Retour sur les enjeux autour de la Banque du Sud (par Eric Toussaint)

lundi 21 mai 2007.
 

Deux tendances opposées sont à l’œuvre en Amérique latine

D’une part, le gouvernement des Etats-Unis et les pays de l’Union européenne réussissent à sceller avec les pays de la région des accords bilatéraux de libre échange qui sont favorables à leurs entreprises. Les privatisations massives des années 1980 et 1990 ont été mises à profit par celles-ci pour prendre le contrôle d’un grand nombre de secteurs économiques vitaux pour le développement. Les flux de capitaux vont de la région vers les pays les plus industrialisés via le remboursement de la dette, le rapatriement des profits des transnationales du Nord, la fuite des capitaux organisée par les capitalistes latino-américains, la dette publique interne est en forte augmentation, les conditions de vie stagnent et les plus exploités s’appauvrissent un peu plus, même si certains programmes d’assistance publique limitent les dégâts (Brésil, Argentine, Venezuela, Equateur).

D’autre part, les nombreuses mobilisations populaires des dernières années se traduisent par l’élection de gouvernements dont certains cherchent à inverser le cours historique des trente dernières années et à affronter la première tendance décrite plus haut en réinstaurant un contrôle public sur les ressources naturelles du pays (Venezuela, Bolivie, Equateur), sur d’autres secteurs clés de l’économie (Venezuela) et en mettant en échec certains projets stratégiques des Etats-Unis (échec de la Zone de Libre-Echange des Amériques - ZLEA - en novembre 2005 et difficulté de mise en œuvre du Plan Colombie à cause de l’opposition du Venezuela, de l’Equateur [1] et de la Bolivie). Certains gouvernements entreprennent des réformes sociales en menant une politique redistributive. Le Venezuela dès 1999, la Bolivie depuis 2006 et bientôt l’Equateur ont entrepris une modification de leur constitution dans un sens démocratique. L’Alternative Bolivarienne pour les Amériques (ALBA) réunit le Venezuela, la Bolivie, Cuba, Haïti, le Nicaragua et, en tant qu’observateur, l’Equateur.

La création d’une Banque du Sud projetée pour la fin 2007 est une pièce importante de cette contre-tendance.

Les préparatifs de la Banque du Sud

Depuis février 2007, l’Argentine et le Venezuela, auxquels s’est associée la Bolivie, se sont mis d’accord pour créer la Banque du Sud. A ces trois pays se sont ajoutés rapidement l’Equateur, le Paraguay, et tout dernièrement, officiellement depuis le 3 mai, le Brésil. Le texte qui était soumis à discussion des ministres, avant que l’Equateur n’intervienne dans l’élaboration avec une proposition originale, était daté du 29 mars et constituait une proposition de l’Argentine et du Venezuela. La proposition équatorienne a été élaborée par le ministre des Finances de l’Equateur, Ricardo Patiño, et quatre membres de son cabinet, auxquels étaient associés 3 étrangers, Jorge Marchini [2], Oscar Ugarteche [3] et moi-même. Cette proposition, élaborée en une quinzaine d’heures les 27, 28, 29 avril, a été soumise le 30 avril au président Correa par le ministre des Finances, accompagné de son cabinet et de moi-même. Le Président Correa a ratifié cette proposition, qui a été immédiatement envoyée aux représentants des autres pays. Le 3 mai, à Quito, la réunion ministérielle, présidée par le président de l’Equateur, a duré de 4 à 5 heures. J’étais invité à faire partie de la délégation équatorienne. Les autres pays étaient représentés par leur ministre des Finances et, généralement, un ou une vice-ministre ou un membre de cabinet.

Ce qui est en jeu maintenant c’est un sommet présidentiel, qui se tiendra avant la fin du mois de juin tel qu’il est écrit dans la Déclaration de Quito. Ce sommet adoptera un texte qui définira ce qu’est la Banque du Sud et proclamera la création définitive de cette institution.

Quelle orientation prônait le texte rédigé par l’Argentine et le Venezuela ?

Le texte initial rédigé par l’Argentine et le Venezuela est tout à fait surprenant et choquant parce que le diagnostic de départ comprend des considérations tout à fait compatibles avec la vision néolibérale, la vision de la Banque mondiale (BM), la vision de la pensée économique dominante, la vision de la classe capitaliste, sur les causes des faiblesses de l’Amérique latine. Le texte met en évidence que c’est le faible développement des marchés financiers qui serait la cause principale des problèmes de l’Amérique latine. Les considérants généraux précisent qu’il faut promouvoir la constitution d’entreprises multinationales de capital régional, sans préciser qu’elles doivent être publiques. Connaissant l’orientation de l’Argentine, le fait qu’on ne précise pas qu’elles soient publiques veut dire soit qu’elles sont privées, soit qu’elles sont mixtes. Toujours dans les considérations générales, on dit qu’il s’agit de promouvoir le développement des marchés de capitaux et des marchés financiers régionaux.

Deuxième élément : le projet propose la création d’une Banque du Sud qui aurait pour fonctions à la fois celles de banque de développement et de fonds monétaire de stabilisation. Un fonds de stabilisation consiste en un organisme régional qui vient en aide aux pays de la région lorsqu’ils sont soumis par exemple à des attaques spéculatives. Pour faire face à ces attaques spéculatives, ils ont besoin de réserves de changes importantes pour se protéger. Le projet commun Argentine-Venezuela proposait un seul organisme qui s’appelle Banque du Sud, et qui a pour fonction à la fois la banque de développement et de fonds monétaire. Il n’y a rien de choquant de ce point de vue là. Par contre, ce qui est choquant, c’est que de nouveau on dit que la fonction est de développer les marchés de capitaux, de favoriser l’industrie, le développement de l’infrastructure, l’énergie, le commerce. Dans ce projet, on ne met pas du tout en avant la protection de l’environnement ou les politiques culturelles et éducatives. Vu le diagnostic de départ, on peut craindre que les politiques macro-économiques qui vont être recommandées restent dans la logique de l’ajustement structurel, de politiques orthodoxes monétaristes. On dit aussi que la Banque va s’endetter sur les marchés financiers.

Troisième élément important et choquant : la proposition de l’Argentine et du Venezuela prévoit que le droit de vote sera fonction de l’apport de chaque pays. Ainsi, si l’Argentine apporte trois fois plus que l’Equateur ou le Paraguay, l’Argentine a trois fois plus de droit de vote. On applique là la clé de répartition de droit de vote qui prévaut à la BM, au Fonds Monétaire International (FMI), à la Banque Interaméricaine de Développement (BID). On applique donc un critère antidémocratique et on fait de cette institution, au niveau de son fonctionnement, la réplique de ce que l’on critique par ailleurs. Au niveau des membres, la proposition de l’Argentine et du Venezuela laisse la possibilité à ce que des Etats d’Afrique et d’Asie participent avec un statut d’observateurs à la Banque. C’est positif car cela augmente la dimension du Sud. Mais, bien que ce ne soit pas explicite, on peut penser qu’une place serait également accordée à des institutions financières multilatérales. On sait par ailleurs que, dans les discussions qui ont eu lieu en mars et en avril 2007, certains membres de cabinet, notamment d’Argentine, envisageaient que la BM et la BID soient actionnaires (sans droit de vote) de la Banque du Sud. Le comble, c’est que la dernière partie, le chapitre 8, « Immunité, Exemption et Privilège », est la reproduction des statuts de la BM, du FMI et de la BID. Il est dit dans ce projet, à l’article 42, que les archives sont inviolables, ce qui veut dire qu’il n’y a pas d’audits possibles de la Banque du Sud. Il est également dit que le personnel de la banque, directeurs, fonctionnaires et employés, est exonéré d’impôt. Il est dit, à l’article 45 - là c’est un copier / coller pur et simple des statuts de la BM et du FMI - qu’il y a immunité totale par rapport aux procédures judiciaires et administratives se rapportant à des actes portés par des fonctionnaires dans le cadre de leur mission.

Ce projet est issu des réunions d’une commission technique et aurait été l’unique projet soumis à la discussion si l’Equateur n’avait pas décidé de produire lui-même une proposition nouvelle. Le texte proposé par l’Argentine et le Venezuela est tout à fait cohérent avec la politique qui domine l’orientation du gouvernement Kirchner en Argentine, en revanche il est totalement incohérent par rapport aux positions adoptées par le Venezuela. Une explication plausible : les sherpas argentins et vénézueliens qui ont rédigé ce texte sont des techniciens formés dans des universités anglo-saxonnes, et sont favorables à l’économie dominante néolibérale. On peut espérer que ce texte n’ait pas été réellement lu, approuvé et assumé par la présidence du Venezuela.

Par rapport à ce texte de l’Argentine et du Venezuela, que prévoit le projet présenté par l’Equateur ?

L’Équateur propose trois instruments : un Fonds monétaire régional, une Banque du Sud et la création d’une unité monétaire du Sud. L’Équateur propose d’aller vers une monnaie de l’Amérique du Sud qui permettrait aux pays d’échanger entre eux dans leur monnaie alors qu’aujourd’hui les échanges entre pays de l’Amérique latine se réalisent essentiellement en dollars. Ce troisième instrument a tout de suite été accepté par l’Argentine, le Venezuela, le Brésil, le Paraguay et la Bolivie.

Le texte proposé par l’Equateur commence par des considérations générales importantes. La première considération consiste à dire que les deux organismes, le Fonds monétaire du Sud et la Banque du Sud, ou l’organisme unique s’il n’y a qu’une Banque du Sud, doivent garantir l’application effective des droits humains et doivent permettre l’application des accords et critères et traités internationaux qui se réfèrent aux droits économiques, sociaux et culturels. On voit tout de suite que dans l’approche de l’Equateur n’est pas une approche commerciale ou économiciste. C’est une approche en terme de droits humains. Il s’agit de mettre en place des outils économiques qui doivent servir à garantir l’application des droits humains fondamentaux. Dans les considérations, on part également du constat que les politiques de type néolibéral de la BM et du FMI, c’est dit implicitement, ont abouti à une aggravation des conditions de vie d’une grande partie des populations, à une augmentation des inégalités dans la distribution des revenus et des richesses, une perte de contrôle des pays de la région sur leurs ressources naturelles, à un renforcement de la tendance migratoire. Face à cela, il faut mettre en pratique des politiques publiques pour renforcer des structures publiques permettant aux pays de récupérer le contrôle sur les ressources naturelles et leur appareil productif de la région, dont une bonne partie est passée aux mains des transnationales du Nord.

Quelles sont les autres propositions originales de l’Equateur en ce qui concerne la Banque du Sud ?

Ce qui est important, c’est que ces deux organismes ne doivent pas s’endetter sur les marchés de capitaux, à la différence de la BM et de la BID. Il faut savoir que la BM, qui s’endette sur les marchés de capitaux, justifie très souvent la politique néolibérale qu’elle mène en disant qu’il est fondamental de garder la mention AAA comme banque d’emprunt sur les marchés de capitaux pour pouvoir emprunter au taux le plus bas. Si on veut mener des politiques qui ne cherchent pas la rentabilité à tout prix, il ne faut pas dépendre de cette notation. C’est pourquoi le capital de la Banque du Sud, qui lui permet de faire des prêts, devrait provenir de quatre sources : 1) d’un apport en capital des pays membres ; 2) d’emprunts de la Banque auprès des pays membres (contrats qui ne dépendent pas de bons émis sur les marchés de capitaux régionaux ou du Nord) ; 3) d’impôts globaux communs, à savoir différents types de taxes globales qui seraient appliquées par les pays membres et dont la recette serait transmise à la Banque de développement, comme une taxe Tobin, une taxe sur les revenus rapatriés par les transnationales, une taxe de protection de l’environnement, etc. ; 4) des dons. Si un Fonds monétaire du Sud était mis en place, il est prévu que l’argent dont il disposerait pour venir en aide aux pays qui en ont besoin, est une partie des réserves de chaque Etat membre mise à disposition du Fonds en cas de nécessité. Le Fonds peut faire appel en cas de besoin à 20% des réserves de changes de tous les pays qui en sont membres. Par exemple, la Bolivie est attaquée par des spéculateurs : immédiatement le Fonds demande à la Banque centrale du Brésil, de l’Argentine, du Venezuela, du Paraguay et de l’Equateur de transférer, en quelques heures, 20% des réserves pour utiliser cette somme pour défendre la Bolivie. Précision importante : cela veut dire qu’on ne bloque pas des fonds en permanence, on les réunit seulement en cas de nécessité.

Autre élément important dans les principes généraux de la proposition équatorienne : les interlocuteurs de la Banque du Sud ou du Fonds sont les États membres. L’idée est de faire des prêts destinés à des entreprises publiques, à des petits producteurs, au secteur coopératif, aux communautés indigènes, etc. En principe, elle ne fait pas de prêts à des grandes sociétés transnationales du Sud comme il en existe en Amérique du Sud : Petrobras, grande société brésilienne privée-publique ; PDVSA, l’entreprise pétrolière vénézuélienne ; Techint, entreprise privée argentine... En principe ce n’est pas à ces entreprises là qu’on va prêter de l’argent, c’est au secteur public, aux petits producteurs, aux communautés locales, à des municipalités, à des provinces, etc. On va leur prêter de l’argent via les États membres. L’idée est d’éviter que la Banque du Sud ne devienne un « mastodonte ». On veut éviter ce qui se passe avec la BM, elle a près de 13 000 employés, ceux-ci contournent les gouvernements centraux, avec des missions multiples dans tous les recoins de tous les pays du Sud. Ces missions affaiblissent délibérément les pouvoirs publics. L’idée est d’avoir une structure de Banque du Sud qui ne soit pas très développée en nombre d’employés, et dont les interlocuteurs sont les États. L’objectif est que les États, conformément à l’orientation de la Banque, prêtent principalement à ceux qui en ont besoin, pour l’application d’un modèle alternatif, respectueux de l’environnement, cherchant à promouvoir la justice sociale et venant en aide à ceux qui n’ont pas accès facilement à des capitaux, donc par définition pas d’abord à des grandes entreprises privées.

D’autres différences entre le projet avancé par l’Equateur et le texte argentino-vénézuélien

Selon le projet équatorien, il est prévu que chaque État membre doit mettre en place un mécanisme pour que, chaque année, il soit rendu compte du fonctionnement et de l’activité de la Banque et du Fonds. Ce mécanisme doit comprendre une discussion parlementaire publique.

Au lieu de dire que les archives sont inviolables, le principe choisi est qu’elles font partie du domaine public. Il peut y avoir des exceptions provisoires, certaines décisions du Fonds pouvant momentanément garder un caractère confidentiel par rapport aux attaques spéculatives.

Les fonctionnaires de la Banque du Sud et du Fonds sont soumis à l’impôt.

Il n’y a pas d’immunité, on indique que les fonctionnaires de la Banque et du Fond sont redevables de leurs actes devant la justice. Enfin, on prévoit que la Banque et le Fonds, en tant que personnes morales, peuvent être poursuivies en justice.

Quel bilan peut-on tirer de cette réunion ministérielle du 3 mai ?

D’abord le fait marquant est que le Brésil, qui jusque là hésitait à rejoindre la Banque, a affirmé qu’il adhérait à la Banque du Sud. Il faut cependant relever que le Brésil, conformément à la politique économique et sociale et à la politique étrangère du gouvernement Lula, voit surtout cette Banque du Sud comme un instrument de politique commerciale, parle essentiellement de bloc économique et prend comme modèle, sans aucun aspect critique, l’Union européenne (UE). Pour le Comité pour l’Annulation de la Dette du Tiers Monde (CADTM) et pour une série de mouvements sociaux - européens ou pas -, l’UE telle qu’elle est ne constitue absolument pas un modèle. Bien sûr, il y a des aspects positifs importants : le fait d’avoir une monnaie commune, un espace dans lequel les frontières internes sont supprimées et permettent largement une circulation des personnes. Mais il est certain que le modèle actuel de l’UE favorise l’application de politiques néolibérales, favorise bien davantage la circulation des capitaux que la circulation de personnes, puisque parmi les nouveaux Etats membres, à l’est, il y a certaines restrictions au déplacement de ces personnes. L’UE maintient une compétition très forte entre les travailleurs. Dans le cadre de l’UE, il n’y a pas eu de nivellement vers le haut des codes du travail et des obligations patronales à l’égard des travailleurs. On assiste au sein de l’UE a un déplacement de travailleurs, notamment de l’est, qui sont surexploités et mis en concurrence avec les travailleurs de la partie occidentale de l’Europe, de manière à ramener vers le bas les conditions de travail et les salaires de l’ensemble des travailleurs de la région. Là où il y a encore des systèmes de sécurité sociale favorables, comme en Hongrie, dans le cadre de la participation à l’UE, on cherche à les privatiser. Cette vision acritique par rapport à l’Union européenne, exprimée par le Brésil, est sûrement partagée par d’autres gouvernements d’Amérique latine : soit ils se font des illusions sur l’UE, soit, ce qui est plus probable, en toute connaissance de cause, partageant l’idée qu’il faut plutôt privilégier un modèle qui reste tout à fait proche du néolibéralisme, ils trouvent que l’Europe est très bien sous sa forme actuelle.

Que penser de l’adhésion du Brésil à la Banque du Sud ?

Etant donné le poids de l’économie brésilienne en Amérique Latine, la participation du Brésil donne une force de départ à la Banque significativement plus importante. Le problème avec le Brésil, c’est l’orientation du gouvernement Lula et du modèle économique et social qu’il met en pratique. Il est clair que l’intégration du Brésil à la Banque du Sud attire la Banque du Sud dans un schéma beaucoup plus traditionnel, pas très éloigné du néolibéralisme, tandis que si le Brésil n’en faisait pas partie, il serait plus simple d’avoir une définition plus proche du modèle alternatif que nous prônons. Le Brésil est dans le Banque du Sud car il ne peut pas en être absent : si les fondations de la Banque du Sud n’avaient pas été construites à l’initiative du Venezuela et de l’Argentine, le Brésil n’en aurait même pas parlé. Mais pour maintenir son rôle économique régional dominant, le Brésil ne peut pas être absent de la Banque du Sud. Si on se met à la place de l’Equateur, du Venezuela et de la Bolivie, on peut comprendre que ces gouvernements voient l’intérêt d’avoir le Brésil dans la Banque du Sud, parce que c’est une puissance économique importante et parce qu’une série de gouvernements progressistes de la région veulent maintenir un bon rapport avec le Brésil pour éviter qu’il ne renforce son rapprochement avec les Etats-Unis, ce qui affaiblirait la région face à l’agressivité des États-Unis. Il y a un véritable jeu diplomatique et géostratégique. L’idéal serait que le gouvernement brésilien adopte une politique réellement de gauche, alternative à son alliance avec les Etats-Unis et à son soutien essentiellement à l’industrie agro-exportatrice ou industrielle exportatrice qui part à la conquête des marchés de la région. On en est loin.

Quelle tendance va l’emporter à l’échelle régionale ?

Le gouvernement actuel du Paraguay est un gouvernement de droite, et ce gouvernement pourrait être remplacé suite aux élections présidentielles de cette année. Un curé de gauche pourrait gagner les élections. Du côté de l’Argentine, il y a une rhétorique anti-FMI et anti-néolibérale mais le gouvernement argentin adopte une orientation de renforcement du capitalisme en Argentine. Il y a en fait deux grandes initiatives mises en places en Amérique latine aujourd’hui : d’une part cette Banque du Sud et le MERCOSUR qui s’étend. Il comprenait au départ le Brésil, l’Argentine, le Paraguay et l’Uruguay. Le Venezuela, qui cherche une alliance régionale plus forte en opposition à la ZLEA proposée par les Etats Unis, a adhéré au Mercosur, la Bolivie également, et l’Equateur est là comme observateur. On a donc un bloc économique qui se définit principalement par les relations commerciales et économiques et est dominé par un modèle capitaliste. Ce bloc permet de renforcer les échanges et favorise un certain type d’intégration régionale.

Puis on a une autre initiative, l’ALBA, l’Alternative Bolivarienne pour les Amériques, à laquelle participent le Venezuela et la Bolivie, auxquels s’ajoutent Cuba, Haïti, le Nicaragua, et l’Equateur en tant qu’observateur. Cinq jours avant la réunion tenue à Quito sur la Banque du Sud, s’est déroulée une réunion de l’ALBA au Venezuela. L’ALBA est un rassemblement politique avec comme axe central Cuba-Venezuela-Bolivie. Les gouvernements de ces trois pays affirment explicitement que leur orientation vise à réaliser le « socialisme du XXIe siècle », une orientation anti-capitaliste et anti-impérialiste, visant la solidarité entre les peuples.

On est donc dans un contexte tout à fait particulier en Amérique latine et dans la Caraïbe, où on a deux types de projets, en partie en compétition, mais qui coexistent, puisque plusieurs pays sont membres des deux. Le Venezuela et la Bolivie sont dans le Mercosur et dans l’ALBA ; par contre le Brésil n’est pas dans l’ALBA, car l’ALBA a clairement une orientation beaucoup plus à gauche que le Mercosur, et parce qu’il y a à Cuba dedans. Le Brésil, sans être opposé à Cuba, affirme clairement son amitié vis-à-vis du gouvernement de Washington.

La Banque du Sud est entre les deux, quoique plus proche du Mercosur agrandi que de l’ALBA. Elle n’inclut pas des membres clés de l’ALBA, à commencer par Cuba, mais aussi Haïti et le Nicaragua. Bien sûr, il serait logique que la Banque du Sud, à l’avenir, s’étende à la Caraïbe et à l’Amérique centrale, et pourquoi pas au Mexique s’il y avait un changement de gouvernement, et développe des relations privilégiées avec les autres continents des pays en développement, à savoir l’Afrique et l’Asie. Le Mercosur est un bloc essentiellement économique, largement dominé par le Brésil. Le Brésil est en fait un « sous-impérialisme », une puissance économique dans la région qui domine ses partenaires économiques. Que ce soit l’Argentine, le Venezuela, l’Equateur ou le Paraguay, ces pays ont une balance commerciale négative à l’égard du Brésil. Le Brésil exporte chez eux beaucoup plus que eux n’exportent au Brésil. Le Brésil est doté d’entreprises transnationales comme Petrobras qui dominent des secteurs économiques clefs de leurs voisins. Petrobras domine, avec d’autres transnationales, le gaz et le pétrole bolivien ; d’autres entreprises brésiliennes dominent le Paraguay. Le Mercosur, dominé par le Brésil allié à l’Argentine, ressemble plutôt à l’UE dominée par le trio franco-germano-britannique, avec une dominante néolibérale capitaliste, tandis que l’ALBA est un projet plus politique qu’économique, davantage basé sur des échanges de types trocs et des donations. Il y a d’importantes donations du Venezuela à l’égard du Nicaragua, de la Bolivie et de Haïti. L’ALBA me semble être un projet vraiment intéressant. Qu’est ce qui va être déterminant ? C’est l’orientation politique des gouvernements et la lutte des mouvements sociaux.

L’Equateur a une orientation radicale, favorable à une répartition des revenus en faveur des plus exploités, des plus opprimés. L’Equateur ne renouvellera pas l’accord pour octroyer la base militaire de Manta aux États-Unis à partir de 2009. L’Equateur remet en cause le type d’exploitation pétrolière qui détruit une partie de son territoire en Amazonie, par exemple. On voit bien que la politique de l’Equateur, de ce point de vue là, est plus proche du Venezuela et de la Bolivie que du Brésil. Au Paraguay, on pourrait avoir un changement de président vers la gauche. Il ne faut pas exclure par ailleurs de grandes mobilisations au Brésil, notamment du côté du Mouvement des Sans Terre (MST), qui renforce l’action pour une véritable réforme agraire, en contradiction avec la politique de Lula. On pourrait connaître dans les mois et les années qui viennent un renforcement de la dynamique des peuples en action et du projet de l’ALBA. L’orientation de la Banque du Sud dépendra des gouvernements qui soutiennent sa création. Même s’il y a fort à craindre que l’orientation avancée par le Brésil et l’Argentine prédomine, le jeu est encore ouvert. C’est maintenant qu’il faut peser de tout son poids pour que le projet de Banque du Sud concrétise tous les espoirs qu’il suscite. NOTES :

[1] Le président équatorien Rafael Correa a annoncé qu’il ne renouvellerait pas la concession de la base militaire de Manta au gouvernement des Etats-Unis lorsque celle-ci viendra à son terme en 2009.

[2] Membre des Économistes de Gauche d’Argentine (EDI), membre de l’Observatoire International de la Dette (OID) et professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires (UBA).

[3] Professeur d’économie à l’université de Mexico, membre de l’organisation Latindad et de l’OID.


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