Evo Morales aux prises avec… ses soutiens

mercredi 22 août 2018.
 

Alors que les forces conservatrices sont à l’offensive en Amérique du Sud, un pays demeure ancré à gauche : la Bolivie de M. Evo Morales, où la contestation se concentre désormais au sein même du camp politique du chef de l’État, notamment chez les mineurs.

L’histoire singulière du parti présidentiel, le Mouvement vers le socialisme, éclaire cette situation étonnante.

« Mandar obedeciendo », « commander tout en obéissant » : prononcée par M. Evo Morales le 21 janvier 2006, à la veille de sa première investiture présidentielle, cette maxime empruntée au sous-commandant Marcos [1] symbolise alors l’engagement du leader indigène et syndicaliste bolivien à gouverner avec les mouvements sociaux qui l’ont porté au pouvoir. Sa victoire, acquise avec 53,7% des voix le 18 décembre 2005, apparaît comme la traduction électorale de plusieurs années d’intenses mobilisations antilibérales. Conçu comme un instrument au service des organisations populaires, son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), incarne la volonté de faire de la politique autrement.

Après plus d’une décennie, cependant, cet outil démocratique semble s’être mué en une machine de guerre principalement vouée à assurer la permanence de M. Morales à la tête de l’État, comme l’atteste la mobilisation du parti afin qu’il puisse se présenter à nouveau en 2019. Cette évolution ne saurait pourtant être imputée aux seules ambitions de son dirigeant, sous peine d’éluder un problème plus profond : la difficulté structurelle à laquelle se heurte le MAS pour faire le lien entre un gouvernement aux prises avec les vicissitudes du pouvoir et des organisations sociales toujours enclines — malgré leur institutionnalisation croissante — à protester dans la rue pour défendre les intérêts de leur base.

Une fédération d’organisations

Fondé en 1998 à l’initiative des syndicats de cultivateurs de coca — les cocaleros — du département de Cochabamba, dont M. Morales est lui-même issu, le MAS se fixe pour but d’envoyer des dirigeants syndicaux et indigènes sur les bancs du Congrès en permettant aux organisations de base de choisir elles-mêmes leurs candidats. Plus qu’à un parti au sens classique du terme, le MAS s’apparente à ses débuts à une fédération d’organisations sociales où se côtoient syndicats ouvriers et paysans, comités de quartier et communautés indigènes — un gage de représentativité des classes populaires dans un pays où les divers domaines de la vie sociale font l’objet d’un encadrement organisationnel très dense. Cette structuration particulière débouche sur ce qui a été baptisé « démocratie corporatiste » [2] : en agrégeant un ensemble hétérogène d’organisations, le MAS doit non seulement prendre en charge, comme tout parti, la mobilisation électorale de ses membres, mais également assumer une fonction médiatrice entre les mouvements toujours plus nombreux qui le composent.

Après la victoire de 2005, le parti, ayant cédé toute initiative proprement politique au gouvernement, s’est vu pratiquement réduit à cette fonction médiatrice entre des organisations devenues rivales, tant pour les investitures électorales que pour les postes internes. Dans ce contexte, la loyauté de ces composantes envers le MAS dépend essentiellement de leur degré d’intégration à l’organigramme du parti. Au MAS, on appartient d’abord à sa propre organisation — syndicale, communautaire ou de quartier —, ensuite au parti. Il n’est donc pas rare, en Bolivie, de voir une même entité afficher son soutien au gouvernement tout en recourant contre lui à des mobilisations collectives pour défendre ses intérêts sectoriels, à l’échelle locale ou nationale.

Confronté à une conflictualité sociale élevée, le président Morales a ainsi pu constater à de nombreuses reprises que celle-ci était en partie alimentée par des organisations gravitant dans son orbite. La Fédération nationale des coopératives minières de Bolivie (Fencomin), alliée au MAS depuis 2005, en offre une illustration éclairante (lire « D’étranges coopératives de mineurs »). Alors qu’ils disposent de solides relais au sein du parti, de l’Assemblée législative plurinationale et de l’exécutif — ils contrôlaient même en 2006 le stratégique ministère des mines —, les mineurs coopérativistes sont à eux seuls à l’origine de deux des plus graves crises politiques de l’ère Morales : d’abord, les affrontements entre mineurs salariés d’État et mineurs coopérativistes à Huanuni, les 5 et 6 octobre 2006, qui firent seize morts ; puis l’assassinat d’un vice-ministre, Rodolfo Illanes, lors d’un blocage de route dans la localité de Panduro, en août 2016, alors que les coopératives s’opposaient à un projet de loi visant à encadrer plus strictement leur activité. Cette situation paradoxale se retrouve avec d’autres organisations affiliées au MAS, qui n’ont pas abandonné la protestation de rue comme modalité d’action légitime bien que leur parti soit au pouvoir. Ce dispositif révèle ses failles lorsqu’il s’agit de désamorcer des dynamiques conflictuelles, alors que les cadres de délibération interne manquent.

Dans un premier temps, le MAS parvient à contenir les tensions entre organisations sociales. Les premières années de gouvernement sont une période de conquête de l’appareil d’État pour des syndicats qui gagnent de nouvelles positions institutionnelles, avec force parlementaires et fonctionnaires. Par ailleurs, le camp gouvernemental est opposé à une droite néolibérale décidée à entraver le fonctionnement de l’Assemblée constituante pourtant promise par M. Morales. Or le projet de Constitution défendu par le MAS est soutenu par l’ensemble des organisations sociales, qui font de son adoption une cause commune. De ce fait, jusqu’en 2009, le MAS parvient à forger sous sa bannière une unité populaire inédite depuis les luttes des années 1970 et 1980 contre les dictatures militaires. Mais les équilibres sont bousculés une fois obtenue l’adoption par référendum de cette nouvelle Constitution, le 25 janvier 2009 : alors même que la droite subit une cuisante défaite dans les urnes, les clivages propres au monde populaire refont surface presque aussitôt.

Répression contre une marche indigène

Parmi les conflits nés de cette reconfiguration : celui qui oppose depuis 2011 les cultivateurs de coca de Cochabamba aux indigènes du Territoire indigène et parc national Isiboro-Sécure (Tipnis), dans le département du Beni. En 2008, le gouvernement relance un projet de route visant à désenclaver ce territoire amazonien, voisin de la zone surnommée « tropique de Cochabamba », où sont implantés les cocaleros. Alors que les travaux doivent débuter en 2010, les communautés indigènes locales, soutenues par la Confédération des peuples indigènes de Bolivie (Cidob), expriment leur opposition.

Outre les conséquences sur l’environnement, elles redoutent une intensification de l’activité économique des cocaleros,potentiellement synonyme d’expansion sur leur territoire. Les producteurs de coca, de leur côté, soutiennent le projet. Les deux camps appartiennent au MAS. Confrontées aux dirigeants cocaleros — l’un des groupes historiques du parti —, les communautés locales et la Cidob, dont la direction a rejoint le MAS en 2006, organisent une marche indigène pour faire pression sur l’exécutif. Parti en août 2011 de Trinidad, capitale du Beni, pour rejoindre La Paz au cours d’un périple de deux mois, le cortège est bloqué à mi-chemin, le 24 septembre, dans la localité de Yucumo, où il est durement réprimé par la police. Un choc pour l’opinion publique bolivienne et internationale, et une défaite symbolique pour M. Morales, le président indigène, qui suspend peu après la construction de la route.

Au-delà de la violence perpétrée par les uns et de la répression subie par les autres, les conflits entre le gouvernement et deux de ses alliés historiques — mineurs coopérativistes et indigènes — ont eu des conséquences diamétralement opposées au sein du MAS. D’un côté, en dépit de vives tensions entre l’exécutif et la Fencomin, les relations ont fini par se normaliser, au prix de concessions mineures de la part de la seconde. De l’autre, les conflits du Tipnis ont abouti à une rupture de fait entre le gouvernement et la Cidob. Cette différence de traitement s’explique en grande partie par la position de ces organisations au sein du MAS. Les coopérativistes n’y ont pas de rivaux directs, tandis que leur importance numérique (presque 120 000 affiliés) garantit une conquête aisée des circonscriptions minières. Les deux parties trouvent donc un intérêt à la survie de cette alliance tumultueuse, qui défie toute cohérence idéologique : loin des préceptes antilibéraux de l’exécutif, le coopérativisme minier, en dépit de son appellation, exalte la liberté d’entreprendre au détriment de toute protection sociale pour ses affiliés [3].

En revanche, la Cidob ne dispose pas des mêmes atouts : le rapport des indigènes au territoire, conçu comme un espace de vie étranger à toute notion de productivité, les place dans une situation d’antagonisme latent par rapport aux paysans, notamment des cocaleros, pour qui la terre ne vaut que si elle est cultivée. Le poids et le statut des cocaleros au sein du MAS ont poussé les dirigeants indigènes vers la sortie. Si cette rupture a été pénible pour un président qui, lors de son arrivée au pouvoir, mettait volontiers en avant ses origines aymaras, son coût politique demeure modéré : les indigènes représentent un réservoir de voix restreint.

Dans son action quotidienne, le gouvernement joue donc souvent le rôle d’arbitre des mouvements sociaux, mais ses prises de position sont fortement conditionnées par les hiérarchies symboliques qui prévalent au sein du MAS ; des hiérarchies façonnées par les clivages propres aux classes populaires boliviennes, mais aussi par l’histoire du parti et de son dirigeant. Ainsi, le projet de route à travers le Tipnis, défendu par le gouvernement, n’illustre pas simplement les orientations productivistes de sa politique économique : le fait que M. Morales soit encore à ce jour un dirigeant syndical, certes symbolique, des cocaleros de Cochabamba montre que, même à la tête de l’État, il se perçoit encore comme le premier défenseur des intérêts de l’organisation dont il est issu [4].

Le président est lui-même un élément central de cette démocratie interne. Né d’une scission au sein de la paysannerie de Cochabamba, le MAS est en partie sa formation, une entreprise politique dont il a pris la direction à une époque où les cocalerosétaient régulièrement accusés d’alimenter le narcotrafic en Bolivie. À travers les multiples légitimités — syndicale, partidaire et institutionnelle — dont il peut se targuer, il apparaît comme le seul à pouvoir faire tenir cet attelage disparate où les dirigeants sociaux cohabitent, au sein des institutions, avec des intellectuels et des responsables politiques qu’il a souvent personnellement invités à rejoindre le parti.

Clé de voûte d’une architecture complexe, M. Morales demeure également le meilleur candidat du MAS. Depuis 2005, le parti peine à former des cadres, comme en témoignent les résultats électoraux des candidats locaux, systématiquement inférieurs à ceux du président. Les dernières élections générales, en 2014, ont une nouvelle fois illustré cette tendance : alors que l’ensemble des candidats à la députation du MAS dans les soixante-dix circonscriptions que compte le pays ont obtenu un peu plus de deux millions de voix, M. Morales en a rassemblé presque un million de plus sur son seul nom.

Cette situation découle en partie de la faiblesse du personnel politique du MAS, notamment dans les grandes villes, où des gestions locales souvent erratiques ont empêché le parti de consolider ses positions. Elle s’explique aussi par le fort rayonnement de M. Morales lui-même, tant international — il demeure une icône de la gauche altermondialiste — qu’interne — toute avancée gouvernementale est portée à son crédit. Dans la configuration actuelle, il occupe donc une position centrale : il canalise en partie les dynamiques centrifuges existant au sein des mouvements populaires boliviens ; il demeure également leur principal atout pour triompher aux élections de 2019 et conserver leur accès privilégié aux ressources de l’État.

Ce détour par le fonctionnement interne du MAS permet de comprendre la volonté de ses composantes de faire de M. Morales leur candidat présidentiel pour la quatrième fois de suite, bien que la Constitution l’interdise. Le MAS a tenté de lever une première fois cette interdiction par référendum, le 21 février 2016. Avec seulement 48,7% de votants favorables à la réforme, la consultation a conduit au premier revers électoral de M. Morales, au terme d’une campagne d’une rare agressivité. Tenace, le MAS a fini par obtenir gain de cause en empruntant la voie judiciaire. Le 28 novembre 2017, le Tribunal constitutionnel a jugé toute limitation du nombre de mandats contraire au pacte de San José (1978) relatif aux droits humains, en vertu duquel les citoyens des Amériques ont le droit « d’élire et d’être élus » (article 23) sans restriction. Du côté de l’opposition, cette interprétation pour le moins généreuse d’un traité international, invoqué contre la Constitution, alimente les procès en autoritarisme contre le gouvernement et les soupçons de soumission du pouvoir judiciaire.

En revanche, la majeure partie des classes populaires boliviennes, convaincues que leur destin est intimement lié à celui de M. Morales, ont célébré ce verdict comme une victoire. Dans un contexte régional marqué par le retour d’une droite libérale aux accents autoritaires, et par la crise de gouvernements idéologiquement proches au Venezuela et en Équateur [5], nul doute que M. Morales se perçoive lui-même comme le meilleur rempart bolivien à la contre-révolution en cours en Amérique latine.

Un horizon politique limité

Reste que la démocratie corporatiste propre au MAS, caractérisée à l’origine par ses dimensions participative et émancipatrice, montre aujourd’hui ses limites. L’inclination récurrente à la contestation des organisations membres du MAS illustre que leurs dirigeants peuvent encore être rappelés à l’ordre par des bases soucieuses de leurs intérêts. Mais ce bouillonnement, contenu à un cadre strictement syndical, exprime tout autant l’incapacité chronique du MAS à « faire parti », autrement dit à élaborer un projet politique commun à l’ensemble de la Bolivie populaire, en transcendant les corporatismes.

Dans ce contexte, la bataille pour la réélection consacre évidemment la place centrale de M. Morales, sans qui l’espace partidaire serait menacé d’implosion. Mais elle contribue également à assigner au parti une seule et unique fonction : exiger des organisations de base qu’elles serrent les rangs en dépit des divergences ponctuelles qu’elles peuvent connaître entre elles ou avec le gouvernement. Cela limite l’horizon politique du MAS à la simple conservation du contrôle de l’appareil d’État, tant il semble entendu pour le gouvernement qu’il est le seul garant de cette Bolivie nouvelle, plurielle, plus égalitaire, qu’il a contribué à construire.

Hervé Do Alto

Notes

[1] Lire Ignacio Ramonet, « Marcos marche sur Mexico », Le Monde diplomatique,mars 2001.

[2] Hervé Do Alto et Pablo Stefanoni, « El MAS : las ambivalencias de la democracia corporativa », dans Luis Alberto García Orellana et Fernando Luis García Yapur (sous la dir. de), Mutaciones del campo político en Bolivia, PNUD Bolivia, La Paz, 2010.

[3] Lire Alvaro García Linera, « Bolivie, “les quatre contradictions de notre révolution” », Le Monde diplomatique, septembre 2011.

[4] En dépit de son accession à la présidence, et à la demande de ses membres, M. Morales est resté aux commandes de la Coordination des six fédérations du tropique de Cochabamba, la structure syndicale paysanne de la région.

[5] Lire Renaud Lambert, « Amérique latine, pourquoi la panne ? », Le Monde diplomatique, janvier 2016.


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