La garde panarabe (et "socialiste") de Bachar Al-Assad

mercredi 6 juin 2018.
 

Le régime syrien doit sa reconquête du terrain non seulement à l’aviation russe, mais aussi aux unités étrangères qui combattent pour son maintien : Hezbollah libanais, brigades chiites irakiennes ou afghanes, cadres militaires iraniens. Moins connue, la Garde nationaliste arabe se revendique d’une idéologie panarabe socialisante et met systématiquement sa dimension islamique en avant.

Depuis mai 2013, la Garde nationaliste arabe (GNA) mobilise plusieurs centaines de volontaires originaires du Maghreb et du Proche-Orient aux côtés des forces armées syriennes. Si leur nombre exact est tenu secret, M. Bassel Al-Kharet, son responsable à Alep, reconnaissait en février 2017 la perte de cent cinquante « martyrs »nationalistes arabes en Syrie depuis quatre ans. Le mois suivant, la GNA annonçait aussi la mort d’un de ses commandants, Iyad Jabbouri, de nationalité irakienne, dans les environs de Palmyre, lors de combats contre l’Organisation de l’État islamique (OEI). Si la Garde intervient également à Homs ou à Kuneitra, sur le plateau du Golan syrien, c’est dans la Ghouta orientale, à l’est de Damas, qu’elle combat le plus, appuyant la 4e brigade de l’armée gouvernementale dans les affrontements contre les divers groupes de l’opposition.

Un parallèle pourrait être établi entre les membres de la GNA et ces dizaines de milliers d’étrangers venus combattre en Syrie et en Irak dans les rangs de l’OEI et des groupes djihadistes. Tous ont au moins trois traits communs : la jeunesse, une empreinte idéologique forte et la volonté de mettre fin aux frontières nationales issues des grands partages entre pays mandataires dans les années 1920. Utopie contre utopie : ce n’est pas le projet d’une nouvelle cité islamique qui est promu par la GNA, mais « la résistance, l’unité arabe et le socialisme » — devise officielle de ce contingent panarabe.

Leurs modes de socialisation politique ne sont cependant pas les mêmes, et la crise syrienne ne constitue pas le premier moment de l’engagement des nationalistes arabes : ils se sont préalablement politisés au sein de formations se revendiquant de l’héritage du président égyptien Gamal Abdel Nasser (1918-1970). Le lien organique entre la GNA et l’Organisation des jeunes nationalistes arabes (OJNA) est explicite. Cette dernière, née au début des années 1990, sans siège officiel, compte des sections dans l’ensemble du monde arabe. Elle organise annuellement des camps de jeunes regroupant plusieurs dizaines de participants — le dernier a eu lieu au Maroc, en août 2017.

Les Jeunes nationalistes arabes puisent dans un patrimoine intellectuel tout droit issu des années 1950 et 1960, inspiré des expériences socialisantes et développementalistes (étatisme fort comme base du développement économique et industriel). Le penseur égyptien Ismat Saif Al-Dawla (1923-1996), qui articulait dans ses écrits perspectives nassérienne, socialiste et islamique, reste pour eux une référence majeure (1). Les théories de Constantin Zureik (1909-2000) sont aussi enseignées aux membres de l’OJNA. Professeur à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) (2), il fut l’inspirateur, dans les années 1950, du Mouvement des nationalistes arabes (MNA), lequel donna naissance, à partir de 1967, aux principales formations d’extrême gauche libanaises et palestiniennes : Front populaire de libération de la Palestine (FPLP), Parti d’action socialiste arabe, Organisation d’action communiste au Liban.

Les réseaux de la GNA et de l’OJNA sont connectés à des organisations politiques légales dans leurs pays respectifs. Au Liban, le Mouvement des nassériens indépendants (Al-Mourabitoun) les soutient. Cette formation, autrefois liée au Fatah de Yasser Arafat, n’a pas de député au Parlement, mais est active dans plusieurs mouvements : manifestations pour la déconfessionnalisation du système libanais, conflits sociaux. Son secrétaire général, le général Moustapha Hamdane, a dirigé la garde présidentielle du président Émile Lahoud de 1998 à 2005. Soupçonné d’avoir participé à l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic Hariri, en février 2005, il fut incarcéré par les autorités libanaises jusqu’en 2009, avant d’être innocenté par le Tribunal spécial pour le Liban (TSL). Aujourd’hui, M. Hamdane se rend régulièrement à Damas et apparaît comme l’un des principaux orateurs de la GNA lors de ses meetings.

Nationalisme syncrétique

En Jordanie, les réseaux de la Garde croisent ceux de la Liste nationaliste arabe, un mouvement fondé par un ancien membre du Fatah palestinien, Ibrahim Allouche. En Tunisie, les Jeunes nationalistes arabes appartiennent le plus souvent à de petites formations nassériennes membres d’une large coalition de gauche radicale — le Front populaire, qui compte quinze députés à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP).

Si la création de la Garde ne remonte qu’à 2013, son idéologie socialisante appartient à un référentiel que beaucoup croyaient dépassé. Sa nostalgie pour le socialisme nassérien occulte les fortes divisions qui ont longtemps opposé le parti Baas en Syrie et le président égyptien — notamment au moment de l’éphémère République arabe unie (1958-1961).

Mais le nationalisme de la GNA est syncrétique. Ainsi son dirigeant militaire, M. Doulfikar Al-Amili, a-t-il pu se rendre en avril 2017 à Qardaha, le village alaouite d’origine de Hafez Al-Assad, pour saluer la mémoire du fondateur de la Syrie baasiste et père de l’actuel dirigeant syrien. Ses affiches, textes, communiqués célèbrent également des formations étrangères à son idéologie originelle — l’unionisme arabe doit aussi s’accommoder de l’air du temps. Le Hezbollah libanais demeure un modèle : il n’est pas vu comme un mouvement chiite ou libanais, mais comme l’exemple d’une résistance régionale à Israël et aux États-Unis. Le Parti syrien national social (PSNS), formation qui se revendique de l’unification d’une « Grande Syrie », de Jérusalem à Bagdad (3), mobilise aujourd’hui plusieurs milliers de combattants syriens et libanais aux côtés du régime. Pour la GNA, c’est un allié naturel, au même titre que le Hezbollah. Ils se sont parfois retrouvés sur les mêmes fronts militaires. Seule référence qui demeure encore étrangère à la GNA : celle de l’ancien président irakien Saddam Hussein (1937-2006), dont la mémoire n’apparaît jamais dans ses médias.

Rien d’étonnant, car la GNA soutient le parti Baas syrien, qui fut longtemps en guerre froide avec son alter ego irakien — dont plusieurs responsables ont rejoint l’OEI, au nom de la lutte contre l’Iran et les chiites en général (4).

Des campagnes politiques contre le « sionisme » ou le « wahhabisme saoudien » se couplent à son engagement armé. La GNA participe chaque année à la Journée de la terre (5) aux côtés de partis palestiniens proches du régime syrien ; elle rappelle dans de courts communiqués le sort de M. Georges Ibrahim Abdallah, un ancien membre des Fractions armées révolutionnaires libanaises (FARL), incarcéré en France depuis 1984 ; elle a visité des écoles primaires et secondaires syriennes à Alep à l’issue de la reprise de l’est de la ville par les troupes gouvernementales, en décembre 2016. Et, alors que le nationalisme arabe est souvent considéré comme un mouvement purement laïque, la GNA met systématiquement en avant sa dimension islamique : ses vidéos mises en ligne sur les réseaux sociaux montrent ses combattants en train de réciter la Fatiha, la première sourate du Coran. La Garde mène des initiatives populaires dans des quartiers de Damas en relation avec le calendrier musulman : célébration de la naissance du Prophète, dîners de rupture du jeûne pendant le mois de ramadan. Face à l’OEI, le nouveau partisan du nationalisme arabe ne doit pas être seulement un sujet « conscientisé » politiquement, rompu aux classiques des théories nassériennes ou baasistes : il est aussi un sujet pieux. Peut-être s’agit-il également de concurrencer les formations islamistes sur leur propre terrain.

La question de la démobilisation

Après les reconquêtes de l’été 2017, la question de la démobilisation et du retour dans le pays d’origine se pose déjà — à l’instar des combattants djihadistes. Le 13 février 2017, M. Noureddine Bhiri, ancien ministre de la justice (2013-2014), député au Parlement tunisien et membre du mouvement islamiste Ennahda, demande l’ouverture d’une enquête judiciaire sur les ressortissants tunisiens mobilisés auprès du régime de M. Bachar Al-Assad. Il est soutenu par M. Imed Daïmi, membre de la commission de sécurité et de défense de l’Assemblée des représentants du peuple, un proche de l’ancien président Moncef Marzouki. C’est de bonne guerre : le mouvement Ennahda tout comme son ancien partenaire gouvernemental, le Congrès pour la République (CPR), n’ont cessé, depuis 2011, d’être soupçonnés par la gauche du Front populaire de vouloir amnistier les djihadistes tunisiens partis en Syrie et désirant revenir au pays — quand ce n’est pas d’avoir tout simplement favorisé leur départ. Ils retournent l’accusation : le dossier des combattants tunisiens en Syrie ne devrait pas concerner uniquement les djihadistes, mais aussi la GNA, dont la proximité avec certaines composantes du Front populaire est selon eux avérée.

La question syrienne divise les anciens opposants à M. Zine El-Abidine Ben Ali. Ce n’est pas nouveau : si le CPR et Ennahda ont fermement appuyé, depuis 2011, le soulèvement révolutionnaire syrien, d’autres ont pris parti pour le régime et ses alliés. C’est le cas de la gauche du Front populaire, mais aussi de certaines sections syndicales de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), sans oublier la direction de cette centrale, dont des responsables ont rendu visite à M. Al-Assad à Damas en juillet dernier pour l’assurer de leur soutien. Ce débat se posera sans doute à l’avenir en Égypte, au Liban ou en Jordanie.

Nicolas Dot-Pouillard


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