120000 suppressions de postes de fonctionnaires compensés par des créations d’emplois privés ???

mercredi 5 septembre 2018.
 

Le plan CAP 22 programmé par Emmanuel Macron et le gouvernement prévoit 120000 suppressions de postes de fonctionnaires mais prétend les compenser par des embauches d’entreprises privées. Cet emploi privé peut-il être le seul remède contre le chômage ?

Table ronde avec

- Nasser Mansouri-Guilani, économiste, responsable du pôle économique à la Confédération générale du travai

- Anne Eydoux, maîtresse de conférence au Conservatoire national des arts et métiers, membre des Économistes atterrés

- Emmanuel Jessua, directeur des études de Coe-Rexecode. Il pilotait, depuis début 2014, le programme de simplification pour les entreprises au sein du Secrétariat général du Gouvernement à Matignon. Il défend globalement les orientations d’Emmanuel Macron.

Rappel des faits. En programmant un nouveau plan de suppression de 120 000 postes de fonctionnaires (Cap 2022), le gouvernement poursuit sa fuite en avant libérale. L’emploi public n’est-il pas plutôt un élément de solution  ?

Compte tenu du haut niveau du chômage en France, ainsi que des besoins sociaux qu’ils soutiennent, la destruction d’emplois publics n’est-elle pas absurde  ?

Nasser Mansouri-Guilani Au moment où trois millions de personnes sont au chômage et autant sont privées d’un véritable emploi, toute décision qui aboutit à la réduction de l’emploi est évidemment absurde. Mais, en l’occurrence, ici le problème est plus grave, car il renvoie à une vision de société qui est très problématique, voire dangereuse pour notre avenir. Parmi les facteurs explicatifs de cette décision de réduire les emplois publics, il faut mentionner la volonté dogmatique du gouvernement de respecter les normes européennes, notamment l’obligation d’un déficit budgétaire inférieur à 3 % du produit intérieur brut. La question de l’emploi public renvoie aux choix de société  : veut-on tout marchandiser et répondre aux besoins selon une logique marchande, ou bien veut-on y répondre dans une optique de solidarité  ? La première vision qui semble guider les choix du pouvoir en place accepte les inégalités  ; pis encore, elle les considère comme bénéfiques. La deuxième conception vise au contraire une société de fraternité capable de fournir à chaque individu la possibilité de s’épanouir indépendamment de ses origines sociales ou ethniques. Mais l’enjeu des emplois publics va bien au-delà de la question, quoique fondamentale, de la justice sociale. Il s’agit aussi de l’avenir de notre société dans un contexte de fortes mutations technologiques que, suivant Paul Boccara, nous appelons «  révolution informationnelle  ».

Anne Eydoux La fonction publique est marquée par de multiples réformes qui visent à y comprimer l’emploi. De fait, en dépit des vagues de décentralisation qui ont transféré des compétences aux territoires, l’emploi est aujourd’hui en repli dans la fonction publique territoriale. La nature des emplois publics s’est modifiée  : hausse du temps partiel et de la part des contractuels. Si les fonctionnaires représentent la majeure partie des effectifs de la fonction publique, on trouve aussi de nombreux emplois précaires  : CDD, intérim et emplois aidés, souvent à temps partiel. Les mesures pour résorber la précarité résorbent souvent l’emploi tout court. La réduction du volume des emplois aidés décidée par l’actuel gouvernement s’est ainsi traduite par un recours aux contrats de service civique – même pas de l’emploi  ! Ce n’est pas à la hauteur des défis économiques et sociaux actuels. D’un côté, la France a une croissance démographique soutenue, un taux de chômage élevé et une croissance économique ralentie. De l’autre, les besoins sociaux et environnementaux sont criants. Il faut y répondre, et le développement de l’emploi public est l’une des voies.

Les politiques de soutien aux entreprises privées sont-elles la seule voie possible au développement de l’emploi  ?

Emmanuel Jessua La dépense et l’emploi publics ne peuvent augmenter de manière disproportionnée par rapport à notre PIB et à notre population active. La France se caractérise déjà par le ratio de dépense publique par rapport au PIB le plus élevé de la zone euro (56,5 % du PIB en 2017, contre 43,9 % en Allemagne et 47,1 % en moyenne en Europe). Pour assurer la soutenabilité de son endettement public, la France affiche de manière symétrique le taux le plus élevé de prélèvements obligatoires (48,3 % en France, contre 40,7 % en Allemagne et 41,5 % en moyenne dans la zone euro). Or ce poids élevé des prélèvements obligatoires a dégradé la compétitivité de l’économie française au sein de la zone euro. Depuis le début des années 2000, la France est, parmi les principales économies européennes, celle qui a perdu le plus de parts de marché à l’exportation et dont la part de l’activité industrielle au sein de la zone euro a le plus reculé. Ces pertes ont pesé durablement sur la croissance, l’emploi et la cohésion territoriale. C’est ce constat qui a incité le précédent gouvernement à mettre en œuvre le Cice et le pacte de responsabilité pour améliorer la compétitivité-coût (l’ajustement du taux de change étant par construction impossible au sein de la zone euro), et à augmenter durablement la croissance et l’emploi. La poursuite de la baisse des prélèvements obligatoires ne sera toutefois soutenable que si elle s’accompagne d’un effort global d’économies plus important, ce qui n’interdit pas que certaines dépenses publiques puissent voir leur importance préservée ou accrue (santé, éducation, par exemple). S’agissant des transferts sociaux, un allongement progressif de la durée de cotisation pour la retraite présenterait plusieurs avantages. Elle permettrait, en reculant l’âge effectif de départ à la retraite (le plus bas de l’OCDE), de réduire les dépenses de retraite sans réduire l’emploi public et en augmentant durablement la population active, donc le potentiel de production de l’économie.

Nasser Mansouri-Guilani Des pans entiers de besoins et de demandes sociales émergentes peuvent être satisfaits par des emplois publics et associatifs. Néanmoins, ce constat ne devrait pas conduire à minimiser le rôle des entreprises privées. Celles-ci, quelle que soit leur taille, ont une grande responsabilité pour créer des emplois, ce qui pose la question de «  l’objet social  » de l’entreprise  : l’entreprise est-elle créée pour répondre à une demande et une attente sociale, ou n’est-elle qu’une machine à sous pour ses propriétaires  ? La conception dominante, celle qui guide les choix des gouvernements depuis plusieurs décennies, correspond à la seconde option. Selon cette conception, le travail n’est qu’un coût qu’il faut réduire pour accroître la rentabilité, même si les patrons et les libéraux préfèrent utiliser le mot de compétitivité. Mais la «  compétitivité  », telle qu’elle est perçue par eux, est un cache-sexe. Cette conception est à l’origine de la politique d’aide et d’exonération accordée aux entreprises par l’État et les collectivités territoriales sous diverses formes  : prise en charge partielle ou totale de cotisations sociales à la charge des employeurs, crédit d’impôt, subvention, etc. Les libéraux stigmatisent «  l’assistanat  », les chômeurs et les bénéficiaires de minima sociaux, mais les vrais assistés, ce sont bien les patrons et les actionnaires qui profitent des milliards de fonds publics sans aucune contrepartie.

Anne Eydoux Les politiques publiques ont dépensé sans compter pour les entreprises privées ces dernières années. C’est bien la marque de l’idéologie néolibérale  : une austérité sélective qui épargne les entreprises mais fragilise notre modèle social. Depuis le début des années 1990, la France s’est engagée dans une politique dite «  d’allègement de charges  » pour les entreprises. C’est un élément de langage. L’expression fait penser à des embarras inutiles, qui alourdissent le coût du travail et empêchent d’embaucher. Il s’agit en réalité des cotisations sociales employeurs, qui contribuent à financer la protection sociale. Les employeurs en bénéficient  : cela assure l’entretien et la reproduction de la force de travail. Chaque «  allègement  » des cotisations sociales est une ressource en moins pour la protection sociale, que l’État doit tant bien que mal compenser. Cela alourdit le déficit public. Cette politique censée créer des emplois s’avère inutilement coûteuse  : environ 40 milliards par an aujourd’hui pour des volumes d’emploi créés ridicules. Il aurait été plus performant de consacrer ces milliards à des créations d’emploi de fonctionnaires.

Quelles mesures vous semblent-elles, dans le domaine de l’emploi, favoriser une véritable relance économique et sociale  ?

Emmanuel Jessua Parallèlement à la nécessaire amélioration de la compétitivité-coût, une plus grande efficacité des formations initiale et professionnelle, sur lesquelles le gouvernement engage des réformes, sera cruciale pour diminuer le chômage et surtout pour éviter l’inscription durable d’une frange de la population aux frontières de l’emploi et du chômage. L’Allemagne a aujourd’hui un taux de jeunes hors emploi, formation et éducation de 10 % pour les 15-29 ans contre 15 % en France. Elle doit ce succès en particulier à un système efficace d’apprentissage, dont il est urgent que nous nous inspirions.

Nasser Mansouri-Guilani La question de la création d’emploi est inséparable de deux autres questions  : le rythme et la finalité de l’activité économique, et le contenu du travail. Pour schématiser, on pourrait créer des emplois précaires, mal payés et en cadence infernale pour produire des armes. Mais la pérennité de ces emplois et de ces activités nécessite d’alimenter les guerres et de massacrer des innocents. Ce qui est inadmissible. Il s’agit au contraire de créer des emplois stables et bien rémunérés, tout en respectant l’environnement et l’être humain, pour répondre aux besoins dans une perspective globale et de long terme. Ainsi, la réduction du temps de travail, l’amélioration des conditions de travail, les formations qualifiantes, de même que le développement des activités visant à répondre aux besoins en matière de santé, d’éducation, de recherche, de prise en charge des personnes âgées, etc., ce sont autant de politiques favorables à l’emploi.

Il convient aussi que toute aide accordée aux entreprises soit soumise à une évaluation sérieuse. Les libéraux ont déformé l’enjeu de l’évaluation des politiques publiques et en ont fait un outil pour réduire les dépenses publiques et augmenter la pression sur les agents et les fonctionnaires. De ce fait, les progressistes et les syndicalistes ont laissé cet enjeu profondément démocratique aux libéraux. Il est peut-être temps qu’ils s’emparent du sujet et d’en faire un enjeu revendicatif  : l’argent des contribuables doit être utilisé en fonction des choix et des priorités des citoyens, et la puissance publique et les entreprises doivent rendre compte du résultat. Cet enjeu démocratique débouche aussi sur la question des droits d’intervention des salariés et de leurs représentants sur les choix stratégiques des entreprises  : il s’agit qu’ils puissent participer à la définition des critères et vérifier que le résultat obtenu corresponde bien aux attentes et aux intérêts des salariés et des citoyens. Enfin, tout cela n’a pas de sens si on ne travaille pas parallèlement pour le développement des droits sociaux et environnementaux dans les autres pays et régions du monde. Sans la promotion de ces droits, les délocalisations demeurent suspendues au-dessus des emplois comme une épée de Damoclès.

Anne Eydoux Pour créer des emplois, il faut d’autres politiques publiques. Les baisses de cotisations sociales ont fait la preuve de leur inanité, mais d’autres politiques se sont montrées efficaces. Dans une période de croissance des emplois, entre 1997 et 2002 (près de deux millions d’emplois créés), les évaluations ont montré que les 35 heures ont contribué à hauteur de 350 000 emplois au moins. Il est temps de renouer avec la réduction du temps de travail. Par ailleurs, les besoins d’emplois publics sont immenses. Les jeunes générations sont nombreuses, et les inégalités scolaires importantes. Dédoubler les classes de CP ne suffira pas, surtout si la contrepartie est la hausse des effectifs des autres classes. Davantage de jeunes obtiennent le bac. Pourquoi ne pas créer plus de postes à l’université pour les accueillir et les accompagner, plutôt que d’inventer de nouveaux algorithmes pour décider de celles et ceux qui seront empêchés de choisir leur avenir  ? La population vieillit, et les systèmes de santé et de soins manquent cruellement de ressources. Il y a un véritable malaise des personnels de santé des hôpitaux, des soignants des Ehpad. Plutôt que de l’aggraver à coups de réformes brutales de rationalisation des coûts, il est temps d’investir massivement  ! Enfin, la transition écologique se fait attendre, et le moins qu’on puisse dire est que les gouvernements successifs ont rivalisé (et rivalisent encore) d’ingéniosité pour éviter de la mener. Or il y a urgence, et les scénarios existants – comme le dernier scénario Négawatt 2017-2050 – montrent que la transition écologique serait créatrice de très nombreux emplois.

Une idée d’avenir

«  Face à la volonté gouvernementale d’imposer des mesures qui de fait contournent le statut des fonctionnaires, voire le vident de sa substance et qui mettent à mal les services publics, il est indispensable de rappeler en quoi le choix du service public est un choix de modernité.  » Avant-propos de la pétition en ligne «  La fonction publique  : une idée d’avenir  ».

Entretiens croisés réalisés par Jérôme Skalski, L’Humanité


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