A Gênes, pour comprendre l’affaissement du Parti démocrate

dimanche 4 mars 2018.
 

À Gênes, ultradroite et néofascistes tentent de faire une percée sur fond d’abstention grandissante. Mais les collectifs citoyens se ressaisissent. Une semaine avant les élections législatives italiennes, reportage dans une ville considérée par beaucoup comme un laboratoire politique.

Autour de la table, il y a une femme russe, un Syrien, un Marocain, un Sénégalais, un Roumain. Le cours porte sur les verbes du 2e groupe. Que signifie ridere ? demande l’un d’eux. Giuliano Giuliani consulte rapidement un dictionnaire italien-anglais. Il hésite. To smile ou to laugh ?

Nous sommes dans un local de « GhettUP », une association sise dans l’une des ruelles piétonnes du centre populaire de Gênes. À quelques encablures du vieux port, ce quartier a toujours été une terre d’accueil pour les gens d’ailleurs. Sud de l’Italie, puis Afrique du Nord, aujourd’hui Afrique noire : beaucoup d’origines se sont croisées là, au cœur de cette ville de 600 000 habitants.

Giuliano Giuliani y donne depuis peu des cours d’italien comme bénévole. « C’est important de donner un coup de main. Si ces gens n’apprennent pas l’italien, ils ne pourront rien faire dans ce pays. Je veux comprendre aussi les raisons de leur émigration, apprendre des choses sur leur contrée d’origine. Et leur montrer que dans ce pays il n’y a pas que Matteo Salvini [le leader de la Ligue du Nord, extrême droite – ndlr]... »

Le 20 juillet 2001, la vie de Giuliano Giuliani a basculé. Ce jour-là, son fils Carlo est tué par une balle policière en pleine manifestation anti-G8. S’ensuivent des années de lutte pour faire condamner les coupables. En vain. « Aujourd’hui, je continue mon combat dans un pays qui dégringole », dit-il.

Car ce pays qui vote le 4 mars s’enfonce dans un climat délétère. À l’exception des petits partis à gauche du PD – le Parti démocrate au pouvoir –, tous les programmes prônent un arrêt des flux migratoires et les propos des candidats prennent un tour de plus en plus haineux à mesure que le curseur se déplace vers la droite. Depuis la fusillade de Macerata, le 3 février, lorsqu’un néonazi a tiré sur des migrants, la campagne est happée par le sujet, l’intolérance a monté d’un cran.

Pourtant, au-delà des discours politiques et des emballements médiatiques, ils sont nombreux, ceux qui comme Giuliano continuent leur engagement auprès des étrangers. « Comment un pays de 60 millions d’habitants peut-il se considérer comme envahi par 150 000 personnes ?, s’interroge cet homme dont le dynamisme caché bien les 79 ans. C’est une folie que de penser de cette manière. Et c’est une hypocrisie. L’économie des régions riches comme la Lombardie et la Vénétie repose en grande partie sur la main-d’œuvre immigrée... »

Giuliani, ancien cadre de l’édition, a derrière lui un solide passé de syndicaliste au sein de la CGIL, la confédération générale du travail italien. Ils sont nombreux à Gênes à en être issus. Au siège du syndicat dans les quartiers ouest, l’ancien poumon industriel de la ville, nous rencontrons l’une de ses grandes figures, Franco Grondona, qui a dirigé la FIOM locale – la branche des métallos au sein de la CGIL – pendant une dizaine d’années, jusqu’en 2015.

Avec lui, c’est tout un déclin qui surgit. L’histoire d’une ville industrielle et riche, berceau de l’aristocratie ouvrière, recroquevillée aujourd’hui autour de trois usines dont on ne sait combien de temps elles survivront. « Les difficultés économiques de Gênes commencent dans les années 1980, raconte-t-il. Les entreprises d’État commencent à être privatisées, la production industrielle s’effondre, les usines déployées dans toute l’Italie doivent se recentrer sur un seul site. » À Gênes, les trois grands pôles que constituent Ilva (production de bobines, de zinc et de fer blanc), Fincantieri (chantiers navals) et Ansaldo (production de turbines) doivent réduire leur main-d’œuvre. Les deux premières usines menacent de fermer, l’une après l’autre. De sévères batailles syndicales s’engagent…

À Ilva, la mobilisation des salariés, il y a douze ans, se termine par un accord sur des départs en échange d’un blocage de tout licenciement futur. Mais pour combien de temps ? L’entreprise est sur le point d’être rachetée par Arcelor Mittal. L’offre mise sur la table par le géant indien implique une suppression de près de 7 000 emplois sur toute l’Italie, soit 600 sur le seul site de Gênes… « Nous ne pouvons accepter cela, nous imposerons le respect de l’accord », assure le délégué syndical de l’usine, Armando Palombo. L’usine ne compte déjà plus que 1 500 salariés, contre 10 000 dans les années 1980…

À Fincantieri - qui vient de racheter la moitié des chantiers français de Saint-Nazaire -, une mobilisation syndicale a aussi permis, il y a quatre ans, d’empêcher la fermeture. Aujourd’hui, quatre bateaux de croisière sont en construction, garantissant l’emploi des derniers 600 salariés jusqu’en 2023. Mais toute une chaîne de sous-traitants et d’ouvriers précaires s’active en parallèle : quelque 2 500 personnes au total – qui ne bénéficient pas du tout des mêmes protections que les salariés en interne.

« Les syndicats italiens se sont placés ces trente dernières années en situation de gestion de la crise, juge sévèrement le sociologue génois Salvatore Palidda (retrouver son blog dans le Club de Mediapart). Ils ont négocié les conditions du chômage technique, des préretraites… mais n’ont jamais proposé une loi pour empêcher les délocalisations ! »

Résistance au fascisme

C’est tout le paradoxe de ces luttes syndicales. Si les syndicats mobilisent massivement à l’intérieur de leurs usines et ont réussi à sauver des emplois, à préserver les salaires et à décrocher de bonnes conditions pour les salariés conduits au départ (chômage technique généreusement indemnisé, octroi d’années de cotisations retraite…), leur zone d’intervention a fondu. Et leur bastion avec. Lors des élections municipales, en juin dernier, l’abstention et le vote pour le Mouvement Cinq Étoiles (hostile aux migrants) ont progressé dans les quartiers ouvriers de l’ouest de la ville. 52 % des électeurs ne sont pas allés voter, et 21 % des votants se sont prononcés pour le M5S.

Il en faudrait plus pour bousculer les convictions de ces syndicalistes chevronnés. Depuis quelques mois, la FIOM de Gênes a ouvertement pris parti en faveur des migrants. Elle s’est mobilisée, entre autres, pour soutenir les douze demandeurs d’asile accueillis dans l’ancienne école de Multedo – accueil soudainement contesté par des protestations dans le quartier. « Nous sommes intervenus… dans le silence le plus absolu de la plupart des partis politiques, souligne Armando Palombo. Ils sont dans une pensée électoraliste qui les empêche de prendre position sur cette question. Mais pour nous, c’est une évidence : au-delà du devoir moral d’accueillir ces gens, nous sommes convaincus que les migrants appartiennent à la même classe que nous. Et plus généralement, l’Italie a besoin des migrants ! Elle traverse un hiver démographique… »

Le syndicaliste se targue de n’avoir perdu que cinq adhérents à cause de ce positionnement. Mais il ne cache pas son amertume face au niveau de la campagne électorale italienne. « On parle de tout sauf des droits des travailleurs. On a même entendu la droite proposer des soins gratuits pour les chiens et les chats ! Le problème, c’est qu’il n’y a pas de différence fondamentale entre la droite et la gauche. Sur les migrants, la droite souffle sur les braises pour gagner des voix, la gauche se tait par peur d’en perdre. Mais au fond ils prônent la même chose. Idem sur le droit du travail : le PD a fait des réformes qu’il n’assume pas aujourd’hui, et la droite défend exactement la même voie de libéralisation du marché du travail. » Armando Palombo se montre moins inquiet en revanche face à la progression des néofascistes. « Les fachos sont sur les réseaux sociaux, dans les médias. Mais politiquement, c’est un phénomène nul à Gênes », dit-il.

La ville a pourtant connu ces derniers mois une série alarmante : ouverture d’un local du parti néofasciste CasaPound, tentative d’homicide par ses militants contre un homme qui collait des affiches dans les parages, opposition de riverains à l’hébergement des demandeurs d’asile dans l’école de Multedo…

De fait, la résistance au fascisme a toujours été forte à Gênes. Dans les couloirs de la CGIL, les photos racontent l’histoire d’une ville engagée depuis longtemps contre le péril brun. Première ville italienne à se libérer des forces de l’Axe en 1945 – un jour avant la libération nationale du 25 avril –, Gênes est aussi la ville qui résiste en masse en 1960 contre l’organisation du congrès du parti néofasciste d’alors, le MSI (« Mouvement socialiste italien »). Elle sera aussi la dernière grande ville italienne à rester imperméable aux derniers-nés de la mouvance néofasciste. Ce n’est qu’en novembre que CasaPound y ouvre son local, après une succession de manifestations des réseaux antifas de la ville. Autre groupuscule néofasciste, Lealta e Azione (« Loyauté et Action ») tente depuis quelques mois d’ouvrir une antenne. Chaque samedi, des membres du collectif « Genova Antifascista » se rassemblent devant afin d’en empêcher l’inauguration.

Franco Grondona, lui, refuse de croire à un racisme grandissant. « Selon moi, l’attrait pour l’extrême droite n’est pas tant lié au racisme qu’à la peur de perdre le peu que l’on a. C’est une hostilité qui vise n’importe quel Autre qui menace son petit équilibre économique. Les fascistes savent très bien exploiter cela. »

Plus que toute autre ville en Italie, Gênes incarne la bascule du capitalisme d’État vers un colmatage des brèches… et le sentiment de déclassement qui va avec. Cela fait longtemps qu’il n’y a plus de perspective de croissance ; les jeunes diplômés vont chercher du travail ailleurs. « C’est devenu une ville de retraités et d’allocataires sociaux, décrit Donatella Alfonso, journaliste à La Repubblica et auteure de plusieurs ouvrages sur l’histoire de la ville. Les gens se sont retrouvés sans travail, mais pas forcément sans argent. La ville a également reçu énormément de fonds pour l’organisation d’événements, comme la capitale européenne de la culture en 2004. Au total, environ un milliard d’euros a été déversé à Gênes en douze ans. Quand on voit la ville maintenant, on se dit que tout cela est bloqué. Cela renforce la sensation de déclin. On se retrouve avec des chiffres de développement similaires à ceux de l’Italie du Sud, traditionnellement beaucoup plus pauvre. »

Ici comme ailleurs, cette évolution n’est pas bénéfique aux partis politiques en place. Mais ici plus qu’ailleurs, la claque a été radicale pour le PD. Aux municipales de juin dernier, le parti de Matteo Renzi a perdu la mairie au profit de la droite berlusconienne alliée à la Ligue du Nord. Dans ce qui fut pendant des décennies un bastion du Parti communiste (PCI) puis du PD, cette défaite sur fond d’abstention galopante – 57 % au deuxième tour – n’a pas seulement valeur de symbole. Gênes est un laboratoire politique. Son basculement à droite, pour la première fois de son histoire, est annonciateur de ce qui peut se produire à l’échelle nationale dimanche 4 mars.

« Je ne voterai plus »

« Avec la fin du Parti communiste, il a fallu convaincre ses électeurs de se tourner vers le nouveau Parti démocrate, se souvient Giuliano Giuliani. Puis avec l’arrivée de Matteo Renzi, il a fallu les convaincre de rester… Cela a fini par provoquer de la nausée, du dégoût. Renzi, ce fut le mensonge permanent et une série de mesures contre les travailleurs. Les classes populaires ont été les premières trahies. Ça n’est plus la gauche. D’ailleurs, la classe dirigeante du PD a été phagocytée par d’anciens de la Démocratie chrétienne, plus futés que les anciens communistes pour prendre le pouvoir. La désaffection de l’électorat traditionnel du parti n’est que la conséquence logique de tout ça. »

Matteo Renzi, le chef du PD, sera président du Conseil de février 2014 à décembre 2016 – quand l’échec de son référendum constitutionnel l’oblige à démissionner. Mais il aura marqué l’ensemble de la législature. Son « Jobs Act », en particulier, met fin aux garanties du CDI.

Nous restons dans les quartiers ouest de la métropole génoise, seule partie de la ville où le vote démocrate est encore – très légèrement – majoritaire. Au sein de la section PD de Sestri Ponente, on avoue la difficulté à mener campagne, alors que le parti semble entraîné dans une spirale d’échecs à Gênes et dans sa région, la Ligurie (perdue elle aussi au profit de la droite, deux ans plus tôt).

« Je ne voterai plus, lâche le militant Olindo Repetto. Si le parti a perdu aux dernières municipales, c’est qu’il voulait précisément la défaite. Il avait très mal gouverné à Gênes et n’avait tenu aucune de ses promesses. » Ce monsieur entré au PCI à l’âge de 14 ans et aujourd’hui âgé de 71 ans regarde l’évolution des socialistes européens avec une ironie amère. « Je ne veux pas terminer ma vie comme le PS français… alors je deviens macronien ! » Le PD italien n’est-il pas précisément sur la même voie que le PS ? « Il y a un risque évident, oui. Le résultat des législatives nous donnera la réponse. Il est certain qu’il va se passer quelque chose pour le PD et les dirigeants ne pourront pas l’ignorer. »

Son pronostic pour les législatives sur la circonscription de Gênes ? « Entre moins un et zéro député », dit-il en ne plaisantant qu’à moitié. La nouvelle loi électorale, extrêmement complexe, découpe la Ligurie en six circonscriptions. Seize députés seront élus sur le territoire – dont six au scrutin uninominal majoritaire à un tour, et dix au scrutin de liste proportionnel – ainsi que huit sénateurs – trois au scrutin majoritaire, cinq au scrutin proportionnel.

Les trois militants que nous rencontrons sont unanimes : sur Gênes, les deux postes d’élus au scrutin majoritaire vont tomber dans les mains des Cinq Étoiles. Le PD sauvera les meubles avec ses listes pour la proportionnelle… dont aucun candidat n’est issu de Gênes.

Il est loin, le temps où le Parti démocrate comptait à Sestri Ponente sept sections et 5 000 adhérents… Sans parler de l’époque du PCI, qui est allé jusqu’à rassembler 42 000 membres à Gênes ! Aujourd’hui, il n’y a plus à Sestri Ponente qu’une section PD avec 170 encartés.

Marco Pinna, 61 ans, ancien informaticien au phare du port et désormais employé à son compte, en est le secrétaire. Il est plutôt fier de la législature qui vient de s’écouler et égrène les mesures prises par le gouvernement en faveur des plus démunis (revenu de subsistance de 534 euros par mois pour les foyers menacés par la grande pauvreté), des femmes, des droits civiques (reconnaissance du mariage civil, facilitation des procédures de divorce…). Mais il ne dit pas un mot sur le droit du travail. Si le PD est en recul, pense-t-il, c’est qu’il n’a pas su communiquer sur ses mesures « positives ».

Mauro Montauti, autre militant récemment retraité d’Ilva, souligne de son côté la personnalité clivante de Renzi et sa manière autoritaire de décider, sans consulter les corps intermédiaires. Il ajoute : « Autrefois, il y avait une identification des électeurs au parti. On n’avait pas besoin d’expliquer les choses. Aujourd’hui c’est différent, et notre problème, c’est qu’on discute entre nous sans parler au monde extérieur. »

L’exercice d’autocritique s’arrêtera là. Sur le fond, sur le recentrage de toutes les politiques économiques menées depuis 2013, nos trois militants ne s’étendront guère. Pas plus que sur la question d’un nécessaire renouvellement des cadres du parti : rajeunissement et féminisation ne semblent pas faire partie de leur réflexion. Il faut dire que le PD génois, à l’image de la direction nationale du parti, est surtout embourbé dans des luttes intestines : il ne s’est pas vraiment remis de ses divisions, qui ont éclaté à l’occasion des avant-dernières élections municipales.

Au niveau national, les désaccords autour de la figure de Matteo Renzi ont provoqué deux scissions, en 2015 et 2016, lesquelles ont profondément affaibli le parti. Cette « fronde » de l’aile gauche a fini par se regrouper à la veille des élections au sein d’une nouvelle formation, Liberi e Uguali (« Libres et Égaux » – voir notre débat avec l’une de ses candidates).

Réancrage à gauche ou coalition électoraliste ? Les avis sont partagés. Celui de Salvatore Palidda est tranchant. Autour d’un plat à la Trattoria sociale de Vico Mele, une petite cantine du centre génois fondée pour réinsérer des exclus, le sociologue s’agace. « Liberi e Uguali est une création hyper tardive. Ses membres sont coresponsables de la politique menée par le gouvernement Renzi ; ils ont rompu avec lui beaucoup trop tard. Mais les élections, ce n’est pas un coup de baguette magique ! Les électeurs ne votent pas soudainement pour un parti qu’on vient de créer ! »

Sursaut des collectifs citoyens

Est-ce un signe de l’étrangeté de cette nouvelle configuration politique ? À Gênes, les partis menaient à peine campagne à trois semaines du scrutin. À part quelques modestes bannières sur des autobus, aucune affiche politique n’était visible. Aucun grand meeting programmé. Comme une impression de profil bas, de la part des anciens grands partis qui n’ont plus grand-chose à proposer. Comme une impression, aussi, que les dés sont pipés depuis que la nouvelle loi électorale a été bricolée afin de favoriser les coalitions et barrer la route à l’iconoclaste Mouvement Cinq Étoiles. Tout le monde s’attend à ce que le PD et la droite berlusconnienne alliée à la Ligue du Nord se rejoignent à l’issue des élections au sein d’une grande coalition. Y a-t-il un intérêt à faire campagne quand le scénario est déjà écrit… ?

Les thèmes ne manquent pourtant pas, à Gênes, pour créer le débat. Depuis que la droite a remporté la mairie, la municipalité a mis en place une ligne téléphonique afin que les habitants puissent dénoncer, de manière anonyme, les occupations illégales de logements. La présence policière s’est accrue dans le centre historique. Parallèlement, les vrais problèmes – en particulier celui du traitement des déchets depuis que la déchetterie de Gênes a été fermée sur décision de la magistrature – sont superbement ignorés. Quant au péril néofasciste, le pouvoir ne se mouille pas…

C’est plutôt du côté des mouvements sociaux que les choses bougent. L’arrivée de CasaPound à Gênes a provoqué un sursaut des collectifs citoyens. Comme une soudaine prise de conscience qu’ils avaient délaissé certains quartiers. Comme un réveil après l’endormissement suscité par la répression de Gênes 2001. « Une réponse commence à se formuler face aux fachos, témoigne une membre active du collectif Genova Antifascista. Et nous sommes aujourd’hui mobilisés au sein d’un réseau national et international plus fort qu’avant. »

Le 3 février dernier, Genova Antifascista a ainsi organisé avec d’autres associations et syndicats une grande manifestation antifasciste. Le cortège est passé par la piazza Alimonda, où Carlo Giuliani a été assassiné. Son père, Giuliano, a alors pris le micro. « Sur cette place-là, nous ne pouvons pas parler uniquement de la violence fasciste. Il y aussi la violence de l’État qui matraque, qui tue, qui porte atteinte à la dignité du pays. Il faut se souvenir de cela aussi. »

Sur la place, une pierre commémorative rend hommage au ragazzo (le « jeune homme »). Dix-sept ans après sa mort, des personnes y déposent encore des messages manuscrits. « Chacun de nous doit donner quelque chose pour faire en sorte que personne ne soit obligé de tout donner. Un autre monde est possible », a écrit Claudia.

En 2003, l’enquête sur la mort de Carlo Giuliani est classée sans suite. Pas de procès. « Comme si rien ne s’était passé », lâche le père de Carlo. Or l’histoire de Gênes 2001 n’est pas seulement celle d’un père qui a perdu son fils. Elle est aussi celle de manifestants torturés par les forces de l’ordre dans une caserne, celle de preuves fabriquées par les autorités contre les journalistes, celle d’innombrables violences policières. Une fêlure dans l’histoire italienne contemporaine, qui n’a pas fini d’être réparée.

Les cas de violence exercée par les forces de l’ordre ont certes été jugés. Les parties civiles ont gagné face à l’État italien et, pour les dossiers qui sont allés jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme, les faits de torture ont été reconnus (la justice italienne ne les reconnaîtra qu’en 2012, au niveau de la Cour de Cassation). Mais dix-sept ans après les faits, le ministre italien de l’intérieur n’a toujours pas versé l’intégralité des indemnités réclamées par les victimes et continue de négocier leur montant. Les principaux responsables policiers, eux, sont restés en poste, voire ont été promus.

Cette répression féroce et le long déni qui a suivi « ont provoqué de nombreuses divisions à l’intérieur des mouvements sociaux génois sur les ripostes qu’on peut donner au pouvoir », raconte l’avocate Laura Tartarini, qui a défendu une soixantaine de personnes aux procès de Gênes 2001. « Une partie d’entre eux se sont radicalisés et ont abandonné la pratique de la désobéissance civile pacifique. D’autres personnes, très actives en 2001, se sont retirées de la lutte, traumatisées. »

Un quotidien difficile

Laura Tartarini est issue de cette mobilisation anti-G8. Si son combat quotidien tourne autour du respect des droits humains, elle estime que le PD a perdu son identité de gauche en axant sa politique sur les libertés civiles « plutôt que sur le travail, les revenus, les écoles, les services publics ». « Entretemps, les entreprises ont fermé, le chômage a augmenté. Le bloc social qui constituait le socle du PD a été massacré. » Mais le problème ne concerne pas que la gauche, s’empresse-t-elle d’ajouter. « La confiance des citoyens dans les partis politiques s’est effondrée et sur cela se greffe un processus européen de plus en plus contesté. De fait, aujourd’hui, l’État national n’est plus dépositaire de sa capacité décisionnelle. »

Quasiment à vue du petit mémorial de la piazza Alimonda, à moins d’une centaine de mètres, on trouve le tout nouveau local de CasaPound. Selon le “responsable” de la section rencontré sur place, le choix de l’emplacement n’aurait rien à voir… Mais il prend le soin de préciser : « Nous avons repris le lieu à un étranger. Avant, c’était une épicerie tenue par un Pakistanais. »

Dans ce quartier de classes moyennes de l’est de Gênes, Foce, la coalition droite/extrême droite est arrivée en tête aux dernières élections (54 %). Le Mouvement Cinq Étoiles est encore bas mais dans une dynamique ascendante (12 %), tandis que l’abstention est majoritaire (52 %). Un terreau fertile pour les ultras de CasaPound. Dans le local décoré par une imagerie néofasciste, quelques jeunes discutent autour d’un bar. Discret mais bien visible, Mussolini parraine les lieux. Une photo de lui en visite officielle à Gênes en 1938 est encadrée sur un mur. « Nous nous définissons comme les fascistes du troisième millénaire », assure fièrement le “responsable” , Christian Corda. Le jeune trentenaire bombe le torse qu’il a pourtant déjà bien gonflé. À CasaPound, on aime montrer les muscles… et l’on se vante de distribuer des paniers alimentaires aux plus démunis. Mais personne, dans le quartier, ne les a jamais vus organiser une distribution de nourriture. Personne ne s’oppose non plus à leur présence…

« Je ne vois pas en quoi ils sont dangereux », nous dit Luca Murru, un artisan peintre croisé dans un café à l’heure du déjeuner. Lui va voter Berlusconi aux élections. « Il a déjà suffisamment d’argent et il est suffisamment vieux pour n’avoir plus rien à conquérir. Je crois vraiment qu’il vaut faire du bien au pays. Et avec toutes ses entreprises, il fait travailler 50 000 personnes ! » Luca, 39 ans, raconte un quotidien difficile, entre les 40 % d’impôts qu’il paye en tant que profession libérale, un loyer à 650 euros, une épouse qui travaille jusqu’à 20 heures tous les soirs et une fille qu’il doit faire garder par sa mère à la sortie de l’école… « La gauche donne la priorité à des gens qui ont moins de droits que moi », croit-il. Il a tenté sa chance à Londres, en 2013. Il a tenu trois mois. « Me retrouver à faire la plonge à trente ans passés, ça ne m’a pas plu. »

Laura Tartarini nous avait confié craindre beaucoup plus « le changement dans les mentalités, résultat d’un processus de plusieurs années, que l’ouverture d’un local de néofachos… Les gens ne semblent intéressés que par la sécurité de leur quartier. C’est l’avènement de la politique de la tranquillité ».

Hôpital Galliera, quelques heures plus tard. Giuliano Giuliani est venu avec les candidats locaux de Potere al Popolo (« Le pouvoir au peuple », gauche radicale) et une petite dizaine de militants pour une distribution de tracts. « L’accès de tous au système public de santé fait partie de nos priorités », explique Giuliano, qui s’agite en gardant le sourire pour braver le froid et la lumière déclinante de cette journée d’hiver.

Le tract du parti prône la fin du ticket modérateur, le blocage de toute privatisation du système de santé, la lutte contre la spéculation des entreprises pharmaceutiques. Les patients prennent le document poliment, mais ne s’arrêtent guère pour discuter. « Notre campagne s’adresse aux gens qui ne votent plus, explique Mauro Servalli, candidat trentenaire pour le parti en Ligurie. Nous ne sommes pas dans une compétition à gauche avec Liberi e Uguali, lui-même obnubilé par son rapport avec le PD. Nous voulons retrouver les électeurs qui ont perdu toute confiance dans les partis politiques. »

Au moment de repartir, les plus jeunes du groupe parlent du prochain rendez-vous : ce sera Vintimille – l’une des dernières villes importantes de la région encore gouvernées par le PD –, où un rassemblement est prévu avec les No Borders quelques jours plus tard. « On est en train de s’habituer à des choses terribles face aux migrants, poursuit Mauro Servalli. On est en train de mener une guerre entre les pauvres et entre les peuples. » Or migrants et Italiens font partie d’un même groupe : « les victimes du pouvoir actuel ».


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