Splendeurs et misères du macronisme, ou... quand Jupiter tombe de l’Olympe

mercredi 19 septembre 2018.
 

Monsieur Macron avait pris ses quartiers d’été sonné par le scandale Benalla. Il sera rentré au milieu du séisme politique provoqué par la démission de son ministre de la Transition écologique et solidaire. Ce dernier événement marque la fin de l’imposture sous le sceau de laquelle avait débuté ce quinquennat.

Nicolas Hulot symbolisait le « en même temps » par lequel l’élu de mai 2017 prétendait mener de concert une contre-révolution libérale comme le pays n’en avait encore jamais connue et améliorer la situation de ses habitants, le tout conduit sous le signe de « l’exemplarité » revendiquée de sa gestion des affaires. En quelques mots, le 28 août, la désormais ex-éminence aura mis en exergue la vérité d’une entreprise dont l’action se trouve tout entière inspirée par le business et les lobbies au service de celui-ci.

Ses mots résonnent comme un réquisitoire. Quand il dénonce « la présence de lobbyistes dans les cercles du pouvoir. C’est un problème de démocratie. Qui a le pouvoir ? Qui gouverne ? » Quand il ajoute, lui qui n’aura jamais mesuré sa solidarité avec l’action gouvernementale, y compris dans ses dimensions les plus désastreuses (comme la privatisation en cours du rail français, qui va à l’encontre de la plus élémentaire exigence écologiste) : « La pression du court terme sur le Premier ministre est si forte qu’elle préempte les enjeux de moyen et long terme. (…) Avons-nous commencé à réduire nos émissions de gaz à effet de serre. Non. Avons-nous commencé à réduire l’utilisation des pesticides ? Non. Ou à enrayer l’érosion de la biodiversité ? Non. » Ou quand il enfonce en ces termes le clou : « La planète est en train de devenir une étuve, nos ressources naturelles s’épuisent, la biodiversité fond comme neige au soleil. Et on s’évertue à réanimer un modèle économique qui est la cause de tous ces désordres. »

Le ministre le plus populaire ne saurait, évidemment, être confondu avec un anticapitaliste militant. Il n’en aura pas moins, en donnant son congé du gouvernement, confirmé ce que tant d’entre nous affirment depuis des lustres : la course au rendement maximal, le dogme de la rentabilité financière, la déréglementation à tout-va, le libre échangisme érigé en dogme intangible, auxquels communient l’ensemble des dirigeants de l’Union européenne, vont à l’encontre du sauvetage de la planète et de son écosystème. Il en sera, de lui-même, parvenu à la conclusion qu’il était chimérique, du sein d’une équipe née de la volonté du capital financier de plier la France à ses intérêts les plus étroits, de penser inverser une tendance qui, par exemple, à l’inverse des décisions de la Cop21, aura vu les États du Vieux Continent augmenter de 1,8% leurs émissions de gaz en 2017, notre Hexagone faisant pour sa part la course en tête avec une croissance de 3,2% de ses rejets.

Impossible, en clair, d’être écologiste, de prendre au sérieux les menaces pesant sur l’existence humaine, d’endiguer le dérèglement climatique, d’assainir notre alimentation, de limiter le trafic routier en privilégiant les transports collectifs et le ferroutage, d’engager la transition énergétique, d’imaginer un nouveau modèle de développement… sans traiter le mal à la racine. Sans prendre le pouvoir sur la finance. Sans maîtriser l’économie en la réorientant dans le sens de l’intérêt général. Sans donner un rôle moteur à l’intervention publique, donc à des services publics redéployés, à un pôle bancaire national, à un vaste secteur industriel répondant à nos besoins stratégiques les plus cruciaux, sans compter une économie sociale et solidaire soucieuse d’échapper au fétichisme marchand. Sans mettre au pas les intérêts privés et les lobbies qui entendent se substituer à la délibération citoyenne et à la souveraineté populaire. Sur ce plan, Monsieur Hulot a totalement raison : in fine, la question revient à savoir qui dirige et à quelles fins, elle pose à la société le problème nodal de la démocratie. Non seulement on ne peut concilier exigence écologique et néolibéralisme, mais l’idée même de « capitalisme vert » est une tartufferie…

Le coup de tonnerre qu’aura représenté le départ du numéro trois de l’équipe gouvernante mérite cependant que l’on pousse la réflexion sur la période que nous abordons. Je m’étais efforcé d’en poser de premiers jalons à travers ma note du 7 août, dans la foulée de l’affaire Benalla. J’y reviens, pour constater que, dans ses dimensions essentielles, la Macronie acquitte maintenant le prix d’un pari en total décalage avec la réalité.

En décalage, en premier lieu, avec une conjoncture économique qui voit l’activité se rétracter, les conditions d’une crise bancaire se réunir progressivement à l’échelle de l’Europe, un nouveau krach financier se profiler à l’horizon. Ce qui rend parfaitement inopérant le laisser-faire néolibéral cher à l’ancien banquier de chez Rothschild, hypothèque de ce fait la relance des investissements autant que la création d’emplois ou l’amélioration du pouvoir d’achat, prive le « maître des horloges » présidentielles de la faculté d’entretenir le mirage d’un embellissement futur des conditions de vie de la population.

En décalage, de même, avec la désintégration s’accentuant de la construction capitaliste de l’Europe. Une désintégration qui frappe de vacuité les exhortations du locataire élyséen à pousser les feux d’un fédéralisme pour lequel il ne trouve guère d’alliés. En dépit de ses engagements réitérés à respecter la discipline ordolibérale en matière de finances publiques, il ne se trouve nullement payé de retour par la droite conservatrice d’outre-Rhin, elle-même en proie à la concurrence d’une extrême droite ascendante, ce qui l’amène à se préoccuper prioritairement de l’installation de l’un de ses représentants à la tête de la future Commission européenne. Une manière, pour Madame Merkel, de rappeler à sa base électorale comme à son partenaire du prétendu « couple » Berlin-Paris, qu’elle n’envisage d’Europe que… sous hégémonie allemande.

En décalage, également, avec un contexte planétaire dominé par l’aiguisement des concurrences économiques et des rivalités géostratégiques. Les tensions politiques qui en résultent entre puissances en lutte pour la redéfinition des rapports de force, les compétitions qui s’intensifient entre firmes transnationales pour le contrôle des marchés et des matières premières, l’accumulation des menaces de guerre que tout cela engendre en diverses régions, amenuisent la crédibilité de la diplomatie jupitérienne. Celle-ci s’en trouve amenée à revoir à la baisse les ambitions proclamées à grand renfort de trompes, voici à peine un an. À preuve, s’exprimant devant la Conférence des ambassadeurs, le 27 août, l’apôtre d’une « verticalité » très aristocratique n’aura plus parlé de la France que pour lui désigner un rôle de « médiatrice ». Très loin des discours qui, des décennies durant, exaltaient la vision indépendante qu’elle était supposée porter à l’échelle du globe tout entier.

En décalage, encore, avec la fracture démocratique française. Cette fracture que les agissements d’une barbouze de second ordre, conjugués à la révélation régulière des puissants intérêts privés (les fameux « lobbies » dénoncés par Nicolas Hulot) auxquels se trouvent liés divers ministres ou personnages influents de l’Élysée, auront brutalement rouverte. Les fragilités du césarisme élyséen, qui n’aura pu s’installer aux commandes qu’à la faveur de l’effondrement de l’ancien ordre politique vermoulu, sans toutefois disposer d’une assise populaire majoritaire, se seront du même coup révélées au pays.

En décalage, enfin, chacun vient d’en prendre conscience, avec des urgences écologiques tout autant incompatibles que les besoins sociaux avec la volonté de tout sacrifier aux injonctions de ces « premiers de cordée » que caractérise une soif inextinguible d’accaparement de tout ce qui représente une source de profit.

En résumé, cette accumulation d’incompréhensions explique que le dispositif macronien se fût aussi rapidement déréglé. Que l’autorité présidentielle se retrouvât considérablement affaiblie (au point que la popularité d’Emmanuel Macron s’avérât maintenant moindre que celle de son prédécesseur au même moment de son quinquennat), ce qui serait déjà un énorme problème dans une V° République qui fait du premier personnage de l’État la clé de voûte du bon fonctionnement des institutions, mais qui devient un facteur de crise majeure pour un prétendant au rôle de César. Que le bloc social et politique sur lequel s’appuyait le nouveau clan aux affaires ne cessât de s’effriter, démissions et dissonances (quand il ne s’agit pas de limogeages comme celui que vient de subir le porte-parole du Château) se multipliant du côté des forces et personnalités que l’occupant du Trône s’était efforcé de rallier à lui. On voit jusqu’à la nouvelle ministre des Sports, nommée parce que la précédente se trouvait en délicatesse avec le fisc, ruer dans les brancards en découvrant l’ampleur des coupes budgétaires dont son administration va être l’objet en 2019…

LA PRÉSIDENCE DE LA DÉMOLITION SOCIALE

Pas question, pour autant, pour le petit clan aux affaires, de changer de cap. Parce que, comme traditionnellement dans l’histoire, les classes dirigeantes se montrent incapables de prendre en temps réel la mesure des basculements en gestation de l’ordre existant. Parce que leur avidité, et leur souci de remporter définitivement la guerre qu’elles livrent aux classes travailleuses et populaires, leur commandent toujours de préférer, aux visées anticipatrices, les rendements de court terme, la fuite en avant du moins-disant social, la destruction des protections collectives. Parce que, dans ce cadre, la frénétique logique austéritaire qui est imposée au Vieux Continent, et qui se trouve gravée dans le marbre par le traité budgétaire, exige des gouvernements qui s’y soumettent d’aller toujours plus loin dans la diminution des prestations sociales, l’amputation des crédits consacrés aux politiques publiques, l’asphyxie des services publics et la baisse du nombre des agents qui les font fonctionner. Parce que le Prince en exercice croit, comme son prédécesseur Nicolas Sarkozy, qu’il lui suffira de sidérer l’opinion sous le « tapis de bombes » de contre-réformes plus brutales les unes que les autres, pour parvenir à démoraliser le mouvement social.

Ainsi va ce « nouveau capitalisme » financiarisé et globalisé comme jamais dans le passé… Emmanuel Macron, qui s’en veut la sémillante incarnation, ne cherche guère à inscrire son action dans la fameuse théorie du « ruissellement », comme d’aucuns ont pu naïvement le dire en contribuant involontairement à lui offrir l’image au fond flatteuse d’un dirigeant soucieux, par-delà ses choix brutaux, du sort du plus grand nombre. C’est plutôt Pascal Pavageau, le nouveau secrétaire général de Force ouvrière, qui cerne au plus près la réalité, en décrivant l’objectif d’inverser toutes les règles sur lesquelles était jusque-là érigé notre pacte social : « Il gère la France comme une entreprise insérée dans un marché mondial et considère que cette gestion implique la démolition intégrale des droits collectifs – Sécurité sociale, fonction publique, régime de retraite par répartition… Son mot d’ordre se résume à ‘’Soyez entrepreneur de vous-même.’’ La protection sociale doit se résumer à une assistance publique minimale, pour le reste chacun devra se débrouiller tout seul. C’est, à n’en pas douter, un projet de société où l’individualisation règne en maître » (L’Humanité-Dimanche, 30 août 2018).

Dans une langue aussi technocratique que totalement déshumanisée, le Premier ministre que s’est choisi notre monarque aura confirmé, dans son interview au Journal du Dimanche du 26 août, que telle était bien l’approche. Avec l’annonce que les pensions de retraite comme les allocations familiales ou celles destinées à se loger allaient être désindexées d’une hausse des prix ayant atteint 2,3% sur les douze derniers mois, c’est d’une terrible régression de leur pouvoir d’achat que l’on menace de très nombreux foyers. Avec la diminution programmée du nombre des contrats aidés et des subventions aux collectivités, articulée à la saignée des emplois publics annoncée d’ici 2022, c’est un horizon d’appauvrissement et de précarité que l’on prépare pour les personnes les plus fragiles et les territoires. Avec les diatribes que l’on dirige systématiquement contre les « oisifs » (catégorie dans laquelle Édouard Philippe n’hésite pas à faire entrer les retraités, lesquels apprécieront certainement…), diatribes en vertu desquelles on préconise la dégressivité des allocations chômage et la baisse des pensions, ne se dessine absolument pas la volonté de revaloriser le travail, comme on le prétend, mais la mise en cause des dispositifs de solidarité (entre actifs et privés d’emploi, comme entre générations) qui évitaient jusqu’à présent une totale fragmentation de la collectivité nationale. Avec la prochaine loi Pacte, on va franchir un pas supplémentaire dans le démantèlement du droit du travail dans les PME, dans la financiarisation des entreprises et dans la privatisation de ce qu’il demeure de secteur public à notre pays (ce qui devrait, outre la Française des jeux, toucher des domaines aussi stratégiques que l’énergie, avec Engie, ou le transport aérien, avec Aéroports de Paris). Avec l’instauration, qui se rapproche, d’une retraite par points, c’est tout à la fois le système par répartition tel qu’il était conçu, l’âge légal de la cessation d’activité et le niveau des pensions qui vont se retrouver dans le viseur. Et je n’évoque même pas les heures supplémentaires désocialisées (qui pourraient, selon l’Observatoire français des conjonctures économiques, coûter trois milliards par an aux comptes de la nation et détruire 19 000 emplois, le patronat préférant évidemment prolonger la durée du travail plutôt que d’embaucher). Ni ce Parcoursup devenu, au fil des mois, une abominable machine à interdire l’accès aux études à des dizaines de milliers de filles et garçons issus de milieux populaires.

« QUI SÈME LA MISÈRE »…

Cette politique n’est pas simplement inique dans ses visées, elle va très vite se montrer absurde quant à ses résultats pratiques. Dans la conjoncture que nous traversons, elle ne fera que peser négativement sur la consommation des ménages, freinera par conséquent les investissements et entretiendra le chômage de masse, hypothéquant une relance déjà improbable de l’activité et accélérant le cycle infernal du creusement des déficits. Elle conduira les gouvernants, aux prises avec ce mécanisme pervers, à recourir à une austérité accrue qui, à son tour, enfoncera l’Hexagone dans le ralentissement économique et la crise sociale. Elle amplifiera d’autant plus les inégalités que, dans le même temps, continuera de s’appliquer un gigantesque transfert de la richesse en direction du capital (aux faramineux cadeaux fiscaux du dernier exercice budgétaire s’ajoutera, l’an prochain, la transformation d’un Cice ayant déjà coûté quelque 40 milliards aux finances publiques en baisse pérenne des cotisations des entreprises). Ce qui portera à son niveau d’incandescence le sentiment d’injustice éprouvé par la population, les coups portés à cette dernière n’ayant d’égale que l’expansion démentielle des dividendes au deuxième trimestre (497 milliards d’euros dans le monde, avec une hausse de presque 19% par rapport à la même période de l’an passé pour l’Europe, trois groupes français – Sanofi, BNP-Paribas et Total – figurant au Top 10 des géants mondiaux ayant rémunéré leurs actionnaires à hauteur de 46,5 milliards de dollars.

N’est-il pas significatif qu’une figure aussi acquise à la vulgate libérale que Patrick Artus, le chef économiste de Natixis, considère nécessaire d’appeler ses pairs à la plus grande prudence. Je crois utile de le citer un peu longuement. Dans Libération du 28 août, il note que « la révolte des salariés n’est pas à prendre à la légère. Ces classes se vivent comme les grandes perdantes des bouleversements qui sont à l’œuvre, leur quotidien est difficile. Partout, les emplois qui paraissaient autrefois solides disparaissent au profit de jobs de plus en plus précaires et mal rémunérés. Selon McKinsey Global Institute, cabinet de conseil international, près de 70% des ménages des pays développés, soit quelque 580 millions de personnes, ont vu leur revenu stagner ou même baisser entre 2005 et 2014. Ils étaient moins de 10 millions à avoir connu une telle situation entre 1993 et 2005 ». Et de mettre en garde contre l’injonction faite aux travailleurs d’accepter « le blocage des salaires, dès lors que leurs entreprises subissent une baisse de régime de croissance. Mais, à l’inverse, ils ne perçoivent rien lorsque le beau temps revient. Ces salariés subissent ce qu’on appelle la ‘’bipolarisation’’ du marché du travail, avec d’un côté une pléthore de jobs à faible qualification et qui contribuent au développement des travailleurs pauvres, et de l’autre une minorité qui rafle la mise ».

Ce qui conduit cet habitué des salons huppés à cet hommage pour le moins inattendu : « Là où Marx avait raison, c’est lorsqu’il prévoyait la dynamique du capitalisme. En fait, la baisse de l’efficacité des entreprises qui résulte de la baisse de la croissance de la productivité globale des facteurs de production que sont le capital et le travail aurait dû entraîner une diminution du rendement du capital productif. Mais nous constatons le contraire : une augmentation de ce rendement qui frôle les 7%. Ce miracle est réalisé grâce à la compression des salaires. Et les entreprises ont pu augmenter leur marge, notamment grâce à l’affaiblissement du pouvoir de négociation des travailleurs et à une série de réformes du marché du travail. Mais attention car cette pression ne peut être infinie dès lors que ce que les marxistes appellent le ‘’salaire de subsistance’’, censé assurer la force de travail, n’est plus là. »

On ne peut douter qu’au Château on aura entendu cet avertissement, qui en recoupe bien d’autres. On semble néanmoins enclin à y répondre au moyen de cette surenchère autoritaire qu’aura si parfaitement dévoilé la saillie présidentielle de Copenhague contre « les Gaulois réfractaires au changement ». Au-delà de cette haine de classe si française, que les possédants auront de tout temps affichée envers un peuple rebelle à l’étalage insolent des privilèges d’une infime minorité, on doit dès lors s’attendre à ce que soient très vite remises sur la table les transformations institutionnelles que les révélations du mois de juillet sur le fonctionnement du cabinet élyséen avaient contraint, pour un temps, le chef de l’État à remiser.

Sa conception même de l’exercice de sa fonction, autant que l’affaiblissement qu’il subit présentement de son ascendance sur le pays, pousseront immanquablement celui-ci dans le sens du resserrement de son dispositif autour du noyau dur de ses affidés, du renforcement de son pouvoir personnel, de l’affaiblissement concomitant des dernières prérogatives dévolues au Parlement, et de la marginalisation de tous les contre-pouvoirs, que ceux-ci s’exercent sur les plans institutionnel, social ou médiatique. L’affectation à François de Rugy, pourtant connu pour sa servilité envers l’Élysée, du portefeuille de l’écologie en aura fourni une indication : on l’aura exfiltré du « perchoir » pour sanctionner son incapacité à empêcher que se constitue, à l’Assemblée, une commission d’enquête sur les agissements du Sieur Benalla. Tout aussi emblématique d’une tendance lourde à la reprise en main, apparaît l’éviction du directeur du Nouveau Magazine littéraire, Raphaël Glucksmann, par le propriétaire du titre, le très macroniste Monsieur Perdriel : le puissant patron de presse reproche à l’essayiste de s’être montré trop libre dans ses choix éditoriaux critiques envers le pouvoir.

EMPÊCHER QUE LA COLÈRE NE S’ÉGARE

Ne nous y trompons cependant pas. Il ne suffit pas que l’inégalité devînt insupportable, et qu’une forme inavouée d’autocratie tentât de refermer ses mâchoires sur la liberté d’expression, pour que renaisse une action collective à la hauteur des enjeux. Les défaites sociales et politiques subies au fil des années par le mouvement populaire continuent d’empoisonner les consciences et d’y distiller le doute sur les possibilités d’arracher des victoires. La désagrégation de la gauche, elle-même prise dans les rets de la déliquescence d’oppositions en recherche de projets et de leaderships audibles, prive les mobilisations de répondant progressiste, apte à les nourrir de propositions alternatives ambitieuses.

La colère peut parfaitement, pour ces raisons, s’égarer dans des réflexes d’impuissance ou des formes de lutte désespérées. Paradoxalement, le fait que la promesse macronienne d’un renouvellement profond des pratiques institutionnelles se révélât une immense tromperie peut même nourrir un rejet accru, et indistinct, de la politique. Comme le signale, à juste titre, le numéro un de FO, dans l’entretien déjà cité, n’aura-t-on pas vu récemment des grévistes se sentir contraints d’occuper le toit de leur hôpital psychiatrique pour obtenir quelques postes, ou un salarié de McDo chercher à faire entendre sa souffrance en tentant de s’immoler par le feu ?

Dans toute l’Europe, faute d’offres porteuses d’espoir, l’overdose de libéralisme ne renforce pas les forces anticapitalistes, mais des formations poussant les électeurs aux replis communautaires, à l’affrontement des égoïsmes nationaux, aux haines ethnicistes. Et, en France, l’euphorie des analystes à propos des difficultés actuelles du lepénisme pourrait bien muer en effroi si, de nouveau, l’extrême droite en vient à bénéficier, comme les intentions de vote aux prochaines européennes le laissent penser, du mouvement général qui dévoie l’exaspération des peuples au moyen de slogans mystificateurs du type « On est chez nous ! »

Impossible de répondre à une configuration aussi instable que contradictoire par des exhortations tonitruantes mais déphasées (à l’image de celles qui avaient marqué le printemps dernier, à l’occasion entre autres de la « Marée populaire contre Macron »), ou en se contentant d’en appeler trop généralement à la sortie de l’austérité. Plus que jamais, il importe de savoir articuler la construction d’un mouvement populaire entraînant les gros bataillons du monde du travail et de la jeunesse, ce qui implique le respect des rythmes différents d’entrée dans l’action des secteurs en butte aux attaques néolibérales, avec les réponses politiques auxquelles doit s’attacher une gauche de combat si elle entend insuffler du dynamisme aux résistances et aider aux convergences indispensables.

Que l’on me comprenne bien. Il s’avère, bien sûr, nécessaire de combattre la résignation en appelant à la lutte et de montrer à quelles impasses tragiques les logiques austéritaires nous entraînent, à l’instar de nos voisins. Cela dit, on ne saurait ignorer ce qui hypothèque l’enclenchement d’une contre-offensive, à savoir l’inexistence de propositions à la fois mobilisatrices par leur réalisme et radicales dans leurs remises en question des cohérences dominantes. Tant les enquêtes d’opinion que l’expérience des militantes et militants sur le terrain s’accordent en effet sur ce point : si, dans la société, le rejet des orientations de Monsieur Macron est largement partagé (« Macron n’est plus seulement dénoncé comme le président des riches mais comme celui qui s’attaquerait aux pauvres, celui dont la politique nuirait aux classes moyennes », relevait Frédéric Dabi, le directeur adjoint de l’Ifop, dans le JDD du 26 août), le sentiment d’impuissance continue d’embrumer les esprits, dans un univers où la finance et les marchés apparaissent invincibles.

CONSTRUIRE DES BATAILLES POLITIQUES DE MASSE

Naturellement, l’une des difficultés que nous allons rencontrer tient au fait que, à la tête du camp adverse, on est décidé à disperser les ripostes en multipliant les annonces de contre-réformes. Aussi, les terrains de confrontation se révèleront-ils multiples ces prochains mois. Quelques grandes questions n’en paraissent pas moins de nature à catalyser le choc social avec le macronisme, dans la mesure où elles placeront la collectivité citoyenne tout entière devant le défi de l’avenir : le pouvoir d’achat, la sélection à l’école, le système de santé et de protection sociale. C’est autour d’elles, sans préjuger d’autres terrains d’affrontement qui pourraient s’ouvrir, que peuvent à mon sens se déployer de grandes batailles politiques de masse.

Autour du pouvoir d’achat des salaires, des prestations sociales et des pensions, est tout d’abord en train de se forger une perception grandissante de la nature de classe de l’action des gouvernants. Alors, on l’a vu, que les prix auront progressé de 2,3% sur un an, les ponctions opérées, pour la même période, sur les allocations familiales, l’aide personnalisée au logement et les retraites ne font pas qu’obéir à de supposés impératifs d’équilibre budgétaire ou de déficit des organismes concernés. Elles dessinent une approche du futur qui tend à individualiser à l’extrême la société et à la balkaniser en lui imposant le creusement sans fin des inégalités, pour la faire au final reposer sur un authentique apartheid social. C’est bien le diagnostic auquel aboutit Monsieur Artus dans l’interview précédemment citée (« On prend aux uns pour donner aux autres en opérant un transfert entre ménages, souligne-t-il. Les retraités, les familles et les locataires à faibles revenus vont perdre du pouvoir d’achat »). Le changement radical à apporter dans la répartition des richesses, conjuguée à la nécessaire refondation de l’ensemble du système assurantiel français dans le but d’en garantir et d’en étendre les mécanismes de solidarité, prend dans ce contexte un regain d’acuité...

Après un printemps à l’occasion duquel un mouvement jeune se sera cherché sans acquérir l’ampleur suffisante pour peser sur les rapports de force globaux, la sélection à l’entrée de l’université est, pour sa part, en train de confirmer ses conséquences désastreuses. Les dizaines de milliers de lycéens que Parcoursup aura laissés sans affectation, à moins qu’il ne les ait orientés vers des voies de garage ou qu’il les faitout simplement amenés à renoncer à des formations qualifiantes, se révèlent les grandes victimes d’un projet consistant à approfondir, dans des conditions inédites depuis la Libération, la segmentation sociale de l’Éducation nationale. Cela doit amener tous les intéressés – jeunes, enseignants, parents ou grands-parents, autrement dit l’immense majorité de la population – à réfléchir aux modalités par lesquelles un puissant élan pourra mettre en échec l’une des plus graves attaques qu’ait connues cette conquête républicaine de première importance qu’est l’école. Pour le dire autrement, une nouvelle bataille en faveur de l’égalité scolaire commence...

Quant au système de santé et de protection sociale, il va se retrouver au cœur des préoccupations des Français. L’année qui s’ouvre aura pour spécificité de voir se télescoper les projets gouvernementaux traitant du devenir des hôpitaux, de l’assurance-chômage, de l’affaiblissement des droits des privés d’emploi, et de la retraite (dans la conception générale que lui confère le système fondé sur la répartition, comme dans les acquis que concentre chacun des « régimes spéciaux »). C’est donc la place de chacun face aux accidents de la vie et à la cessation d’activité qui s’avère en cause. C’est, en d’autres termes, un enjeu de civilisation qui se trouve mis en pleine lumière. Vient, de ce fait, à l’ordre du jour une Sécurité sociale du XXI° siècle, qui prendrait sa place dans la longue suite des conquêtes arrachées par notre peuple depuis le Front populaire et à la faveur de la Libération...


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