage direction l’EHPAD de l’Hopital. ( des couloirs hospitaliers, des chambres doubles sans vide ni oxygène mural, des chariots lourds, seulement 2 ascenseurs pour les visites et les soins). Ce que j’ai omis de vous dire, c’est que l’EHPAD comprend 99 résidents sur trois niveaux. Nous tournons à 3 infirmières ( matin, journée et soir), à deux (matin, soir) les week ends, les fériés, les vacances et en cas d’arrêt. Bien que situé dans un hôpital, l’EHPAD n’embauche pas d’infirmière de nuit faute de budget pathos. Et on continue à faire croire au usagers et à leur famille qu’ils seront soignés quoi qu’il arrive. Ce matin, j’étais donc seule pour 99 résidents, 30 pansements, un oedeme aigü du poumon, plusieurs surveillances de chutes récentes et j’en passe. Mes collègues aide-soignants étaient eux aussi en effectif réduit ce qui ne leur permettaient pas de distribuer les médicaments comme généralement pratiqué après vérification des 99 piluliers complétés par la pharmacie interne. (Et ce, dans le cas où il s’agit bien d’aide-soignants et non d’agents de service hospitaliers faisant fonction d’AS, pas formés ou formés sur le tas avec toutes les lacunes que cela engendre)

Ce matin, j’ai craqué. Comme les 20 jours précédents. Je m’arrache les cheveux, au propre comme au figuré. Je presse les résidents pour finir péniblement ma distribution de médicaments à 10h15 ( débutée à 7h15), je suis stressée donc stressante et à mon sens, maltraitante. Je ne souhaite à personne d’étre brusqué comme on brusque les résidents. Disponible pour personne, dans l’incapacité de créer le moindre relationnel avec les familles et les usagers, ce qui, vous en conviendrez, est assez paradoxal pour un soi-disant lieu de vie. Je bacle. Je bacle et agis comme un robot en omettant volontairement les transmissions de mes collégues que je considère comme les moins prioritaires pour aller à l’essentiel auprès des 99 vies dont j’ai la responsabilité.

J’adore le soin, le care, la relation de confiance avec mes patients, mais je ne travaille pas dans un lieu de vie médicalisé. Je suis dans une usine d’abattage qui broie l’humanité des vies qu’elle abrite, en pyjama ou en blouse blanche.

Arrivez-vous à dormir ? Moi non. Et si c’était vous ? Vos parents ? Vos proches ? Que voulons-nous faire pour nos personnes agées ? Pour les suivants ?

J’ai peur Mme la Ministre. Votre politique gestionnaire ne convient pas à la logique soignante. Ce fossé que vous avez créé, que vous continuez de creuser promet des heures bien sombres au "système de Santé". Venez voir, rien qu’une fois. Moi je rends mon uniforme, dégoutée, attristée.

2) Entretien avec Mathilde Basset

Vous dénoncez le manque de moyens à l’hôpital dans lequel vous travailliez. Vous attendiez-vous à autant d’écho  ?

Mathilde Basset J’ai posté le message le 27 décembre, en rentrant chez moi, excédée par ce que je venais de vivre. C’est un peu comme une bouteille à la mer. Je l’ai fait pour moi. Je ne m’attendais pas à l’ampleur que ça a pris  : 10 200 partages  ! Je viens de le glisser dans une enveloppe et vais l’envoyer à la ministre de la Santé, Agnès Buzyn. Ça montre que la situation dépasse de très loin le cadre du centre hospitalier du Cheylard, que je n’incrimine pas, d’ailleurs.

Qu’est-ce qui vous a le plus choquée dans vos conditions de travail  ?

Mathilde Basset C’est le fossé entre ce qu’on apprend, les valeurs des soignants qu’on nous inculque, et la réalité dans les services. C’est aussi le niveau de responsabilités que les établissements font peser sur le dos des soignants, parce qu’ils n’ont pas le choix, faute de moyens et de remplaçants. Fin octobre, je me suis retrouvée seule avec trente-cinq patients, une admission programmée et deux urgences. Je n’avais qu’un an d’ancienneté  ! Comment laisser une jeune soignante comme moi avec toutes ces responsabilités  ? J’ai géré comme j’ai pu. J’ai délaissé le relationnel avec les patients, qui devrait représenter un tiers de mon temps. J’ai fait abstraction en espérant ne pas craquer. Mais j’ai pleuré devant des patients parce que je ne pouvais pas faire mon métier. J’ai demandé en interne si la situation était normale. On m’a répondu que c’était comme ça, qu’on n’avait pas les moyens et que ça n’allait pas s’arranger. Mais à part se plaindre dans son coin, on fait quoi  ? J’ai dit aux familles de nos usagers de saisir le conseil de vie sociale de l’établissement. J’invite les parents, les résidents, les associations d’usagers à dénoncer la situation, qui dépasse le cadre du Cheylard. On ment aux familles en leur disant que l’on prend en charge leurs parents.

Vous connaissiez pourtant la pénibilité de votre métier…

Mathilde Basset Bien sûr. Mais la pénibilité avec un effectif au complet n’est pas la même qu’avec un effectif réduit  !

A-t-il été simple de partir  ?

Mathilde Basset Il y a toujours un côté culpabilisant. Mais mes collègues disent elles-mêmes que nous sommes considérées comme des pions, qu’il faut arrêter si ça ne va pas. Je ne suis pas responsable de la situation. Ce n’est pas ça, mon métier. Je ne veux pas servir de caution.

Quelle suite donner à votre message  ?

Mathilde Basset Je me retrouve un peu porte-parole malgré moi. J’aimerais que les effectifs augmentent. J’irai à la manifestation à Valence, le 30 janvier (jour de grève nationale intersyndicale dans les Ehpad – établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes – NDLR), mais je n’ai pas la prétention de changer les choses. On se bat contre des moulins à vent. Et les personnels soignants sont difficiles à bouger. Ils l’ont déjà tellement fait.

Entretien réalisé par Stéphane Guérard avec Audrey Paillasse,

L’Humanité


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