Renaissance des grèves en Suisse

samedi 10 février 2018.
 

Avec les montres, le chocolat et le secret bancaire, la « paix du travail » fait partie de la mythologie helvétique. Mais cette règle, selon laquelle il est interdit de faire grève durant la durée d’une convention collective de travail (CCT), est de plus en plus relativisée. Depuis une vingtaine d’années, on assiste à une renaissance des grèves en Suisse.

La notion de « paix du travail » (ou paix sociale) remonte à 1937, lorsqu’elle a été introduite dans les CCT de l’horlogerie et de l’industrie des machines, pour s’étendre ensuite à d’autres secteurs économiques. L’inscription de cette clause a été favorisée par le contexte politique et socio-économique de l’époque, à savoir la nécessité d’assurer la capacité concurrentielle des industries exportatrices et la cohésion sociale face à la montée des puissances de l’Axe Ce principe implique que, tant qu’une CCT est en vigueur dans une branche, les travailleurs et leurs syndicats n’ont pas le droit de déclencher une grève, ni le patronat de recourir au lock-out. En cas de violation de cette règle, les parties peuvent se voir infliger des « peines conventionnelles », dont les montants varient selon les branches. Dans l’horlogerie par exemple, elle est de 10 000 francs (soit 8 700 euros).

Trente fois plus de grévistes

Mais les choses ont bien changé, puisque ces vingt dernières années, on a enregistré 6 300 grévistes en Suisse, soit cinq fois plus qu’entre 1971 et 1980 (1 250 grévistes), période marquée par quelques conflits spectaculaires liés à la crise du milieu des années 1970, et surtout trente fois plus qu’entre 1981 et 1990 (210 grévistes !). Comme le montre le récent ouvrage publié par le syndicat Unia, sous la direction de Vania Alleva et d’Andreas Rieger, Grèves au XXIe siècle*, le recours à la grève s’est même intensifié depuis le tournant du siècle. Entre 2000 et 2016, 311 conflits de travail ont été recensés en Suisse, dont 112 grèves, 63 grèves d’avertissement et 126 autres actions.

Latins plus combatifs

Dans les faits, 42 % des grèves ont eu lieu en Suisse alémanique, 40 % en Romandie et 18 % au Tessin (italophone). Les Latins sont ainsi plus combatifs que les Alémaniques – l’observation valant aussi pour les taux de syndicalisation –, puisqu’ils ne représentent que 25 % de la population. D’autres données statistiques méritent d’être mises en évidence :

Grèves par secteur : 42 % dans la construction, 30 % dans l’industrie et 28 % dans les services privés.

Durée des grèves : 55 % ont duré un jour, 2 % seulement plus de 30 jours.

Motif de grève : licenciements = 36 % ; conditions de travail et salaires = 30 % ; mise en danger de la convention = 16 % ; revendications d’améliorations = 18 %.

Réalisation de l’objectif : but largement atteint = 40 % ; partiellement atteint = 50 % ; pas du tout atteint = 10 %.

Des pics spectaculaires

D’où vient cette recrudescence des grèves ? Andreas Rieger y voit une réaction au fait que, dès 1992, la crise a mis fin aux années de haute conjoncture et entraîné la disparition de centaines de milliers d’emplois. Cela explique pourquoi la plupart des grèves ont un caractère défensif. Malgré la forte augmentation enregistrée ces dernières années, les grèves restent relativement peu nombreuses en Suisse. « Mais à la différence d’autres pays, note l’ancien coprésident d’Unia, le nombre d’incidents et la participation ne diminuent pas ». Les pics sont même spectaculaires lors des mouvements dans la construction. Par la grève, les maçons ont d’ailleurs obtenu, en 2002, l’une des plus grandes conquêtes syndicales de tous les temps, soit la retraite à 60 ans (pour un âge légal de 65 ans). Ce grand succès tient notamment au poids de l’immigration, plus combative, dans ce secteur économique. Ce qui fait dire à Alessandro Pelizzari, responsable d’Unia à Genève, que « le syndicalisme suisse a eu très tôt l’intelligence d’intégrer aussi bien les travailleurs nationaux qu’immigrés ». Ce qui n’a pas été le cas de bien d’autres syndicats européens, qui en paient aujourd’hui la facture.

La fin d’un tabou

L’évolution des syndicats suisses vers des stratégies plus combatives a le mérite de briser un tabou. Pendant des décennies, de grands pans de l’opinion publique étaient persuadés que la grève était interdite en Suisse. Cette croyance était liée à la prospérité helvétique et à l’idéologie du consensus, mais aussi à cette observation de Paul Rechsteiner, président de l’Union syndicale suisse (USS) : « Il n’y a même pas vingt ans que la nouvelle Constitution suisse a reconnu le droit de grève ». Même si, auparavant, celui-ci était plus ou moins admis par la jurisprudence du Tribunal fédéral, ce droit est ainsi mieux ancré dans la conscience des travailleurs.

(*) On peut commander cet ouvrage à l’adresse suivante : www.rotpunktverlag.ch

Jean-Claude Rennwald (Ancien député PS au Conseil national suisse, militant socialiste et syndical)


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