Pourquoi Donald Trump a séduit l’électorat populaire Anatomie d’une colère de droite

vendredi 21 septembre 2018.
 

Dans un État américain très pauvre comme la Louisiane, souillée par les marées noires, une majorité de la population vote pour des candidats républicains hostiles aux allocations sociales et à la protection de l’environnement. Sociologue, femme de gauche, Arlie Hochschild a enquêté sur ce paradoxe. Quelques mois plus tard, M. Donald Trump l’emportait très largement en Louisiane.

Une histoire profonde, c’est une histoire épidermique, celle que nous inspire notre ressenti, dans le langage des symboles. Elle abolit le jugement, éclipse les faits. Elle détermine ce qui nous anime. Elle permet à ceux qui se trouvent aux deux extrémités du spectre politique de faire un pas de côté et d’explorer le prisme subjectif à travers lequel le camp d’en face appréhende le monde.

J’ai voulu reconstruire cette histoire pour présenter — sous une forme métaphorique — les espoirs, les peurs, la fierté, la honte, le ressentiment et l’anxiété de gens dont j’ai croisé le chemin en Louisiane. Je l’ai ensuite testée auprès d’eux pour voir s’ils la jugeaient conforme à leur expérience. Ils m’ont assuré que oui.

Telle une pièce, elle se joue en plusieurs actes. Vous attendez patiemment dans une longue file qui mène jusqu’au sommet d’une colline, comme lors d’un pèlerinage. Vous êtes au milieu, parmi des gens tous aussi blancs que vous, tous pareillement chrétiens, certains plus âgés, d’autres moins, de sexe masculin pour la plupart, tantôt diplômés, tantôt peu ou pas du tout qualifiés. Sur l’autre versant de la colline s’étend le rêve américain, but du voyage de chacun.

Tout en bas de la file se trouvent les personnes de couleur — pauvres, jeunes ou âgées, dépourvues pour la plupart d’un diplôme universitaire. Regarder derrière vous vous fait peur ; ils sont si nombreux à vous suivre. En principe, vous ne leur voulez pas de mal. Mais vous avez attendu longtemps, travaillé dur, et, devant vous, la file bouge à peine. Vous mériteriez d’avancer un peu plus vite. Vous prenez votre mal en patience, mais vous êtes inquiet. Vos pensées sont tournées vers ceux qui vous précèdent, et surtout vers ceux qui ont déjà atteint le sommet.

Le rêve américain est un rêve de progrès — l’espoir que vous vous en sortirez mieux que vos parents, qui eux-mêmes s’employaient déjà à s’en sortir mieux que les leurs. C’est un rêve plus grand que l’argent et les biens matériels. Pour un salaire de misère, vous avez enduré un travail de forçat, les licenciements, l’exposition aux produits toxiques. Vous avez tenu bon dans l’épreuve du feu. Le rêve américain de prospérité et de sécurité n’est que la juste récompense de vos efforts, une manière de reconnaître ce que vous avez été et ce que vous êtes — une sorte de médaille d’honneur.

Il fait de plus en plus chaud et la file n’avance toujours pas. On dirait même qu’elle recule. Vous n’avez pas reçu d’augmentation depuis des années et ce n’est pas de sitôt que l’on risque de vous en accorder une. En fait, vos revenus n’ont cessé de décroître au cours des vingt dernières années, surtout si vous n’avez pas de diplôme universitaire, et plus encore si vous n’avez pas le baccalauréat. Vos copains ont tous connu le même sort. La plupart ne se donnent même plus la peine de chercher un emploi décent, parce qu’ils se disent que c’est un trésor hors de la portée de gars comme eux. Pactiser avec les resquilleurs ?

Vous vous êtes accommodé de cette situation car vous n’êtes pas du genre à vous plaindre. Tout compte fait, vous avez de la chance. Vous aimeriez aider davantage votre famille et votre église, car c’est en elles que vous placez votre foi. Vous voudriez qu’elles vous soient reconnaissantes pour votre générosité. Mais la file n’avance toujours pas. Après tant d’acharnement, tant de sacrifices, vous commencez à vous sentir piégé.

Vous pensez à ce qui vous remplit de fierté — à commencer par votre morale chrétienne. Vous avez toujours chéri la probité, la monogamie, le mariage hétérosexuel. Cela n’a pas toujours été facile. Vous avez subi vous-même une séparation, peut-être même un divorce. Les gens de gauche disent que vos idées sont démodées, sexistes, homophobes, mais personne ne comprend rien aux valeurs qu’ils prétendent défendre. Ils parlent de tolérance, mais vous gardez le souvenir de temps meilleurs où, enfant, vous commenciez votre journée à l’école publique par la prière du matin et le salut au drapeau, dans lequel la formule « sous l’autorité de Dieu » n’avait pas encore été reléguée au rang d’option facultative.

Regardez ! Devant vous, des tricheurs se faufilent. Vous suivez les règles ; eux, non. Pendant qu’ils progressent, vous avez l’impression de perdre du terrain. Comment osent-ils ? Qui sont-ils ? Certains sont noirs. Grâce aux programmes de discrimination positive mis en place par le gouvernement fédéral, ils disposent d’un accès privilégié aux universités, à l’apprentissage, à l’emploi, aux aides sociales, aux repas gratuits. Des femmes, des immigrés, des réfugiés, des fonctionnaires : où cela s’arrêtera-t-il ? Votre argent s’écoule dans une passoire égalitariste qui échappe à votre contrôle et à votre approbation. Vous auriez souhaité pouvoir jouir des mêmes chances quand vous en aviez besoin — personne n’a songé à vous les proposer dans votre jeunesse, alors il n’y a pas de raison d’en faire profiter les jeunes d’aujourd’hui. Ce n’est pas juste.

Et Obama ! Comment diable a-t-il fait, celui-là, pour se hisser jusqu’à la Maison Blanche ? Le fils métis d’une mère célibataire à bas revenus qui devient le président du pays le plus puissant de la planète, ça, c’est quelque chose que vous n’avez pas vu venir. Dans quelle posture vous place le triomphe d’un homme comme lui, quand, dans le même temps, on vous explique que vous êtes tellement plus privilégié ? Par quelle faveur Barack Obama a-t-il pu étudier dans une université aussi chère que Columbia ? Où Michelle Obama a-t-elle trouvé assez d’argent pour aller à Princeton, puis à la faculté de droit de Harvard, alors que son père n’était qu’un petit employé du service des eaux ? Jamais on n’a rien vu de tel. À coup sûr, c’est l’État fédéral qui a réglé la note. Michelle devrait éprouver de la gratitude pour tout ce qu’elle a, au lieu d’être sans arrêt furieuse. Elle n’a aucun droit d’être en colère.

Les femmes : encore un groupe qui vous passe devant impunément. Elles réclament le droit d’occuper les mêmes emplois que les hommes. Heureusement que votre père n’a pas eu à se soucier de leur concurrence pour décrocher son poste d’employé de bureau. Et que dire des fonctionnaires, recrutés pour la plupart parmi les femmes et les minorités ? D’après ce que vous en savez, ils sont beaucoup trop payés pour en faire beaucoup trop peu. Prenez cette assistante de direction du département de la régulation : aucun doute qu’elle jouit d’horaires confortables et d’une position garantie à vie, avec, devant elle, la perspective d’une retraite fastueuse. En ce moment, elle est probablement avachie devant son écran à faire du shopping en ligne. En quoi mérite-t-elle des faveurs auxquelles vous, vous n’aurez jamais droit ?

Il en va de même pour les immigrés. Visa ou carte verte en main, Philippins, Mexicains, Arabes, Indiens ou Chinois vous doublent dans la file d’attente, quand ils ne s’y introduisent pas en resquillant. Tout récemment, vous avez vu des hommes ressemblant à des Mexicains en train de construire le camp qui hébergera les tuyauteurs philippins du groupe Sasol. Vous voyez qu’ils travaillent dur, et vous avez du respect pour cela, mais vous ne leur pardonnez pas d’évincer la main-d’œuvre américaine en acceptant des salaires au rabais.

Les réfugiés ? Quatre millions de Syriens ont fui la guerre et le chaos, une partie d’entre eux en direction des côtes grecques. Le président Obama a décidé d’en accueillir dix mille sur le territoire américain, dont deux tiers de femmes et d’enfants. Mais la rumeur prétend que neuf réfugiés sur dix seraient des hommes jeunes, possiblement des terroristes, déterminés à vous griller la politesse dans la queue et à mener la belle vie avec l’argent de vos impôts. N’avez-vous pas enduré des inondations, des marées noires et des pollutions chimiques ? Il est des jours où il vous semble être vous-même un réfugié.

Il n’est pas jusqu’au pélican brun qui ne se moque de vous en battant de ses larges ailes enduites de pétrole. Cet oiseau typique de la Louisiane, emblème officiel de l’État, niche dans les mangroves le long des côtes. Longtemps menacé d’extinction par les pollutions chimiques, il s’est refait une santé, au point d’être retiré de la liste des espèces en péril en 2009 — un an à peine avant la terrible marée noire provoquée par BP. Pour survivre, il lui faut du poisson non contaminé, de l’eau sans pétrole, des palétuviers propres, des côtes protégées de l’érosion. C’est pourquoi le pélican brun vous devance dans la file, lui aussi. Pourtant, c’est juste un oiseau !

Noirs, femmes, immigrés, réfugiés, pélicans, tout le monde vous passe sous le nez. Mais ce sont des gens comme vous qui ont fait la grandeur de l’Amérique. Autant l’avouer, les resquilleurs vous exaspèrent. Ils bafouent les règles du jeu. Vous ne les portez pas dans votre cœur et ne voyez pas pourquoi vous devriez vous en excuser.

Vous n’êtes pas dépourvu de compassion. Mais votre compassion ne saurait englober tous les fraudeurs qui jouent des coudes devant vous. Vous êtes vacciné contre les injonctions à la sympathie. Les gens n’arrêtent jamais de se plaindre. Le racisme. Les discriminations. Le sexisme. On vous a rebattu les oreilles avec des histoires de Noirs opprimés, de femmes dominées, d’immigrés exploités, d’homosexuels persécutés, de réfugiés désespérés. Arrivé à un certain point, vous vous dites qu’il est temps de refermer les frontières de la sympathie humaine — surtout quand celle-ci profite à des gens qui peuvent vous causer du tort. Vous, vous avez enduré plus que votre part de souffrance, sans jamais pleurnicher.

À partir de là, vous devenez soupçonneux. Si tous ces gens se permettent de vous bousculer dans la file, c’est que quelqu’un d’important leur apporte son soutien. Qui ? Normalement, il y a un homme qui contrôle la file, qui la parcourt de haut en bas en veillant à ce que chacun reste à sa place et que l’accès au rêve américain se fasse dans des conditions équitables. Cet homme, c’est Barack Hussein Obama. Oui, mais voilà : au lieu de rabrouer les tricheurs, il leur adresse des saluts amicaux. Il leur témoigne une sympathie que, manifestement, il n’éprouve nullement pour vous. Il est de leur côté. Celui qui a la responsabilité de régler la progression de la file d’attente veut que vous pactisiez avec les resquilleurs.

Vous vous sentez trahi. Vos défenses sont à présent bien activées. Ce président-là ne connaît rien à l’immense fierté d’être américain. Être américain représente un honneur que vous avez plus que jamais à cœur de défendre, compte tenu de la lenteur à laquelle se traîne la file du rêve américain et de l’insolence des propos déversés sur les Blancs, les hommes et les chrétiens. Aujourd’hui, il suffit d’être amérindien, femme ou gay pour s’attirer la sympathie de l’opinion publique. Ces groupes sociaux en ont laissé un seul derrière eux : le vôtre.

Vous ne possédez peut-être pas une grande maison, mais cela ne vous empêche pas d’être fier de votre pays. Quiconque s’en prend à l’Amérique s’en prend aussi à vous. Et si vous ne pouvez plus être fier des États-Unis à travers leur président, il vous revient de vous associer à ceux qui, comme vous, se sentent étrangers dans leur propre pays. La machine à rêves est hors service

Parmi les images des Noirs ancrées dans l’esprit des gens que j’ai pu rencontrer, une manquait : celle d’une femme ou d’un homme attendant comme eux la juste récompense de leurs efforts. L’histoire profonde que se racontaient les Blancs, les chrétiens, les personnes âgées ou les réactionnaires de Louisiane répondait néanmoins à un traumatisme réel. D’un côté, l’idéal national du rêve américain, c’est-à-dire du progrès. De l’autre, une difficulté croissante à progresser.

Pour la population « du bas », soit neuf Américains sur dix, la machine à rêves installée du côté invisible de la colline ne fonctionne plus, mise hors service par l’automatisation, les délocalisations et le pouvoir exorbitant des multinationales sur leur force de travail. Au sein de ce très large groupe, la concurrence entre Blancs et non-Blancs est devenue de plus en plus féroce — que ce soit pour l’emploi, pour une place dans la société ou pour les allocations.

La panne de la machine à rêves remonte à 1950. Les personnes nées avant cette date ont vu leurs revenus croître à mesure qu’elles prenaient de l’âge. Pour celles qui sont nées ultérieurement, c’est l’inverse.

Arlie Hochschild

Sociologue à l’université de Californie à Berkeley, auteure de Strangers in Their Own Land : Anger and Mourning on the American Right, The New Press, New York, 2016, dont ce texte est adapté


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