Allemagne : un grand mouvement insoumis en septembre 2018

mercredi 3 octobre 2018.
 

Lancement d’Aufstehen (Debout !) en Allemagne ce 4 septembre 2018- vers un bouleversement de l’équilibre politique allemand ?

Alors que les gauches allemandes sont sorties lessivées des législatives de 2017, Sahra Wagenknecht veut enclencher une nouvelle dynamique, quitte à prendre des positions, sur les réfugiés ou l’euro, qui clivent au sein de son électorat traditionnel. Dans un entretien à Mediapart, elle trace les contours du mouvement qu’elle s’apprête lancer sur le modèle, dit-elle, des Insoumis ou de Podemos.

Au Bundestag, elle dirige le groupe de Die Linke, la cinquième force de l’hémicycle, derrière les libéraux et l’extrême droite de l’AfD. Figure des gauches contestataires en Allemagne, Sahra Wagenknecht, née en 1969, économiste de formation, dévoile dans un entretien à Mediapart les contours du mouvement qu’elle s’apprête à lancer en septembre, sur le calque des Insoumis français, et assume ses désaccords stratégiques avec une partie de Die Linke. « Les plus pauvres ne votent plus à gauche parce que la gauche a de plus en plus négligé la parole et le dialogue avec eux », s’indigne Wagenknecht, qui prend aussi ses distances, à moins d’un an des élections européennes, avec le mouvement de Yanis Varoufakis.

Vous voulez lancer un grand rassemblement politique. Est-ce la fin des projets d’union des gauches avec les sociaux-démocrates et les écologistes ?

Sahra Wagenknecht : Ce projet d’union des gauches n’est actuellement pas majoritaire. Le SPD [sociaux-démocrates – ndlr] se trouve actuellement à 17 % des intentions de vote et, bien qu’étant toujours au gouvernement, il pourrait connaître un déclin rapide. Par ailleurs, le SPD d’aujourd’hui s’est énormément éloigné des positions traditionnelles de la social-démocratie. Il en est à sa troisième « grande coalition » avec l’union conservatrice de Merkel.

Avant cela, les sociaux-démocrates ont réalisé les réformes libérales de l’Agenda 2010 de Gerhard Schröder, qui représente le contraire d’une politique d’égalité et de protection sociales. Cela a abouti à la création d’un énorme secteur de bas salaires en Allemagne, qui provoque à son tour une énorme insécurité sociale. Toutes ces choses n’ont rien à voir avec notre programme politique. C’est pour cela que nous sommes en train de préparer le lancement d’un grand mouvement populaire, ouvert à toutes les bonnes volontés de gauche. Il doit rassembler tous ceux qui croient encore à certains éléments d’une politique sociale-démocrate classique.

Un mouvement « neuf » avec un programme social-démocrate « classique » ?

Je veux dire par là que nous voulons promouvoir les valeurs d’un État plus social, des salaires plus élevés et plus justes, une politique étrangère européenne autonome, une politique de désarmement, etc. Il ne s’agit bien sûr pas de revenir au programme social-démocrate des années 1970. Le monde a évolué et il faut moderniser. Sur les retraites, par exemple, il ne s’agit pas de rafistoler le vieux système, mais de créer un nouveau système d’assurance où tout le monde cotiserait, du fonctionnaire jusqu’à l’indépendant, et pas seulement le salarié comme aujourd’hui.

Il s’agit de proposer un programme où l’État protège les gens d’un capitalisme débridé, d’une mondialisation pilotée par les multinationales et d’une concurrence aiguisée par le dumping social. Nous voulons rebâtir un État qui fasse une politique active pour la moitié la moins favorisée de la population et pour ceux qui sont les perdants de la donne actuelle.

Quels seraient les contours de ce mouvement ?

Nous voulons créer un mouvement auquel chacun pourra adhérer, sans tenir compte de son appartenance à un autre parti. Ce mouvement doit créer une pression sur les partis déjà existants pour que notre politique soit portée par une majorité. La transition du Parti de gauche vers La France insoumise est un peu notre modèle. Ce que Jean-Luc Mélenchon et ses amis ont déjà atteint est tout à fait impressionnant. Notre parti a toujours eu des positions communes avec celles de FI. Mais FI parvient à atteindre un électorat beaucoup plus important que le nôtre. Nous voulons faire la même chose. C’est pour cela que nous échangeons pas mal avec eux. Nous sommes bien sûr allés nous renseigner précisément sur la formation du mouvement ou encore sur la stratégie médiatique et numérique.

Qu’est-ce qui vous séduit dans la forme du mouvement ?

Les gens ne se sentent plus représentés par des partis, qu’ils trouvent trop rigides. Les jeunes ne s’engagent quasiment plus dans un parti. Pourtant, il est faux de dire que la politique ne les intéresse plus. Je pense qu’avec un mouvement plus souple, aux frontières moins définies, il sera plus facile d’atteindre les gens où ils sont et de les entraîner.

Qui sont les fondateurs de ce mouvement, dont le nom n’a pas encore été dévoilé ?

Évidemment, je ne suis pas toute seule. Mais nous rendrons publics les noms des gens qui sont avec nous quand nous ferons la présentation officielle de notre mouvement. Étant donné que nous voulons un mouvement ouvert sur la société, nous n’avons pas seulement des personnalités politiques avec nous, mais aussi des écrivains, des artistes, des gens du théâtre, etc. Je peux aussi vous dire que nous comptons parmi nous d’anciens cadres dirigeants bien connus du SPD.

Quand aura lieu cette présentation officielle ?

En septembre prochain.

Ce projet a rencontré une résistance importante au sein de votre parti, Die Linke (lire notre enquête). Pourquoi ?

Dans tous les partis politiques, il y a des rivalités, des accrochages et des gens qui ont peur de ne pas être au centre de l’attention. Les arguments avancés contre ce projet sont totalement absurdes. Certains disent que cela va diviser le parti. Ou que cela revient à créer un parti concurrent. Ce n’est absolument pas mon intention. Dans l’équipe fondatrice, nous avons aussi des membres du SPD. Et ils n’ont aucune intention de créer un parti concurrent au SPD.

La principale alternative que l’on m’oppose, c’est que tous ceux qui sont mécontents de la situation ont juste à rejoindre Die Linke. Magnifique ! Mais cela ne fonctionne pas. Cela fait des années que nous espérons que les électeurs du SPD qui sont déçus viennent nous rejoindre. Mais la réalité, c’est que depuis 1998, le SPD a perdu plus de 10 millions d’électeurs. Et nous en avons gagné 2 millions. Il y a donc au moins 8 millions d’électeurs qui ne sont pas venus chez nous.

La crainte de créer un parti concurrent à Die Linke n’est-elle pas justifiée ?

Non. Créer un parti ne me paraît pas être une étape obligatoire. L’objectif du mouvement est de faire pression sur les partis pour les obliger, le SPD en premier lieu, à faire une politique plus sociale. Si cet objectif est atteint, créer une nouvelle structure n’est pas obligatoire. D’autant que le système électoral allemand permet d’ouvrir les listes à des candidats qui viennent de l’extérieur, sans appartenance à un parti officiel. Die Linke ou le SPD pourraient très bien accueillir des candidats venus du nouveau mouvement.

Le paysage politique fédéral est très structuré en Allemagne. C’est un autre obstacle.

Regardez bien l’Europe et vous verrez que partout les systèmes politiques traditionnels sont en plein bouleversement. On le voit en France. Il ne reste plus grand-chose non plus du système politique italien traditionnel, et la social-démocratie néerlandaise est sur le point de disparaître, entre autres. L’Allemagne est désormais concernée et c’est pour cela qu’il me semble possible de créer une telle force en Allemagne.

« Le nouveau gouvernement Merkel est déjà épuisé »

Depuis 2005, avec l’introduction des mesures dites Hartz IV et la multiplication des emplois à bas salaire, des millions d’Allemands ont glissé vers la pauvreté (lire notre reportage). Mais l’électorat des partis de gauche diminue. Pourquoi ?

C’est un phénomène que l’on retrouve dans toute l’Europe. Les plus pauvres ne votent plus à gauche parce que la gauche, prise au sens large, a de plus en plus négligé la parole et le dialogue avec eux. Il s’est développé un concept très élitiste de ce que peut être la gauche, centré sur des sujets de société un peu « à la mode », comme le mariage pour des personnes de même sexe, que je soutiens par ailleurs totalement. Ou encore sur des débats sur l’élevage intensif et les effets destructeurs de l’agriculture industrielle sur l’environnement.

Attention, je ne dis pas que ce sont des sujets mineurs, mais les plus pauvres se demandent surtout comment payer le loyer et acheter à manger. On ne peut pas aller les voir en leur disant qu’ils ne doivent pas s’acheter ces œufs bon marché parce qu’ils proviennent d’une poule élevée en batterie. Il faut donc renouer avec cet électorat et rendre à nouveau la politique de gauche séduisante à leurs yeux.

Vous prônez aussi un changement de discours sur l’accueil des migrants, qui a choqué une partie de la gauche allemande.

C’est ici que le grand écart entre les discours des partis et les besoins de la population est particulièrement visible. La décision de Mme Merkel d’accueillir un million de personnes a entraîné une poussée des antagonismes sociaux et un renforcement des conflits politiques. Car, dans le même temps, pas grand-chose n’a été fait pour empêcher que les problèmes qui existaient déjà avant ne se renforcent de manière extrême. Et bien sûr, ce sont des problèmes qui touchent une fois de plus les plus pauvres.

Ainsi, les réfugiés, qui eux aussi sont pauvres, cherchent des appartements sociaux, donc dans des quartiers modestes, voire défavorisés. Or l’Allemagne manque cruellement de logements sociaux, car le gouvernement a préféré suivre une politique d’austérité. La concurrence sur le logement se renforce au fur et à mesure que l’on fait venir des réfugiés. La situation s’est aussi dégradée dans de nombreuses écoles pas vraiment situées dans les beaux quartiers et qui avaient déjà de gros problèmes avant 2015. Enfin, dans le secteur des bas salaires, là où justement on emploie des gens peu qualifiés, la concurrence est devenue féroce.

Je parlais récemment avec une Allemande qui travaille dans le domaine du nettoyage industriel. Elle a perdu son emploi parce que son patron cherche des employés encore moins payés et qui n’ont pas besoin de disposer d’une grande maîtrise de la langue. Une bonne partie de la gauche qui vit dans des quartiers aisés a refusé de regarder ces problèmes. Si on les évoque, on se fait traiter de raciste. Avec de telles erreurs, la gauche n’arrive plus à parler aux plus pauvres, qui soit ne votent plus, soit votent extrême droite.

Adhérez-vous à la stratégie du plan B de Jean-Luc Mélenchon, qui pose la question de la sortie de l’UE pour forcer à renégocier les traités européens ?

Je trouve cela tout à fait convaincant. La zone euro actuelle ne fonctionne pas, à cause de la politique menée par l’Allemagne. Quand un pays de cette taille pratique le dumping salarial et dope de manière artificielle ses exportations, les autres peuvent difficilement se défendre. Avec l’euro, ils ne peuvent plus dévaluer leur monnaie. Cela renforce les déséquilibres. Regardez l’état actuel de l’Italie. Cela a aussi à voir avec l’euro. Il faut donc que l’Allemagne change sa politique, c’est-à-dire qu’elle opte pour une forte augmentation des salaires et des investissements intérieurs. Il faut aussi coordonner la politique économique avec nos voisins. Enfin, il faut se tenir prêt à mettre en place un nouveau système qui permette une dévaluation des monnaies, pour offrir davantage de souplesse.

Emmanuel Macron plaide pour une réforme de la zone euro et a besoin de l’appui de Berlin pour y parvenir. Mais l’Allemagne ne répond plus et semble se replier. Qu’en pensez-vous ?

Il y a bien des points problématiques dans les propositions de Macron. Prenons l’idée de nommer un ministre des finances européen. Qui le désigne, qui l’élit ? Quelle légitimité pourrait avoir ce ministre ? Ce n’est pas clair du tout et je ne suis pas favorable à une Union européenne trop centralisée. En revanche, Macron a raison quand il dit que l’Allemagne doit cesser d’être obsédée par les plans d’économie et ses excédents budgétaires.

L’Allemagne doit arrêter de placer ses partenaires sous pression et doit relancer le dialogue avec eux. Il y a beaucoup de points sur lesquels nous devons harmoniser les choses. Je pense à l’impôt sur les entreprises pour mettre fin aux pratiques de dumping. Il y a aussi eu une certaine dose d’arrogance de la part du gouvernement allemand ces dernières années. Par ailleurs, c’est le quatrième gouvernement Merkel. Il n’a plus de jus. Il continue à reproduire ce qu’il a fait jusqu’à maintenant, mais il n’y a pas d’idées, pas de réflexion, pas de vision. Rien ne vient. C’est un gouvernement déjà épuisé, qui s’est construit sur une majorité d’urgence. Il ne faut rien attendre de grand, ni sur le plan extérieur, ni sur le plan intérieur, et encore moins pour l’Europe.

Comment vous positionnez-vous par rapport au DiEM25, le mouvement européen lancé par Yanis Varoufakis pour « démocratiser l’Europe » ?

C’est un mouvement de gauche auquel participent des membres de mon parti. Mais les objectifs politiques et européens de ce mouvement ne sont pas les miens. Ils disent clairement qu’ils sont pour une Europe fédérale. Ils veulent une Europe avec un gouvernement central, que ce soit à Bruxelles ou ailleurs. Je pense que c’est une erreur. Je suis favorable à une Europe qui réunisse des démocraties souveraines.

Je pense qu’actuellement, et pour un certain temps encore, la démocratie ne pourra bien fonctionner que dans le cadre des États-nations. Pour l’instant, elle ne fonctionne pas au niveau européen. Il manque trop de choses : une opinion publique européenne ou de vrais partis politiques européens, et non pas les unions hétérogènes actuelles. La puissance des lobbys et des entreprises est trop importante. Il n’y a pas un contre-pouvoir suffisant. Et les gens comprennent mal le fonctionnement de l’Europe. Plus celle-ci sera centralisée, plus les anti-Européens auront beau jeu de dénigrer l’Europe.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message