Israël Palestine : « Il faut former les bases d’un seul Etat multiethnique »

jeudi 3 mai 2018.
 

De plus en plus de voix plaident pour réorienter le combat pour l’indépendance palestinienne vers une lutte pour la citoyenneté pleine et entière au sein d’un seul État. La politologue américaine Virginia Tilley défend cette solution depuis longtemps, en invoquant la comparaison avec l’apartheid et les politiques de boycott.

Virginia Tilley est une professeure de sciences politiques américaine qui s’est spécialisée dans les questions de discrimination et du legs des pratiques coloniales. Dans les années 2000, elle s’est penchée sur le conflit israélo-palestinien pour en tirer un livre, The One-State Solution, qui plaidait pour une solution à un État. À rebours de ce qui était alors le paradigme dominant dans la foulée des accords d’Oslo, qui devaient déboucher sur la coexistence de deux États côte à côte, l’un israélien, l’autre palestinien.

Plus tard, à l’invitation du gouvernement sud-africain, elle a mené une étude juridique comparative du régime d’apartheid et d’un certain nombre de lois israéliennes imposant une forme de discrimination. Elle en a conclu qu’Israël, par de nombreux aspects législatifs, se rapprochait du système en place en Afrique du Sud dans la seconde moitié du XXe siècle, jusqu’en 1990. Elle a continué à travailler sur ce terrain d’étude en 2017 avec le juriste Richard Falk, rapporteur spécial de l’ONU sur la situation des droits humains dans les territoires palestiniens, ce qui a conduit le secrétaire général des Nations unies à censurer leur rapport après qu’Israël et les États-Unis l’eurent critiqué.

Aujourd’hui, alors que le gouvernement de Donald Trump s’est résolument rangé au côté du gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël, et que ce que l’on a coutume d’appeler « le processus de paix » est dans le coma, de plus en plus de voix chez les Palestiniens et dans la communauté internationale plaident pour réorienter le combat pour l’indépendance palestinienne vers une lutte pour la citoyenneté pleine et entière au sein d’un seul État. Il nous a paru opportun d’interroger Virginia Tilley sur ces sujets lors de son passage à Paris.

Pensez-vous que les annonces américaines concernant Israël, en particulier celle sur le statut de Jérusalem, soient un vrai bouleversement ou juste le changement incrémental d’une politique américaine qui a toujours été proche des intérêts d’Israël ?

Virginia Tilley : Tout d’abord, il n’est pas évident d’interpréter ce que fait Donald Trump et de savoir s’il possède une véritable politique étrangère. Je ne parlerais donc pas de politique, mais d’actions. Une fois cela posé, sa décision sur Jérusalem dévoile un schéma attentiste qui permet à Israël de poursuivre ses politiques préférées : continuer les implantations dans les territoires occupés et à Jérusalem-Est, et repousser à une date inconnue toute solution véritable du conflit. Les négociations de paix sont devenues un théâtre performatif qui sert davantage à dévier les critiques internationales qu’à trouver une solution. L’idée que les États-Unis soient un arbitre ou un médiateur dans ce processus sans fin est désormais enterrée. C’était déjà clair pour beaucoup de monde auparavant, mais il sera désormais impossible de prétendre le contraire.

Avec d’un côté l’acceptation que les États-Unis ne sont plus un médiateur impartial, et de l’autre qu’il n’existe pas de plan pour un futur État palestinien viable qui ne ressemble pas à un gruyère, de plus en plus de gens reviennent à une vieille idée : celle d’un seul État pour les Israéliens et les Palestiniens. Que pensez-vous de cette hypothèse ?

Cela fait longtemps que j’écris sur ce sujet. D’un point de vue purement pragmatique, rien n’indique qu’Israël entend se retirer des territoires occupés d’une manière qui permettrait la création d’un vrai État palestinien. Dans le meilleur des scénarios, Israël devrait se retirer de toute la Cisjordanie et de Jérusalem-Est. Mais il ne le fera pas, car il continue de dépenser des milliards de dollars pour y bâtir des colonies, des autoroutes, des universités, des zones industrielles… Et si Israël se retire des territoires actuellement occupés, que reste-t-il ? Des fragments de terres en Cisjordanie et à Gaza. Comment former un État ainsi ? Cela a toujours été absurde et impraticable.

La Palestine était un territoire sous mandat, créé par la Société des Nations pour être un seul pays. L’idée était qu’il pourrait y avoir un foyer national juif dans cet État, et non pas que le foyer national juif soit cet État lui-même. À la place, à force de guerres, cet État a été découpé en différents territoires et nous considérons désormais que ceux-ci ont des statuts légaux différents : Israël d’un côté, les territoires occupés de l’autre et des statuts intermédiaires dans différents endroits. On peut résoudre ces questions complexes en négociant des frontières ou en effectuant une fusion. Pour ma part, je défends un retour au statu quo ante, aux conditions d’avant 1948 de cet État qui n’a jamais été créé.

Israël a été reconnu en 1949 par l’Assemblée générale des Nations unies qui a recommandé son admission en tant qu’État sous certaines conditions qui n’ont jamais été remplies, comme de trouver une solution au retour des réfugiés palestiniens, ou la délimitation des frontières. Aujourd’hui, nous avons une région très différente de l’intention originelle : un État ethnique, l’État national juif, qui contrôle tout le territoire, conformément à la définition légale et internationale de l’apartheid. Quelle que soit la logique de créer un État pour les juifs ayant souffert de l’Holocauste, cela ne donne pas le droit de créer un État où un groupe domine l’autre.

Par conséquent, la situation actuelle ne peut être résolue qu’en revenant à l’idée première d’une unification. Ce ne serait pas l’unification de deux peuples. Car il n’y a deux peuples qu’à cause du mouvement sioniste qui a défini un peuple comme étant juif. Le peuple de la Palestine originelle était censé être multiethnique et plurireligieux. Si l’on adhère à cette idée, alors il faut former les bases d’un seul État multiethnique avec des dispositions interdisant la discrimination sur des bases ethniques, raciales, religieuses ou de quelque ordre qu’elles relèvent.

C’est une chose assez difficile à envisager pour beaucoup de monde, mais si l’on veut trouver une solution qui prenne en compte la souffrance humaine actuelle, qui soit pratique, qui soit légale, qui soit morale et qui respecte les droits humains, alors la réunification est la seule manière d’avancer.

« Israël fait face à une pression internationale de plus en plus forte »

Vous utilisez le mot apartheid, qui est lourd de signification. Comment caractériseriez-vous l’apartheid israélien par rapport à celui qui avait cours en Afrique du Sud ?

Certains ont commencé à utiliser le mot apartheid de manière assez informelle, simplement en constatant qu’il y avait une politique en place qui privilégiait un groupe de gens par rapport à un autre, et que cela se faisait sur des bases « raciales ». Il y a une situation de domination : si vous êtes juif, vous avez des droits, et si vous êtes palestinien, vous n’avez pas les mêmes. Le mot apartheid peut être employé dans le sens où il existe une forme de discrimination, une forme de ségrégation, une forme de politique identitaire qui implique la domination, l’oppression, la souffrance, etc. La question qui se pose aujourd’hui, et qui nourrit les polémiques sur l’emploi du mot, est de savoir s’il s’agit d’un racisme au sens légal.

L’apartheid est un crime contre l’humanité, codifié comme tel à partir du précédent sud-africain et de l’opprobre international qui l’a entouré. La Convention sur l’élimination et la répression du crime d’apartheid de 1973 a établi une définition et oblige légalement les États à le combattre. Donc, si nous voulons réagir face à Israël, il nous faut prendre en compte la loi internationale. C’est le projet que j’ai entrepris à la demande du ministère des affaires étrangères sud-africain en réunissant une équipe de juristes internationaux. Nous avons pris un par un les éléments de loi israéliens et, pour tout ce qui est décrit dans la Convention, ils s’alignent exactement sur ceux de l’Afrique du Sud d’avant 1990, à une exception près. Sans entrer dans les détails juridiques (ils sont dans mon livre sur le sujet), on peut désormais parler d’apartheid d’un point de vue général, mais aussi du point de vue de la loi internationale.

C’est le premier cas, peut-être pas le seul, où les politiques d’un État correspondent à la définition juridique de la Convention de 1973. Bien entendu, notre travail n’est qu’un rapport, et il faudrait que la Cour internationale de justice, ou le Tribunal pénal international, ou une autre instance de ce genre effectue le même travail que nous pour le confirmer ou le contredire. Mais cela signifie que, si c’est confirmé, les États qui ont ratifié la Convention sont obligés d’agir.

Ce qui est étonnant, c’est qu’Israël persiste dans cette direction avec des projets de loi récents comme ceux qui ne reconnaîtraient que les juifs comme citoyens israéliens, ou bien l’application de la loi israélienne à l’intérieur des colonies.

Je pense que c’est parce qu’Israël fait face à une pression internationale de plus en plus forte. Tout ce que fait Israël en ce moment tourne autour d’une seule chose : empêcher toute voix palestinienne de pouvoir changer les lois qui affirment qu’Israël est un État juif. La loi israélienne parle d’État juif et démocratique. Si vous avez un État démocratique, les gens peuvent voter. Et s’ils votent, ils peuvent mettre fin aux lois qui imposent la domination juive sur l’État. Par conséquent, afin de maintenir cette situation, il faut soit contrôler le nombre d’électeurs, soit limiter les effets d’un tel vote par d’autres lois. Aujourd’hui, les citoyens palestiniens d’Israël possèdent le droit de vote, mais il est inefficace, car ils sont une petite minorité et ils n’ont pas le droit de se prononcer contre le caractère juif de l’État.

Cela implique également une politique d’occupation. Israël contrôle de facto des millions de Palestiniens dans les territoires occupés qui, s’ils devenaient des citoyens, pourraient alors voter contre ces lois. Israël doit donc les en empêcher et maintenir l’occupation. Les Palestiniens vivant à Jérusalem ne peuvent pas voter dans le cadre des élections nationales et Israël vient juste de promulguer une loi qui permet de leur retirer leur statut de résident s’ils menacent la sécurité de l’État. Or la sécurité de l’État serait menacée par la volonté de réformer le caractère juif de l’État. Toute la stratégie d’Israël tourne autour de cette question du droit de vote.

Les citoyens palestiniens d’Israël ont longtemps été intimidés et soumis face à cette situation, mais ils commencent désormais à se battre sur cette question en disant : « Nous sommes des citoyens, nous pouvons vivre où nous voulons. Si vous voulez nous en empêcher, faites une loi qui l’interdise explicitement. » Ce qu’Israël a fait. Ensuite, ils ont dit : « Nous sommes des citoyens, nous pouvons nous marier avec qui nous voulons. » Alors Israël a fait une loi interdisant les mariages mixtes. Plus la résistance croît au nom de la démocratie, et plus l’intention des lois devient évidente.

Israël possédait beaucoup de lois avec des formules indirectes du type : « Vous pouvez bénéficier de telle ou telle chose de la part de l’État si vous êtes un citoyen d’après la loi sur le retour. » Et la loi sur le retour disait : « Si vous êtes juif, vous pouvez rejoindre l’État d’Israël et devenir citoyen. » Aujourd’hui, de plus en plus de lois disent directement : « Vous devez être un citoyen juif ou tomber sous la juridiction d’une institution juive pour obtenir vos droits. » Cela devient transparent et c’est la nature d’une situation d’apartheid. « Nous sommes dans les limbes, entre l’enthousiasme initial d’Oslo et l’échec d’Oslo »

Vous parlez d’unification, mais Israël n’en veut pas. Israël n’est pas prêt à donner la citoyenneté pleine et entière aux Palestiniens pour les raisons que vous mentionnez.

On n’est pas obligé de se tourner vers l’Afrique du Sud pour tout, mais dans ce cas-là, c’est instructif. Qu’est-ce qui a précipité la fin de l’apartheid ? Les sanctions, la stigmatisation internationale, le boycott sportif, le coût économique de tout cela… Mais aussi la résistance interne. Le mouvement démocratique sud-africain a rendu le pays ingouvernable. Aussi longtemps que la classe dominante blanche anglo-afrikaner était « confortable » (c’était le terme utilisé à l’époque) et qu’elle pouvait aller faire ses courses et organiser des barbecues dans le jardin tranquillement et en sécurité, elle ne ressentait aucune motivation pour changer les choses. Quand la situation a commencé à devenir « inconfortable », la première réaction a été la répression. Après, seulement, il a fallu envisager d’abandonner ce système.

Israël n’est pas dans la même situation. Néanmoins, si Israël persiste à dominer les Palestiniens d’une telle manière, dans un territoire aussi petit et partagé à 50 % entre juifs et non-juifs, il faut envisager la comparaison avec l’Afrique du Sud. Les Palestiniens ne se laisseront jamais faire, surtout qu’ils ont une longue tradition démocratique et un haut niveau d’éducation. Ils rendront Israël ingouvernable.

Le but d’Israël est donc d’empêcher cela, et le moyen de le faire est l’Autorité palestinienne. L’Autorité palestinienne et les accords d’Oslo ont créé une situation de bantoustan dans laquelle la politique palestinienne a été déplacée : elle ne réclame plus des droits dans l’État d’Israël, mais des droits dans les bantoustans. Bien entendu, cela ne fonctionne pas, car les bantoustans sont dans leur conception même des entités faibles, sans pouvoir et destinées à l’échec.

Aujourd’hui, nous sommes dans les limbes, entre l’enthousiasme initial d’Oslo et l’échec d’Oslo. Cet échec est patent, mais la reconnaissance de cet échec continue d’être rejetée. Elle pourrait survenir à n’importe quel moment. Mais si cela se produit de manière désordonnée, sans objectif ni agenda politique clair, alors cela pourrait partir dans tous les sens, ce qui n’est l’intérêt de personne.

Pour prolonger le parallèle avec l’Afrique du Sud, pensez-vous que le mouvement BDS (boycott, désinvestissement, sanction) à l’égard d’Israël puisse avoir le même impact qu’il a eu contre le régime de Pretoria ?

Le mouvement BDS possède deux fonctions. L’une est directe et consiste à mettre la pression sur le gouvernement israélien. La seconde est indirecte : il s’agit d’utiliser ses objectifs comme un mécanisme éducatif. Quand les gens demandent « Mais pourquoi boycottez-vous Israël ? », on leur montre le racisme sur place, le mur, des maladies évitables à Gaza où il n’y a que trois heures d’électricité par jour, etc. La plupart du temps, les gens disent, en tout cas aux États-Unis : « Je ne savais pas tout cela. » C’est de l’éducation populaire. Plus les gens s’informent à propos des politiques d’Israël, plus ils sont choqués. Et c’est quelque chose qui colle à la peau d’Israël.


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