Mai 68 Quand les étudiants égyptiens se sont révoltés contre la dictature de Nasser

mercredi 6 juin 2018.
 

En 1967, l’humiliante défaite égyptienne face à Israël délie les langues. Plus personne ne croit aux bienfaits du régime. Dès février 1968, les étudiants alliés aux ouvriers sont les premiers à descendre dans la rue pour réclamer des réformes et la fin de la répression.

À la faculté d’ingénierie de l’université d’Alexandrie, le président de l’Union des étudiants se dresse sur les marches du parvis. Devant lui, une foule d’étudiants décidés à rester là jusqu’à ce que le gouvernement réponde favorablement à des demandes énumérées dans un communiqué.

“Ceux qui veulent être libres doivent savoir que la liberté ne se donne pas, mais se prend, qu’elle n’est pas accordée, mais s’arrache, lance-t-il. Puisque nous n’avons pas la force de notre côté, nous estimons que le seul moyen de nous adresser au peuple et de contraindre le pouvoir à respecter les libertés et à vous respecter, que notre seul moyen de réaliser nos objectifs est la résistance passive sous forme d’une occupation totale de la faculté, qui pourrait durer un certain temps.”

C’est donc en cette année 1968 que les étudiants déclenchent un mouvement de contestation contre le régime de Gamal Abdel Nasser [au pouvoir depuis 1954]. C’est une première. Jusque-là, personne n’avait osé s’exprimer librement.

“La fin d’un rêve et de la révolution”

C’était l’époque où Nasser remplissait ses prisons d’opposants politiques, qui y subissaient la torture. Avec ces manifestations, les étudiants sont donc les premiers à élever la voix contre le zaïm [chef], objet d’un culte de la personnalité.

Abdel Moneïme Abou Al-Foutouh [membre des Frères musulmans qui a ensuite fait sécession pour se porter candidat à la première élection présidentielle libre, après la révolution de 2011, et qui croupit aujourd’hui en prison] se souvient des années 1960 en Égypte, alors que le pays était sous le choc de la terrible défaite de 1967 [guerre des Six-Jours] face à l’ennemi israélien :

“Soudain, on a eu ce sentiment d’humiliation et l’impression que quelque chose s’était brisé. La fin d’un rêve et de la révolution. C’était un tremblement de terre pour les gens. Pas tant en raison de la défaite elle-même que du fait de la griserie et des immenses espoirs qu’avait soulevés Nasser avec son projet révolutionnaire.” Mais malgré cela, personne n’osait critiquer le régime, “même pas ce qui était arrivé avec la défaite, ni dire qu’on avait été trompés et induits en erreur”, rappelle Abou Al-Foutouh. Car “Nasser gouvernait par le fer et par le feu”.

Critiques et railleries

Or, contre toute attente, à partir de février 1968, le gouvernement est confronté à une vague de critiques et de railleries. Les critiques ne se limitent pas aux ministres, mais s’en prennent même à Nasser en personne. Comment en est-on arrivé là  ? Nasser contrôlait tout ce que la société comptait d’organisations actives, et en premier lieu les syndicats, aussi bien des travailleurs que des étudiants. Ainsi, il avait transformé l’Union des étudiants, qui tenait plus du club de loisirs que d’une organisation représentative des étudiants.

“Entre 1953 et 1959, il n’y avait plus d’élections à l’Union des étudiants. Les dirigeants étaient nommés [par le gouvernement], tout a été fait pour la mettre sous tutelle et pour la corrompre”, rappelle l’écrivain Ahmad Abdallah Rizza. Autrement dit, le mouvement étudiant a été, lui aussi, “nationalisé” par le régime. “Les étudiants avaient trouvé dans la révolution et dans le leader charismatique [Nasser] l’incarnation des rêves de leur génération, rêve d’une patrie égyptienne et d’une nation arabe qui réussit. Cette symbiose a fonctionné jusqu’à ce que tout le monde soit réveillé par le tremblement de terre du 5 juin 1967,” souligne l’opposant Ahmad Baha’ Eddine Shaaban.

Le 21 février 1968, l’Égypte commémorait comme chaque année, lors de la journée de l’étudiant, le souvenir du jeudi sanglant de 1946 [manifestations étudiantes contre les ingérences britanniques en Égypte. Bilan : 170 blessés]. Or, cette fois, les cérémonies se transforment en débats politiques. Un des grands sujets qui préoccupe les étudiants est le procès en cour martiale d’officiers de l’armée de l’air accusés de négligence [durant la guerre des Six-Jours]. L’opinion publique les tient largement pour responsables de la défaite de 1967.

Les étudiants débordent de l’enceinte du campus

Au lendemain du verdict, des travailleurs des usines d’armement à Hélouân [banlieue sud du Caire] et les ouvriers d’autres industries descendent dans la rue pour dénoncer le jugement, considéré comme extrêmement clément. “Des dizaines de personnes sont blessées lors d’affrontements avec la police devant le poste de police de Hélouân”, rappelle Ahmad Abdallah Rizza. Quand les étudiants du Caire et d’Alexandrie l’apprennent, alors qu’ils sont déjà gagnés par l’agitation, ils débordent de l’enceinte du campus, pour la première fois depuis 1954, et vont jusqu’à demander à Nasser de révoquer son frère Leithi du poste de président de l’Union socialiste d’Alexandrie.

Ces manifestations, qui se poursuivent jusqu’au 27 février, se soldent pour la seule ville du Caire par “la mort de deux ouvriers, l’arrestation de 635 personnes et la destruction de plusieurs véhicules et bâtiments, ainsi que 77 blessés parmi les citoyens et 146 blessés parmi les policiers”, précise l’universitaire Waël Othman. La faculté d’ingénierie du Caire est au cœur des événements. Le 24 février, un groupe d’étudiants vient en délégation manifester devant le Parlement, et est autorisé à présenter ses revendications à Anouar El-Sadate [alors président de la Chambre].

Celui-ci a donné sa parole d’honneur qu’on ne touchera pas aux étudiants. La nuit même, ils sont tous arrêtés. Lorsque les étudiants apprennent l’arrestation de leurs camarades, ils organisent un grand rassemblement et décident de bloquer leur faculté. Tout se conclut au bout de trois jours par un accord qui autorise les étudiants à présenter leurs exigences au président du Parlement.

Débat enfiévré

Les étudiants sont donc transportés au Parlement dans une cohorte de taxis. Le soulèvement de février se termine ainsi par cette réunion qui se transforme en débat enfiévré entre les étudiants d’un côté, les ministres et les députés de l’autre. Les demandes allaient au-delà de la question des “verdicts de la cour martiale contre les officiers de l’armée de l’air”, rappelle Ahmed Abdallah. Les étudiants de la faculté d’ingénierie réclamaient par exemple la libération immédiate de tous leurs camarades arrêtés, la liberté de l’opinion et de la presse, un Parlement libre et l’exercice d’une vie législative saine, le départ des services de renseignement et de la police de l’enceinte des universités et l’ouverture d’une enquête sérieuse sur la répression contre les ouvriers de Hélouân.

Face à ces demandes, Nasser doit concéder une révision du procès des officiers accusés de négligence et la formation, pour la première fois sous son règne, d’un nouveau ministère composé en majorité de civils, en grande partie des professeurs d’université. De même, les activités des étudiants sont moins strictement encadrées, et même si les gardes maintiennent leur faction à l’université, ils n’interviennent plus directement dans les activités politiques des étudiants.

Nasser comprit le danger que pouvait représenter le mouvement étudiant né à la suite de l’échec militaire. Pour le parer, il s’est mis à recruter des étudiants dans le vivier des organisations étudiantes. Le calme revenu, en mars, Nasser annonce des réformes politiques et les étudiants attendent leur application. Mais tout bascule à nouveau en novembre, avec une vague de mobilisation encore plus dure que la précédente.

Cette fois-ci, à Mansourah [ville au nord-est du Caire], “des élèves du secondaire descendent dans la rue pour protester contre une nouvelle loi sur l’enseignement”, écrit Ahmad Abdallah Rizza, loi qui instaure de nouvelles conditions pour l’obtention des diplômes. Aussitôt, des élèves d’autres écoles de la ville les rejoignent.

Les étudiants sont rejoints par des ouvriers

“Le gouverneur de la province a assuré aux lycéens que cette loi ne s’applique[rait] pas rétroactivement.” Mais malgré ces garanties, les manifestations reprennent le 21 novembre. La police tire à balles réelles et abat trois étudiants et un paysan. On compte également 32 blessés parmi les manifestants, 9 parmi les policiers et 14 parmi les soldats. Quand, à Alexandrie et au Caire, les étudiants apprennent que le sang a coulé à Mansourah, l’Union des étudiants de la faculté d’ingénieurs organise une marche de protestation pacifique. Or cette marche se heurte aux forces de l’ordre devant la faculté d’agriculture, 53 policiers et 30 étudiants sont blessés.

Alors que la situation se tend à l’université d’Alexandrie, le gouverneur de la ville décide d’aller au devant des étudiants de la faculté d’ingénierie pour leur demander de ne pas envenimer la situation. Or, dès son arrivée, il est encerclé par les étudiants, puis détenu dans le local des gardes dont ils ont pris le contrôle, tout en prenant soin de couper les fils téléphoniques. Il n’est libéré que quand le gouvernement consent à relâcher les étudiants déjà arrêtés.

Le lundi suivant, le 25 novembre, les étudiants sont rejoints par des ouvriers et des salariés. C’est ce qui aboutit aux grèves d’Alexandrie : “La ville est témoin de manifestations d’une ampleur inédite, qui se soldent par des affrontements sanglants avec la police.” Le bilan est de 16 morts, dont trois étudiants et un élève de 12 ans, de 167 blessés enregistrés dans les hôpitaux, et de 462 personnes arrêtées. À quoi s’ajoutent, du côté des forces de l’ordre, 247 policiers blessés. Le mouvement étudiant décide de suspendre les manifestations.

C’est ainsi que se termine le soulèvement étudiant de 1968, qui faillit ébranler le régime de Nasser. Aussitôt la menace écartée, les plumitifs du régime se répandent en attaques virulentes contre le mouvement étudiant. Nasser lui-même [les accuse d’être à la solde de l’étranger], et déclare que “depuis des mois, les ennemis de la patrie espéraient que les étudiants allaient organiser des grèves”.

AL-JAZIRA

Site de la chaîne satellitaire Al-Jazira qui signifie littéralement “L’île”. Lancée en novembre 1996, cette chaîne est devenue au fil des années la plus regardée dans le monde arabe et parmi les diasporas arabes. Le site publie des informations, des analyses ainsi que les débats des émissions politiques ou culturelles les plus populaires. En 2006, Al-Jazira English, une déclinaison anglophone de la chaîne panarabe est lancée. Elle est destinée à un public non arabophone, notamment aux téléspectateurs d’Amérique du Nord. Son site publie les informations et émissions diffusées sur la chaîne et se distingue par sa rubrique Al-Jazira English in-depth, qui propose des analyses et des reportages réalisés sur le terrain “en profondeur”.

Courrier International


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