Années 1968 au Japon - Une mise en perspective historique

jeudi 27 septembre 2018.
 

En avril dernier, RFI avait fait le choix de publier un article au titre choc : « 68 au Japon, la révolte la plus longue et la plus violente du monde ».

Il est vrai qu’elle a été particulièrement longue puisque à certains égards 68 au Japon n’a été que le prolongement d’une immense révolte contre le traité de Sécurité avec les Etats-Unis qui avait trouvé son acmé en 1960.

Concernant la violence, cela dépend du point de vue. Du côté de la police et de l’armée, il faut peut-être regarder davantage du côté du Mexique. Mais il est vrai aussi qu’on a souvent en tête ces images d’étudiants chargeant la police en rangs serrés avec un certain succès (le Japon est le seul pays en 68 où dans certains cas, il y eu plus de blessés parmi les flics que parmi les manifestants), casqués et portant bannière, armés de longs bambous (plutôt pointus !), et pour tout dire organisés militairement. Bref l’esprit Samouraï ! Où le risque évidemment est de retomber dans les clichés jamais disparus, même à propos de 68.

Alors quel est l’intérêt et l’enjeu de cette étude ? Elle est double.

Mai 68 est un mouvement profondément international et internationaliste, dans le sens où iI s’est nourri consciemment des mouvements des autres pays et où il s’est propagé aux quatre coins de la planète par ricochet, grâce aux autres et avec eux.

En même temps, chaque mouvement a eu sa spécificité. Il y a naturellement un point commun extrêmement fort entre la plupart des pays qui a servi de détonateur et de passerelle, en tout cas pour le mouvement étudiant : la dénonciation de la guerre du Vietnam. De ce point de vue, le Japon était aux avant-postes, et pas uniquement pour des raisons géographiques. C’était de manière décisive la base arrière des Etats-Unis pour mener cette guerre.

En même temps le Japon a sa propre histoire. La guerre au Vietnam et le mouvement étudiant lui-même ont fonctionné aussi et peut-être surtout comme des catalyseurs. Au-delà, c’est toute une évolution de la société et ses contradictions profondes qu’il faut comprendre et analyser. D’où l’intérêt de mettre en perspective les événements y compris sur le temps long.

Pour comprendre l’impact du mouvement étudiant, la force et la ténacité d’une contestation de longue durée qui a démarré bien avant 68, l’ampleur d’une crise et des blocages qui minent une société qui est loin d’avoir réglé tous ses problèmes après la défaite de 1945, mais aussi la dimension militarisée d’une extrême-gauche qui se coupe complètement des masses à certains moments, nous avons besoin d’opérer un retour en arrière assez conséquents afin d’expliquer au moins deux aspects fondamentaux :

1) D’abord l’originalité d’un capitalisme qui a pris son essor dans le seul pays non-occidental à être devenu une puissance impérialiste dynamique dès le début du XX° siècle. Un capitalisme précoce mais un capitalisme né dans des conditions particulières, initié d’en haut par l’aristocratie dominante avec l’implication très forte de l’Etat, ce qui lui a donné certains traits originaux jusque dans les années 1960 et même encore aujourd’hui.

2) Un mouvement ouvrier où l’on retrouve certes des traits communs avec le reste du monde (le PSJ est né en 1901 et il participe dès 1904 au congrès de la II° internationale à Amsterdam avec des liens réels). Mais c’est aussi un mouvement qui a été régulièrement anéanti par la répression et qui n’a connu une expansion réelle qu’après 1945. Un mouvement ancien, parfois un mouvement de masse, mais avec toutes sortes de déformations et de faiblesses liées à l’histoire.

Tout cela renvoie à un certain nombre de problématiques qui agitent les milieux révolutionnaires dans les années 1960 : l’impérialisme nippon et ses rapports avec les autres impérialismes, les limites de la démocratie mise en place après 1945 et le bilan pas vraiment soldé des années de dictature et de guerre, ou encore les difficultés bien réelles pour des organisations révolutionnaires à mener une intervention à l’échelle de masse sans reproduire tous les travers sectaires qui ont dominé son histoire.

La modernité du Japon pré-capitaliste

La première chose que nous devons rappeler et comprendre, ce sont les raisons qui ont fait du Japon le seul pays non-occidental à entreprendre sa révolution industrielle dès la seconde moitié du XIX° siècle en échappant (de justesse !) à la colonisation.

Pour cela, il nous faut remonter aux années 1570-1640. Le Japon connait une nouvelle étape de son histoire qui ressemble par bien des aspects à la modernisation entreprise un peu plus tard par Louis XIV.

Il faut bien sûr se prémunir contre toute forme d’européo-centrisme, en évitant notamment de plaquer des catégories comme « société médiévale », « féodalité ou « temps modernes » qui n’ont rien d’universelles. Mais dans le cas du Japon, le parallèle est frappant. C’est bien un nouveau monde qui se met en place et qui prépare incontestablement la possibilité d’émergence d’un capitalisme moderne, industriel, dès la seconde moitié du XIX° siècle.

L’histoire commence par un choc liée à l’arrivée des Portugais en 1570. Elle entraine trois bouleversements majeurs : la découverte de l’immensité du monde, celle des armes à feu (avec une adaptation extrêmement rapide du côté japonais !), et de nouvelles idées (dont le christianisme qui s’introduit massivement les premières années).

La victoire de Togukawa Ieyasu inaugure une nouvelle dynastie et refonde le shogunat jusqu’en 1868.

Le Shogun est une sorte de vice-roi qui détient la totalité du pouvoir au nom de l’empereur.

Les transformations de la société sont profondes.

Les guerriers ne sont plus des propriétaires mais des administrateurs pour le compte de la grande noblesse à la tête des daymyô, elle-même placée sous l’étroite surveillance du Shogun qui l’oblige à résider une grande partie de l’année à Edo (la future Tokyo), tandis que l’empereur « dieu vivant » mais sans pouvoir réside à Kyoto.

La centralisation du pays est générale avec la mise en place d’un système d’arpentage des terres pour la levée des impôts, un véritable réseau routier national, un contrôle étroit du commerce extérieur par l’Etat, un soutien à l’activité des marchands et des artisans.

Et surtout le pays se ferme pour mieux se protéger en 1640 : persécution des chrétiens, expulsion des « barbares étrangers » à l’exception des Hollandais qui obtiennent jusqu’au XIX° siècle le monopole des relations commerciales entre le Japon et le reste du monde via le port de Nagasaki.

Le Japon connait alors deux phases qui correspondent à deux types de conjoncture très différentes. D’abord une phase de développement économique et démographique important du début XVII° au début du XVIII° siècle. Puis un retournement de conjoncture à partir des années 1720-1750 qui conduit à une situation de crise et à un changement de régime en 1868.

Le Japon est une société d’ordres où la famille est au centre du système avec une idéologie officielle : le confucianisme qui conçoit le pouvoir comme le reflet d’un ordre naturel cosmique.

C’est une société brutale, avec au sommet les différentes strates de la noblesse et tout en bas, les marginaux qui ne sont pas considérés comme des humains (éta « souillés » et hinin « non-humains » : les mendiants, handicapés, lépreux, enfants vendus comme esclaves, prostituées, saltimbanques, Aînous…).

La paysannerie est surexploitée : les impôts perçus en riz représentent au minimum 50 % de la récolte (mais le total des prélèvements peut monter jusqu’à 80 % à la fin du XVIII° !).

La période d’expansion est marquée par des évolutions notables : un début d’économie régionale spécialisée, un marché national en formation animé par de grandes maisons commerciales dont certaines sont les lointaines ancêtres des groupes actuels (Mitsui/Mitsubishi)… Une nouvelle culture urbaine émerge à cette époque portée par la bourgeoisie. Le papier et les techniques d’impression mettent l’écrit à la portée du plus grand nombre (livres de poche, estampes bon marché). L’éducation progresse avec la mise en place d’une véritable scolarité pour les élites au XVII° qui commence à se démocratiser au début du XIX° siècle. Vers 1850 plus de la moitié de la population sait déjà lire et écrire.

A partir du milieu du XVIII° siècle pourtant, les crises de subsistances s’enchainent, la croissance démographique atteint une sorte de plafond. La société rurale se polarise, la paupérisation d’une partie d’entre elle accélère l’exode rural. Une partie de la classe guerrière se retrouve sans maître, livrée à elle-même et en rupture de ban (les rônin). Souvent imprégnés de prophéties millénaristes (l’arrivée du Buddha Miroku, le Buddha sauveur…).

A la fin du XVIIIe siècle, on assiste à plusieurs grandes famines ; un état endémique de révoltes, sociales, politiques dans toutes les couches de la société, tout particulièrement dans les années 1780-1830-1860 ; et à un durcissement du régime qui après avoir tenté quelques réformes se replie sur la sauvegardes traditions.

C’est donc une société bloquée et surtout un régime désormais paralysé qui doivent faire face à un nouveau choc, cette fois extérieur, avec l’arrivée d’une escadre militaire américaine en 1853 puis en 1858 dans le Sud du pays sous le commandement de l’amiral Perry.

Elle intervient dans un contexte particulier. Dix ans auparavant, le RU avec le traité de Nankin en 1842, suite à la première guerre de l’opium, avait imposé à la Chine le premier traité inégal entre un pays asiatique et une puissance occidentale.

La menace est là, immédiate.

Dès 1855 est créé un Institut de recherche sur les « livres barbares ».

La crise finale du Shogunat s’accélère

L’opposition s’organise autour des fiefs du Sud-Ouest, les plus ouverts aux influences étrangères, les plus convaincus au sein des élites qu’il faut apprendre de l’étranger si l’on veut préserver son indépendance et pour cela réformer profondément le régime politique en place. La révolte est menée au nom de l’empereur jusqu’ici privé de tout pouvoir réel. Mais c’est tout un mouvement composite qui met fin au shogunat dans lequel interviennent de manière très importante aussi bien des samouraïs déclassés que des paysans paupérisés, chacun mettant dans cette « révolution » des aspirations et des contenus assez différents.

L’ère Meiji (ou « gouvernement qui brille ») et la naissance du mouvement ouvrier

La nouvelle période qui commence est d’abord vécue et présentée comme une restauration, officiellement annoncée le 3 janvier. Elle est d’emblée ambiguë comme le montre la proclamation en 5 points adoptée au même moment : une mélange d’archaïsme et d’ouverture aux idées nouvelles venues de l’étranger. Rien d’équivalent à la nuit du 4 août 1789 mais au final quand même des changements considérables : la suppression des anciens statuts et des fiefs, et la mise en place d’une administration centralisée avec un corps de fonctionnaires choisis pour leur compétence. Il faut cependant attendre la fin du XIX° siècle pour que soit rédigé et mis en œuvre un véritable code civil.

Un système scolaire presque universel voit le jour dès 1872 soit 10 ans avant l’école Jules Ferry mais si l’éducation est obligatoire, elle reste payante.

En 1877 est installée la première université à Tokyo, nouvelle résidence de l’empereur. Des courants libéraux participent à la diffusion des idées occidentales (mais davantage l’utilitarisme d’un Stuart Mill que les Lumières du XVIII° siècle…). L’aristocratie part à la découverte du monde et le Japon invite en retour à grands frais professeurs d’université et ingénieurs pour accélérer les changements techniques.

Ce sont aussi toutes les infrastructures d’un développement capitaliste qui se mettent en place : banque centrale et monnaie nationale, réseau de télégraphe et de chemin de fer, et surtout les premières grandes usines, au départ financées par l’Etat.

Le mécanisme qui se met en place est assez novateur, il fera florès : rachat des anciens droits féodaux à la noblesse et encouragement à investir ce capital dans l’économie nationale. Mise en place aux frais de l’Etat d’une industrie moderne, laquelle est ensuite privatisée dans un deuxième temps à bon prix pour encourager l’ancienne classe féodale à se reconvertir en capitalistes. Le tout reposant sur la surexploitation de la paysannerie pour financer les dépenses publiques. Avec un obstacle de taille : l’exiguïté d’un marché national jusqu’ici coupé de tout.

Le dernier élément constitutif de ce capitalisme de fin de siècle sera donc le militarisme. Le développement de l’économie doit servir à mettre sur pied une armée moderne afin de reconquérir son indépendance face aux appétits occidentaux. Mais c’est aussi l’armée en retour qui fournit l’un des principaux débouchés à l’industrie (depuis l’habillement du soldat jusqu’à son armement). Et c’est elle qu’on va se charger très rapidement de conquérir de nouveaux marchés à l’étranger.

Pour comprendre cette modernisation accélérée du Japon, il faut bien sûr faire référence au passé et mesurer les potentialités du pays déjà évoquées malgré sa longue crise inaugurée au XVIII° siècle. Il faut néanmoins prendre en considération un autre élément très important : le Japon a bénéficié à ce moment-là, précisément, d’une sorte de fenêtre de tir, un moment de répit, alors que le monde entier est en train d’être soumis au nouvel ordre impérialiste.

Dans les années 1860-1870, les Américains sont en effet trop occupés par la guerre civile qui ravage le pays, les Allemands en sont encore à faire leur unité, les Français changent de régime (et c’est compliqué !). Et pour tout le monde, le gâteau chinois est nettement plus appétissant que la maigre boulette de riz même accompagné de poisson cru du Japon.

Quant aux Anglais, ils font le choix de soutenir cette renaissance car l’ennemi principal pour eux est la Russie. Le Japon est donc le seul pays non occidental à échapper complètement à toute forme de colonisation (le cas du Siam étant plus ambigu).

Or non seulement le Japon profite de ce créneau pour se hisser parmi les nations industrielles modernes en très peu de temps, mais il acquiert très vite le statut de nouvelle puissance impérialiste.

Le Japon jusqu’ici replié sur lui-même, isolé, joue brutalement un rôle très actif dans les relations internationales.

En 1895, il sort vainqueur d’un premier affrontement avec la Chine puis en 1904-1905 avec la Russie. Les derniers obstacles à l’abolition des traités inégaux frappant le Japon sont levés. Et c’est au tour de ce dernier d’imposer à la Corée un premier traité inégal en 1876 et d’en prendre possession dès 1910.

C’est en même temps un Japon très archaïque qui subsiste à cette époque. C’est d’ailleurs tout l’ambiguïté de la révolution Meiji dont Trotsky dira qu’il s’agit moins d’une révolution bourgeoise qu’une tentative pour en faire l’économie.

La paysannerie surexploitée continue à payer un lourd tribut à la modernisation du pays puisqu’il n’y a ni trafic d’esclaves ni empire colonial pour assurer l’accumulation du capital. Dès 1873 des émeutes éclatent partout contre la mise en place du nouveau système fiscal. La paysannerie pauvre est en état de révolte permanente dans les années 1880. La question agraire n’est en rien résolue. Elle ne le sera qu’après 1945.

La structure sociale évolue certes assez rapidement. La part de la population urbaine au sein de la population totale passe de 10 % en 1870 à près de 40 % en 1930. En 1880, 6 % de la main d’œuvre travaille dans des ateliers ou des usines et 25 % en 1930.

L’exploitation capitaliste est extrêmement brutale. Au début du XX° siècle, elle ressemble par plein d’aspects à ce qu’elle était en Angleterre un siècle plus tôt avec une classe ouvrière à la limite de la survie. Dans les mines, les bagnards forment encore une partie importante des travailleurs. Dans les usines textiles, ce sont des jeunes filles parquées en dortoir pour mieux les surveiller qui constituent l’essentiel de la main d’œuvre et ce sont leurs pères qui viennent toucher leur salaire.

Vers 1900, refus de travail, désertions, absentéisme et sabotages sont fréquents. Ce sont les premières formes élémentaires de résistance d’un prolétariat directement issu des couches les plus misérables de la paysannerie.

Les premières grèves apparaissent aussi et donnent naissance aux premiers syndicats dans la métallurgie où l’on trouve une forme d’aristocratie ouvrière. Le patronat inaugure alors une politique qu’il va largement se développer par la suite : des promesses d’amélioration des conditions de travail allant jusqu’à la promesse de« l’emploi à vie » mais à condition de démontrer sa loyauté à l’entreprise. De fait, les relations capitalistes restent très largement marquées par l’esprit féodal, les dominants étant censés « protéger » les dominés en échange de leur obéissance.

La contestation politique ne cesse pas après 1868. Le nouveau régime met un coup de frein dès 1875 à la liberté d’expression qu’il avait toléré les premières années. Les pouvoirs du parlement sont extrêmement réduits, la nature divine de l’empereur est au fondement de l’ordre social, le suffrage censitaire ne cède la place à un suffrage universel masculin qu’en 1925.

Le mouvement socialiste nait au Japon par plusieurs voies différentes.

Un premier courant apparait parmi les libéraux devenus des lecteurs de Rousseau après avoir été profondément choqués par la constitution de 1889 qui renforce les aspects autoritaires de l’Etat. On trouve aussi des socialistes au sein de l’université protestante Doshida fondée en 1875 par des intellectuels japonais liés aux églises unitariennes américaines, un vecteur assez étonnant des idées nouvelles. On trouve dans ce milieu de nombreux samouraïs que la nouvelle société a sacrifiée et qui vont influencer par leur comportement, parfois durablement, le mouvement ouvrier.

Ces divers courants sont dans l’ensemble coupés du mouvement spontané de la classe ouvrière par ailleurs très vivace.

Le premier contact entre le mouvement ouvrier et les intellectuels se fait à l’étranger, en Californie, entre des ouvriers japonais émigrés et un journaliste F. Takeno, influencé par les idées de Gompers.

De ces premières ébauches naissent tout à la fois les premiers syndicats et un premier Parti Social-démocrate en 1901 immédiatement dissous bien que très modérés. Ce qui pousse à davantage de radicalisation.

Deux figures émergent avant 1914 et restent des icônes jusque dans le mouvement des années 1960.

Il y a d’abord celle de Kotoku (lequel aura aussi une influence très importante en Chine et dans toute l’Asie). Il crée en 1903 la « Société des gens simples » (le Heimin) qui connait une activité extraordinaire en luttant contre la guerre en 1904. Au cours d’un meeting à Tokyo en mars, une adresse aux « camarades russes » est adoptée : « Votre ennemi n’est pas le peuple japonais mais notre militarisme et notre soi-disant patriotisme. Tout comme notre ennemi n’est pas le peuple russe mais votre militarisme et votre soi-disant patriotisme ». La répression est impitoyable.

L’autre grande figure est Katayama qui devient célèbre en 1904 à l’occasion du congrès international d’Amsterdam et de sa poignée de main historique avec le russe Plékhanov.

On a donc un mouvement vivant, précoce, qui gagne en visibilité, mais qui est pourchassé et divisé.

Kotoku venu de l’ancienne gauche libérale des années 1880 se tourne vers les anarcho-syndicalistes américains en 1905, tout en étant fortement impressionné par la révolution russe. Katayama prône davantage l’action légale et la participation aux élections selon les canons de la IIe Internationale. Mais les gouvernements autoritaires qui se succèdent ne laissent en réalité aucune place à l’action légale. Ils parviennent d’autant mieux à isoler le mouvement socialiste que les liens avec la classe ouvrière restent ténus.

Kotoku et ses amis sont accusés d’avoir voulu attenter à la vie de l’empereur. Ils sont exécutés en 1909. Katayama part définitivement à l’étranger en 1914 et c’est une page qui se tourne au Japon.

A l’étranger, la situation est malgré tout un peu différente, en particulier au sein de la communauté japonaise des Etats-Unis. Katayama participe dès janvier 1917 à New-York à une réunion commune avec Trotsky, Boukharine et Kollontai, gage de liens internationaux qui seront bien utiles pour la suite.

L’Empire du grand Japon, un chapitre resté ouvert

La guerre à laquelle participe le Japon à partir de 1915 aux côtés des Alliés relance l’industrialisation.

Les tendances déjà observées dans les années 1880 s’accentuent. Plus de la moitié de la production industrielle est concentrée entre les mains de 7 entreprises. Cartels, trusts et monopoles s’imposent au Japon sous la forme particulière des Zaibatsu ou « cliques financières » dont les principales sont des sociétés de commerce qui lient ensemble les activités d’import-export, la finance, l’immobilier, les travaux publics et les activités industrielles dans les domaines les plus variés. L’origine est parfois ancienne comme le Zaibatsu Mitsui dont les origines remontent au XVIII° siècle. Parmi les plus connus dès le début du XX°siècle, on trouve Mitsubishi, Sumitomo, Yasuda…

La fin du conflit s’accompagne comme partout dans le monde d’une fermentation extraordinaire, tant au niveau des grèves (avec un prolétariat qui dépasse désormais le million de travailleurs) que sur le terrain démocratique avec la revendication du suffrage universel et l’apparition du mouvement étudiant.

La crise sociale éclate dès 1918 avec des « émeutes du riz ». En 1921 est créé le Sôdomei, la fédération générale des travailleurs japonais et l’influence du courant anarcho-syndicaliste s’accroit tant l’absence de réforme pousse à la radicalisation. L’agitation se poursuit également dans les campagnes avec la création en 1922 du premier syndicat national paysan.

Toutes les couches de la société sont touchées par l’agitation. Les parias (les Burakumin) officiellement libérés en 1872 mais toujours victimes de discrimination et obligés de vivre dans des ghettos fondent en 1922 la Société des Egaux. Le mouvement féministe qui avait commencé à s’organiser autour d’une revue littéraire avant la guerre fonde en 1920 l’Association des femmes nouvelles.

En d’autres termes, tout ce que nous allons voir et étudier au cours de années 1960 ne part pas de rien !

En 1922, des groupuscules se disant eux-mêmes anarcho-bolcheviks créent un premier Parti communiste immédiatement interdit.

Le PCJ plus que tout autre est frappé par la répression, parfois les assassinats collectifs comme en 1923. Le mouvement est miné par le manque de base sociale réelle, les changements de ligne incessants, les rivalités internes et les défections de dirigeants parfois habilement utilisées par la police.

Néanmoins le PCJ réussit à déployer une certaine activité au sein de la gauche syndicale et tente de coopérer avec le mouvement socialiste légal à l’occasion des élections.

La crise démarrée aux EU en 1929 frappe de plein fouet le Japon dès 1930. Les conséquences sont immédiates, on souffre à nouveau de malnutrition et comme dans les temps anciens, les petites filles sont vendues à des mères-maquerelles qui sillonnent les campagnes.

Pourtant, en 1931 on compte plusieurs milliers de grèves dans les usines et plusieurs milliers de conflits sociaux dans les campagnes. Les Yakuza (la maffia) jouent un rôle majeur dans la répression et l’élimination de nombreux militants.

La police n’est pas en reste comme le rappelle le tragique destin de Takiji Kobayashi, l’auteur d’un terrible roman « Le bateau-usine » publié en 1929. C’est l’histoire d’un bateau qui va pêcher le crabe royal dans les mers du Nord (iles Kouriles). Les ouvriers sont quotidiennement battus, terrorisés. L’auteur du récit, membre du Parti communiste, est finalement arrêté par la police. Il meurt sous la torture en 1933.

En 1931, le Japon se lance dans une politique d’expansion, d’abord en occupant la Mandchourie au nord de la Chine, moyen efficace pense-t-on dans les milieux dirigeants pour résoudre la crise alimentaire et le chômage.

En 1932 le régime parlementaire qui avait commencé à prendre forme en 1918 laisse la place à un premier gouvernement dirigé par des militaires suite à un premier coup d’état manqué (qui tue au passage le premier ministre de l’époque). En 1936 le scenario bien huilé va jusqu’au bout de sa logique. Officiellement des militaires incontrôlés ont tenté un coup d’état et il a échoué. Mais sous prétexte d’y faire face et assurer la légalité, l’armée renforce son emprise et contrôle désormais directement tout le gouvernement en reprenant à son compte le programme des insurgés ! L’année d’après, c’est le début de la conquête de la Chine puis de toute l’Asie orientale jusqu’à la défaite finale en 1945.

Le temps manque ici pour évoquer deux questions fondamentales qui agitent tout autant les militants que les historiens à propos de cette période : a-t-on affaire après 1936 à un véritable régime fasciste ? Et quels étaient les buts de guerre du Japon, tant sa conduite a pu sembler erratique bien avant la défaite finale ?

On se contentera de quelques mots sur l’idéologie officielle du régime et le rôle de quelques-uns de ses acteurs, utiles là-aussi pour comprendre les débats et les enjeux de la contestation des années 1960.

Dans la propagande officielle, l’objectif de la « restauration Showa » est de redonner à l’empereur divinisé un pouvoir absolu, à l’image des temps anciens et surtout mythiques, et bien sûr d’effacer toute trace de constitution ou de limitation du pouvoir impérial dans les institutions. C’est l’idéal du « Kokutai » où la nation ne ferait plus qu’un avec l’empereur.

Même si le jeune empereur Hirohito n’a rien d’un leader charismatique, il adhère en tout cas parfaitement à cette idéologie totalitaire.

Quant au degré d’adhésion de la population à la guerre elle-même, elle est très inégale et variable au cours du temps. L’étude de milliers de lettres de soldats par exemple - ayant plus ou moins échappé à la censure - en témoigne même en plein cœur du conflit.

La mise en place d’un nouvel ordre social et politique par les Américains et ses limites durant la guerre froide

La tactique des Américains à la fin de la guerre fut clairement de briser la population bien plus que les infrastructures économiques et le régime politique lui-même.

Le bombardement systématique des quartiers résidentiels dans les grandes villes participent de cette stratégie justifiée officiellement par le prétendu « fanatisme » de la population. Mais ce que les Américains craignent plus que tout, c’est la possibilité d’une grande révolte sociale et politique contre les fauteurs de guerre comme on l’a vu à la fin de la Première Guerre mondiale. C’est la même crainte qui a justifié leur politique de bombardement systématique en Allemagne. Le raid sur Tokyo durant la nuit du 9 au 10 mars 1945 fait près de 100 000 morts, davantage encore que les bombes atomiques lâchées sur Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août. La menace d’une invasion soviétique accélère la fin de la guerre et la capitulation est finalement signée le 2 septembre.

La population est à bout. Concernant l’alimentation sur une base 100 pour les années 1934-1937, on tombe à 83 en 1943, 75 en 1944 et 60 en 1945. On estime que sur le front extérieur, près de 700 000 soldats japonais sont morts uniquement et directement de la faim. Jusqu’en 1948, la situation restera dramatique malgré l’aide américaine avec probablement 1 million de morts de faim supplémentaires durant cette période.

Un nouveau pouvoir est mis en place : le SCAP (commandement suprême des forces alliées) dirigé par le général MacArthur. C’est lui qui donne ses ordres au gouvernement provisoire en attendant les élections de 1946. Des milliers de prisonniers politiques sont libérés en octobre. Toute une vie politique étouffée à la fin des années 1920 renait avec ses partis politiques y compris le Parti communiste et ses syndicats (le nombre de syndiqués passe de 400 000 à la fin 1945 à près de 5 millions l’année suivante), ses organisations paysannes, féministes, de burakumin etc.

Le 1er janvier 1946, Hirohito fait une déclaration dans laquelle il explique qu’il n’est pas une « manifestation divine ». Macarthur de son côté insiste auprès de Washington pour que l’empereur – « symbole de l’unité de la nation japonaise » et surtout garant de l’ordre – soit épargné et échappe à toute espèce de procès : « si on s’en prend à sa personne, le pays risque de s’effondrer ». Le 1er mai de la même année, il y a deux millions de manifestants dans les rues. Beaucoup sont organisés dans les cortèges du Parti communiste. La dénonciation du gouvernement et celle de l’empereur font partie des slogans les plus entendus.

L’épuration ressemble un peu à celle qu’a connue l’Allemagne. En apparence, elle touche beaucoup de monde. Au Japon, deux cent mille personnes sont visées par des interdictions de travailler dans la fonction publique. Près de 50 000 soldats et officiers (souvent subalternes) sont mis en accusation pour atrocités. Mais pas question par contre de s’attaquer à des hauts fonctionnaires car la priorité est de tenir un pays plongé dans un chaos qui va durer plusieurs années. Le maintien de l’ordre est à ce prix.

Un tribunal international d’Extrême-Orient est mis en place le 3 mai 1946. Une quarantaine de prévenus sont jugés dont l’ancien Premier ministre Hideki Tôjô qui accréditera gentiment l’idée que l’empereur n’était au courant de rien et qu’il est donc normal qu’il ne figure pas à ce procès.

Celui-ci dure jusqu’en 1948. Tôjô est condamné à mort mais ceux qui écopent d’une peine de prisons sont élargis dès 1954 (il est vrai qu’en France, les partisans du régime de Vichy condamnés pour les crimes les plus graves le sont dès 1953…).

L’étude de quelques cas mérite d’être évoquée, car c’est un débat fondamental au Japon, aussi bien aujourd’hui que dans les années 1960

Le plus connu est Kanji Ishawara. Il a été le grand artisan de l’expansion japonaise en Chine dans les années 1930 et il a été à ce titre directement responsable de tous les crimes de guerre commis à cette époque. Mais sous prétexte d’avoir été écarté du pouvoir en 1941 au profit de Tojô, il échappe au tribunal de Tokyo en 1946.

Il est vrai qu’il n’est pas le seul. Nobosuke Kishi a été titulaire de plusieurs portefeuilles pendant la guerre. C’est un criminel de guerre de « classe A », jugé par le tribunal de Tokyo en 1946 puis élargi en 1948. Il devient Premier ministre entre 1957 et 1960 et doit finalement démissionner face au soulèvement d’une partie de la population.

Il se trouve qu’il a la particularité d’avoir un petit-fils : un certain Shinzo Abe, c’est à dire l’actuel Premier ministre. Lequel a eu également comme grand-oncle Yosuke Matsuaka, ministre des Affaires étrangères en 1940-1941. Un joli pedigree !

Or Shinzo Abe ne représente pas seulement le courant le plus nationaliste au sein de la droite japonaise d’aujourd’hui qui ne regrette jamais rien à propos de la Chine ou de la Corée et vient chaque année honorer la mémoire des héros de guerre au sanctuaire de Yasukuni (un sanctuaire édifié en 1869 pour honorer la mémoire des soldats morts pour le Japon dont les criminels de la Seconde Guerre mondiale)… Shinzo Abe aussi quelqu’un qui promeut activement une révision des programmes d’histoire et bien sûr une révision de la constitution qui permettrait au Japon d’avoir une armée à part entière. Cela n’en fait pas nécessairement un « fasciste » comme le dit une partie de l’extrême-gauche japonaise. Mais cela éclaire en tout cas le poids du passé pour comprendre le Japon actuel et à fortiori celui des années 1960-1968.

L’attitude de MacArthur à l’égard du mouvement ouvrier et du PCJ en particulier va changer du tout au tout en quelques années.

Dans un premier temps (en1945-1946), les Etats-Unis et l’URSS collaborent assez étroitement pour occuper de manière conjointe la Corée tandis que Staline envoie des conseils de modération à Mao Ze Dong.

Au Japon même, le Parti communiste n’est pas forcément mal vu par les Américains. La priorité est à la lutte contre l’héritage militariste. C’est du moins la version officielle. De façon moins officielle, il y a un autre enjeu : se prémunir des réactions de la population plongées dans la misère. Si le PCJ joue le jeu, il peut être utile.

Et il joue le jeu. Mac Arthur est considéré par lui comme un « libérateur ». La propagande se concentre sur l’institution impériale fauteuse de guerre. Le PCJ développe même tout un raisonnement pour expliquer que l’intervention US permettra d’achever la phase démocratique bourgeoise de la révolution, un préalable avant que les masses ne s’attèlent à la question du socialisme en s’attaquant plus directement aux capitalistes.

La politique du PCJ sera donc très modérée, ^pendant que les autorités d’occupation entreprennent de leur côté quelques réformes de structure, en fait très inégales selon les domaines.

L’ancien système de noblesse d’Etat mis en place à l’époque Meiji avec ses privilèges est aboli et une réforme agraire assez radicale est engagée puisque le nombre de paysans sans terres passe de 30 % à 5 %. Plus de la moitié des terres change de main.

Par contre, les grands Zaibatsu ne sont que partiellement dissous. En fait ils se reconstituent assez rapidement via le système bancaire. Il faut dire que la « commission de liquidation » est présidée par le directeur général du groupe Yasuda, l’un des principaux Zaibatsu avec Mitsui, Sumitomo et Mitsubishi ! Et bien sûr, aucun membre de la grande bourgeoisie ayant profité de l’économie de guerre n’est inquiété.

Le système éducatif subit des réformes plus significatives. Et des « comités du travail » sont chargés d’opérer des médiations et des arbitrages face à des syndicats dont on a vu qu’en l’espace d’un an, leurs effectifs avaient explosés.

En avril 1947, le Partis socialiste devient la première force du pays et son secrétaire général forme le premier gouvernement à majorité socialiste de l’histoire du Japon. De fait le Japon change à toute allure parce que la population elle-même aspire à un vaste changement.

Le vieux monde pourtant n’est jamais loin. Avec le début de la guerre froide, le changement de contexte est encore plus brutal. La victoire de Mao en 1949 puis le début de la guerre de Corée en 1950 changent la donne. Ce qui fait peur à Washington n’est plus la résurgence du militarisme mais la subversion communiste.

L’épisode socialiste est clos dès octobre 1948. Les libéraux s’engagent dans une politique de répression du mouvement syndical tandis que des mesures de restriction des libertés publiques sont prises, concernant notamment le droit de réunions et de manifestations.

MacArthur dénonce désormais le PCJ comme étant « l’avant-garde d’une entreprise d’invasion internationale » et en 1950 commencent les « purges rouges » : entre 10 et 15 000 communistes ou prétendus tels sont victimes d’interdiction professionnelles dans la fonction publiques ou licenciées sans espoir de retrouver un travail dans le privé alors que dans le même temps, les partisans de l’ancien régime qui avaient subi l’épuration en 1946 commencent à nouveau à occuper le devant de la scène dans tous les domaines. Les chants militaires sont même autorisés et l’empereur lui-même se rend au Yasukuni, première étape à haute valeur symbolique dans la réhabilitation des criminels de guerre, qualifiés de « héros ».

Ce retour en arrière n’est pas seulement lié au contexte international mais aussi à la montée de la contestation sociale qu’il faut endiguer de toute urgence. Des dizaines d’années de politique terroriste ont réussi à la contenir durant la première moitié du XXe siècle et à morceler le mouvement ouvrier. Dans les années 1946-1947, c’est l’explosion.

La classe ouvrière fait l’apprentissage durant cette période mais aussi durant toutes les années 1950 de grèves dures, prolongées, massives dans toutes sortes de secteurs, au départ pour avoir le droit de ne pas mourir de faim, ensuite pour des augmentations de salaires, pour diminuer le temps de travail ou simplement se faire payer les heures supplémentaires, contre les licenciements car les mutations de l’appareil productif s’accompagnent de fermetures extrêmement brutales parfois de branches entières en quelques années comme le textile.

Face à cette contestation sociale, le patronat utilise de manière concomitante trois méthodes.

La première est la répression. L’échec de la grève générale décommandée au dernier moment par le PCJ en 1947 qui cède aux pressions des Américains (la rupture n’est pas encore totalement consommée) marque une étape importante qui facilite la contre-offensive. Les grèves sont interdites dans la fonction publique dès 1948 sur la recommandation de Mac Arthur, le droit de manifester est soigneusement encadré. L’adoption en 1951 d’un décret sur le contrôle des activités subversives est une épée de Damoclès suspendu au-dessus de toutes les organisations un peu contestataires.

La seconde consiste à essayer d’intégrer une partie de l’appareil syndical, en fait une tâche pas si facile à mettre en œuvre. Certes la répression permet de diminuer de façon assez radicale les effectifs syndicaux directement contrôlés par le PCJ (en gros de 1 million à 300 000 membres). Mais les autorités avec les Américains veulent aussi susciter la création d’une nouvelle confédération destinée à détourner les ouvriers durablement de l’influence communiste (un peu à la manière de FO en France) : le Sohyo. Or celle-ci se révèle assez vite peu maniable. La contestation sociale est tellement forte que sous la pression, elle adopte un langage et des pratiques assez radicale de luttes, et finit même par s’opposer à la guerre de Corée en demandant le départ des américains ! Le patronat suscitera alors l’existence d’une nouvelle fédération qui sera cette fois la bonne, le Domei créé en 1954.

Son influence sera d’autant plus grande qu’un autre paramètre intervient. Le troisième volet consiste en effet à accentuer le caractère dual du marché du travail, avec une minorité (jusqu’à 25 %) de travailleurs bien protégés dans les grandes entreprises, le plus gros de l’exploitation étant transféré en quelque sorte sur le reste de la classe ouvrière. Les « syndicats-maisons » finissent ainsi par s’imposer dans les grands groupes en bénéficiant à la fois de la répression qui permet d’éliminer les syndicats concurrents plus combattifs et d’une forte croissance économique qui leur donne effectivement du grain à moudre.

La reprise économique est évidemment un élément essentiel et de ce point de vue, la guerre de Corée n’a pas seulement une dimension politique. C’est aussi le point de départ d’une nouvelle conjoncture économique, les deux se renforçant mutuellement. L’industrie se redresse spectaculairement pour fournir aux Américains –mais avec leur aide – tout le matériel dont ils ont besoin.

A bien des égards, cet épisode est pratiquement l’équivalent d’un Plan Marshall pour cette partie du monde.

La guerre de Corée accélère également la signature d’un traité de paix avec le Japon le 28 avril 1952 à San Francisco en présence de 49 pays. Ce traité n’est signé ni avec l’URSS ni avec la Chine de Mao ni même avec la Corée du Sud. Il ne dit rien non plus des dédommagements financiers à l’égard des pays d’Asie. La normalisation des relations avec l’URSS n’interviendra qu’en 1956, avec la Corée du Sud en 1965 (à la demande express des Etats-Unis qui veulent un soutien économique et politique au régime militaire d’extrême droite qui règne à Séoul), et avec la Chine après la visite de Nixon à Pékin en 1972.

En avril 1952, l’essentiel de toute façon se joue ailleurs avec la signature le soir même d’un autre traité dit « de sécurité », cette fois en bilatéral avec les Etats-Unis. Il prévoit la mise en place de « force d’autodéfense » au Japon, la conservation de près de 150 bases militaires placées sous souveraineté américaine (mais il y a en tout près de 600 lieux sur tout le territoire interdits aux citoyens japonais non autorisés), les Etats-Unis conservant également la gestion intégrale de l’ile d’Okinawa au sud du pays (elle ne sera rendue qu’en 1972).

C’est clairement un traité inégal qui certes ne ramène pas le Japon au XIX° siècle mais provoque régulièrement des tensions jusqu’à aujourd’hui, puisque par exemple des soldats américains qui commettraient un crime au Japon (un viol…) continuent à bénéficier pleinement d’un statut d’extra-territorialité.

La question des armes nucléaires est également au centre de tous les débats. Elles sont déclarées inconstitutionnelles sur le sol japonais mais elles sont largement stockées sur les bases américaines. C’est le point de départ d’une contestation qui trouve son acmé en 1960 puis en 1967-1969.

La contestation des années 1960

L’année 68 plus qu’ailleurs dans le monde a commencé beaucoup plus tôt, en 1960.

Deux événements fondamentaux ont lieu cette année. C’est d’abord la renaissance d’un mouvement de masse au Japon après les années les plus dures de la guerre froide, contre le renouvellement du traité de sécurité avec les Etats-Unis. La Zengakuren, le syndicat étudiant de gauche, joue un rôle important, c’est aussi un moment clé pour la reconstruction d’une extrême-gauche révolutionnaire alors que le PCJ achève son aggiornamento réformiste et parlementariste après 1955.

Mais l’année 1960 est aussi une année de défaite ouvrière. La grève des mineurs de Miike est la grève ouvrière la plus importante de l’après-guerre, mais c’est une défaite. Il y a bien sûr de nombreuses explications, la politique des directions syndicales comme le niveau de répression, y compris au travers de l’intervention des Yakuza. Mais le résultat net de cette défaite est une déconnexion plus grande entre le mouvement étudiant qui va gagner une dynamique propre et ce qui se passe dans le monde ouvrier.

Le nouveau traité qui doit être signé avec les Etats-Unis pour dix ans intègre trois modifications qui renforcent nettement sa portée : il prévoit le développement de « forces pour résister à une agression armée » (formule ambiguë qui suggère le réarmement du pays) ; il évoque non plus la sécurité du Japon mais celle de « l’Extrême-Orient » (alors que la situation commence à se tendre au Vietnam) ; il prévoit des actions « concertées » en cas « d’événements » en Corée, porte ouverte à des interventions extérieures.

Autant dire que le Japon est totalement intégré dans le dispositif militaire des Etats-Unis, mais dans une position subordonné, ce qui provoque - avec des motivations différentes - aussi bien la colère de l’extrême gauche que de l’extrême droite. La bascule est néanmoins clairement à gauche, tant le pacifisme et la critique du passé militariste du Japon est une donnée fondamentale qui marqué la population après-guerre.

Le mouvement entraîne dans son sillage plusieurs millions de personnes, le Parlement (la Diète) est investi, une manifestante est tuée, le gouvernement Kishi (cet ancien criminel de guerre) démissionne. Le traité est néanmoins adopté pour dix ans, et c’est une défaite.

Le mouvement étudiant rebondit par deux voies différentes qui finissent par se conjuguer.

Il y a une dimension proprement universitaire qui se focalise notamment sur les droits d’inscription en 1965 et tous les projets de privatisation avant qu’un immense scandale ne mette le feu au poudre en janvier 1968, lorsque les étudiants découvrent que près de 2 milliards de Yen ont été détournés à l’université Nichidai (laquelle ressemble par bien des aspects à Nanterre, en accueillant près de 100 000 étudiants au moment où l’enseignement supérieur commence à se massifier comme dans tous les pays développés).

L’autre voie est bien sûr la dénonciation de la guerre du Vietnam alors que le Japon est au cœur du dispositif militaire américain dans la région. D’une part parce que les avions qui bombardent systématiquement le Nord-Vietnam à partir de 1965 partent directement des iles Okinawa au Sud du Japon et parce que ce pays (comme pour la guerre de Corée) fournit aux Américains tout ce dont ils ont besoin pour mener leurs interventions.

En octobre 1967, les militants étudiants tentent d’empêcher le premier ministre Sato Eisaku de prendre l’avion pour se rendre au Vietnam du Sud. L’aéroport est bouclé et les affrontements font à nouveau un mort parmi les manifestants.

Nouvel épisode : l’arrivée de l’USS Enterprise au port de Sasebo près de Nagasaki en janvier 1968. C’est un porte-avion à propulsion nucléaire soupçonné de transporter des armes nucléaires. Outre le symbole (Nagasaki !), n’oublions pas le contexte de l’époque : c’est la guerre froide et personne n’est assuré que la guerre du Vietnam ne débouche pas sur un conflit plus général. L’université est occupée et les affrontements à proximité du port font plus de 450 blessés. Sans adhérer nécessairement aux méthodes des étudiants, l’opinion majoritairement est assez choquée par la violence policière. Comme en 1960, on assiste à nouveau à la naissance d’un mouvement de masse.

En fait, le processus est quasiment identique à ce qui se passe au même moment au quartier latin puis dans toute la France. La contestation se généralise très vite et se politise à toute allure, la répression appelant à de nouvelles manifestations. On passe rapidement des frais d’inscription au contenu des cours eux-mêmes et aux méthodes d’enseignement en lien avec le passé militariste du Japon, le soutien à l’impérialisme américain, la corruption des politiciens et la fausse démocratie qui montre que rien n’a été réglé depuis 1945…C’est-à-dire une critique radicale de la société. Des comités locaux de lutte s’implantent dans plusieurs centaines d’établissements du supérieur et des milliers de lycées : les Zenkyoto. Une fédération nationale voit le jour.

Plusieurs universités sont occupées dont celle de Tokyo qui est décrétée « zone libérée ». C’est le point de départ d’un mouvement de grèves et d’occupation de près de 6 mois.

Un autre point de fixation démarre au mois de mars 1968 : c’est la lutte autour du projet de nouvel aéroport à Narita, dans la périphérie de Tokyo, en défense des paysans qui refusent d’être expropriés. Les étudiants commencent à joindre les comités de lutte paysans qui ont surgi dès 1966.

Le 22 octobre, c’est « l’assaut de Tokyo » dans le cadre de la « journée internationale d’action unifiée contre la guerre » : affrontements combinés autour de la Diète, de l’ambassade des Etats-Unis, du siège de la police et occupation de la gare de Shinjuku en lien avec le « mouvement ouvrier des comités contre la guerre » (Hansen) pour empêcher le ravitaillement des avions américains en partance pour le Vietnam. Près de 800 000 personnes descendent dans la rue dans tout le pays dont une partie seulement appartient au monde étudiant. La loi anti-émeute est rétablie.

Au début de l’année 1969, l’agitation rebondit. La plupart des grèves dans les universités ont cessé mais le bâtiment central de l’université de Tokyo lui continue à être occupé. Canons à eau, hélicoptères larguant des gaz lacrymogènes et 8500 policier contre cocktail Molotov et autres douceurs…. Des jeunes venus de tout le Japon encerclent à leur tour les policiers. Ils sont plus de 600 à être blessés (au sein de la police) et plus de 800 étudiants sont arrêtés. C’est à nouveau la grève dans la plupart des établissements.

Cette fois le parlement adopté en juillet 1969 une loi particulièrement répressive qui met sous contrôle direct toute université qui n’arrive pas à mettre fin à un conflit. Le coup d’arrêt est réel.

La vague de conflits reprend néanmoins mais d’une autre manière : contre le renouvellement (une fois de plus) du Traité de sécurité qui arrive à échéance en 1970 (c’est à nouveau un échec) et pour la rétrocession des iles Okinawa (cette fois, c’est clairement une victoire en 1972). On rentre ensuite dans une période manifeste de reflux majeur comme partout ailleurs, même si des luttes emblématiques se poursuivent comme celle de Narita jusqu’en 1978 et même jusqu’en 1985.

Mais au-delà de ces événements brièvement évoqués, c’est tout la logique de ce mouvement qu’il faut essayer de saisir : pourquoi un mouvement (essentiellement étudiant) d’une telle ampleur ? Pourquoi une telle radicalisation aussi ? Mais également les raisons d’un échec et, on le verra, une impasse.

Je ne vais pas ici revenir sur toutes les raisons qu’il y avait de se révolter quand on a 20 ans en 68 alors même que la société de consommation semblait devoir prodiguer toujours plus de douceurs et que les espoirs de promotions sociales étaient une réalité tangible pour un nombre croissant d’individus accédant à la classe moyenne. Mais il y en a deux sur lesquelles on peut insister et qui concernent plus particulièrement le Japon.

La première est en fait commune à l’Italie et à l’Allemagne, c’est-à-dire aux impérialismes vaincus, autrement dit ceux qui étaient du mauvais côté de l’histoire. Il y a forcément une question que l’on se pose lorsqu’on a 20 ans dans les années 1960, c’est de se demander ce que faisait son père au même âge. Sauf que lui, ça se passait pendant la guerre et le fascisme, et on peut se douter que ce n’était toujours super joli.

C’est souvent le point de départ d’un questionnement qui devient très vite politique, où la question de la transmission et des contenus comme des méthodes d’enseignements sont des vecteurs privilégiés pour aller vers d’autres questions d’ordre plus général sur le fonctionnement de la société et la place qu’on souhaite y occuper même après avoir fait des études supérieures.

L’autre aspect, c’est la place du marxisme comme réponse politique à ces interrogations. Cette attraction incontestable ne s’explique pas seulement par l’importance du mouvement ouvrier à l’époque, le rôle de l’URSS ou de la Chine, ou la séduction qu’offrirait une extrême-gauche très radicale dans ses méthodes alors que le PCJ et le PSJ sont souvent pris à contre-pieds.

La jeunesse intellectuelle se tourne aussi vers ces organisations parce que le marxisme offre effectivement des éléments de réponse pertinents pour comprendre les fondements du militarisme en lien avec le capitalisme et les raisons pour lesquels tous les archaïsmes du Japon impérial sont loin d’avoir été soldés après 1945.

De ce point de vue, le grand mouvement des années 1960 jusqu’au début des années 1970 peut être interprété comme une sorte de tentative de réappropriation par la population (et pas seulement par la jeunesse) d’un processus de démocratisation en partie inachevé et qui lui échappait, dans la mesure où il avait été mis en place d’en haut et de manière très partielle par les Américains et très vite malmené par une classe de politiciens issus de l’ancien régime. C’est donc un passé qui ne passe toujours pas dans les années 1960, même si c’est loin de résumer tous les enjeux de cette période.

Reste que ce mouvement étudiant a échoué et c’est un énorme gâchis.

Succès et impasses de l’extrême-gauche japonaise

Parler de gâchis, c’est d’abord souligner à quel point ce mouvement a eu d’énormes potentialités et cela d’autant plus qu’il n’a pas toujours été coupé des masses, loin de là.

En 1960, la Zengakuren n’est que l’aile marchante d’un mouvement de masse qui la dépasse largement et qui représente un potentiel considérable. Même chose quelques années plus tard contre la guerre du Vietnam. Une partie de la classe ouvrière se mobilise elle aussi et pas seulement à l’occasion des affrontements autour des chemins de fer en octobre 1968. Il faut également prendre en compte l’agitation qui finit par gagner une partie de la jeunesse ouvrière qui se mobilise à une large échelle notamment en 1971-1972 sur les questions de salaires et de conditions de travail en bousculant fortement les syndicats traditionnels. D’autres luttes sont aussi l’occasion pour le mouvement étudiant de se lier à d’autres secteurs de la population. C’est le cas notamment avec les paysans de Sanrizuka contre l’extension de l’aéroport de Narita ou face à la catastrophe sanitaire de Minamataqui heurte tout le Japon et interroge profondément sur les modalités de la croissance capitaliste.

Pourtant, non seulement les étudiants ne sont pas arrivés à entraîner durablement ces milieux plus larges mais ils se coupent rapidement d’eux. La militarisation de la Zengakuren, elle-même modelée par la tradition stalinienne, le gauchisme des organisations révolutionnaires qui agissent de plus en plus au travers d’actions militarisées en croyant ainsi pouvoir forcer le cours de l’histoire, le sectarisme délirant qui conduit certaines organisations qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau (comme la LCRJ-CN et la LCRJ-FMR) à s’entretuer en s’accusant mutuellement d’être au service des flics, tout cela finit par entraîner un décrochage déjà extrêmement sensible au début de l’année 1969, y compris dans les milieux larges qui avaient soutenu les étudiants et participé à divers mouvement. Ce décrochage finit même par se transformer en une véritable réaction de rejet en 1972 au moment où l’Armée Rouge japonaise s’illustre par ses actions commando et ses règlements de compte internes, aussi bien au Moyen-Orient qu’au Japon lui-même. L’amalgame est rapidement fait avec le reste de l’extrême-gauche.

Or les dérives de cette extrême-gauche plus classique issue du trotskysme facilitent d’autant plus facilement les amalgames qu’elles n’ont rien de circonstanciel ni d’accidentel.

La dérive sectaire et violente n’est pas juste un dérapage en cours de route. Dès les années 1960, la Chukaku-ha comme la Kakumaru-ha (les deux principales organisations issues de la LCRJ) théorisent l’idée qu’il y aurait deux ennemis principaux : l’impérialisme américain avec son allié le gouvernement japonais, et le parti stalinien. Kuroda Kanichi, le dirigeant historique de la Kakumaru-ha ne se content pas d’expliquer que la « corruption » du mouvement communiste international est un élément régulateur fondamental du capitalisme, ce qui peut s’entendre. Mais ce qu’il appelle « l’anti-impérialisme/stalinisme » est au cœur de la stratégie révolutionnaire. Combattre le parti stalinien devient une priorité, par tous les moyens. Dix ans plus tard, sur fond de recul et de défaite au début des années 1970, c’est l’organisation rivale qui devient à son tour un obstacle majeur à la bonne marche de la révolution et à la prise du pouvoir… C’est une forme d’impuissance poussée à l’extrême qui ne conduit au final qu’à davantage d’impuissance et de marginalisation.

En 1975, le leader de la Chukaku-ha, Nobuyoshi Honda, est assassiné par des membres de la Kakumaru-ha. Cet épisode marque le début d’une guerre fratricide (Uchigeba) entre les deux groupes qui s’accusent mutuellement d’être au service des flics et qui fera au total une centaine de morts au cours des années suivantes.

Un autre aspect mérite d’être étudié de près, c’est la fascination de ces organisations pour l’action et la discipline militaires. Lesquelles ne se content pas d’affrontements spectaculaires avec la police dans la rue mais organisent soigneusement des dizaines d’attentats (contre des symboles du pouvoir), et des actions de sabotage par exemple contre du matériel ferroviaire au moment des premières mesures de privatisation. C’est une tâche essentielle comme en témoigne la place éminente de l’organisation militaire au sein de ces mouvements (comme « l’armée du Kansai » au sein de la Kakumaru-ha).

Pour comprendre ce choix et cette dérive, il faut sans doute garder quelques distances avec deux discours souvent entendus qui ne sont pas forcément très justes.

Le premier est celui exprimé par les organisations elles-mêmes qui expliquent que le processus autoritaire de réorganisation du capitalisme japonais – qui lui permet désormais de devenir une nouvelle puissance économique malgré la défaite de 1945 – et l’alliance de la bourgeoisie avec l’impérialisme américain rendent caduques toute perspective de démocratisation de la société. C’est évidemment une analyse pour le moins simpliste comme il est simpliste de croire qu’en provoquant une réaction violente de la police, on va provoquer une réaction de solidarité de la population. Ca peut marcher, parfois, mais ça marche rarement, surtout quand c’est hors contexte.

L’autre discours est celui des commentateurs adeptes d’une approche plus ou moins culturalistes. Le mode d’organisation et d’action de ces organisations leur semble tellement proche du culte de la violence et de l’éthique sacrificielle du samouraï qu’il faudrait y voir la cause principale. A côté d’un Mishima d’extrême droite, il y aurait donc eu plein de Mishima d’extrême gauche. Ou comment les clichés culturalistes renouent avec la morale de papi-mami sur les extrêmes qui finissent par se rejoindre.

Il y a évidemment un côté naïf dans cette approche. Mais on est quand même bien obligé de constater malgré tout quelques similarités étonnantes entre les normes de comportement adoptées par ces mouvements et celle qui réglaient de manière traditionnelle la conduite de l’individu dans la société japonaise : discipline, efficacité, conformité à l’esprit de groupe, hostilités aux groupes extérieurs etc, sans parler du machisme dominant et des centaines d’affaires de viols qui traversent ces organisations.

Dit autrement, il ne suffit pas de vouloir faire la révolution pour se révolutionner soi-même et ça fait quand même aussi partie du bilan de cette histoire.

Il ne reste pas rien de 68 même aujourd’hui

Alors pour conclure, on pourrait finalement croire qu’il ne reste pas grand-chose de 68 et c’est d’ailleurs souvent ce que l’on entend à propos du Japon. L’idée mériterait pourtant d’être nuancée. On ne va pas ici retracer la longue période des années 1980 à nos jours, le triomphe des politiques libérales, la montée des courants nationalistes, le recul global des luttes et surtout le grand tournant que constitue la crise financière en 1990. Mais la lutte de classe existe toujours et là où on les rencontre, on trouve très souvent et comme par hasard d’anciens militants d’extrême-gauche issus directement ou indirectement des années 60-70. Ils n’ont pas renoncé ni sur le terrain syndical ni sur les autres terrains du mouvement social. La lutte continue au Japon comme ailleurs. Mais ce qui manque, incontestablement, c’est la capacité pour les révolutionnaires à capitaliser sur le plan politique cet engagement.

Tirer les bilans de cette période et comprendre que de toute façon on aura intérêt à faire les choses autrement dans un contexte qui sera forcément différent est un problème pour le Japon, mais il l’est tout autant ici en France.

Jean-François Cabral

Chronologie

1570 : arrivée des Portugais

1603 : nouvelle fondation du Shogunat par la dynastie Togukawa

1640 : fermeture du pays aux étrangers

1868 : fin du Shogunat, l’ère Meiji marque le début d’un essor industriel accéléré

1889 : la constitution confirme la « nature divine » de l’empereur

1904 : au congrès de l’Internationale socialiste à Amsterdam, le révolutionnaire japonais Katayama et le révolutionnaire russe Plékhanov s’élèvent ensemble contre la guerre russo-japonaise.

1918 : émeutes du riz, début d’une intense période d’agitation sociale

1923 : le tremblement de terre à Tokyo fait 300 000 morts. Exécutions collectives de militants anarchistes et communistes

1925 : adoption du suffrage universel masculin

1928 : la loi sur le maintien de l’ordre est révisée, les activités politiques subversives sont désormais passibles de la peine de mort

1931 : conquête de la Mandchourie

1936 : les militaires prennent le pouvoir

1937 : conquête de la Chine, massacre de Nankin

1945 : bombardement atomique des villes d’Hiroshima et Nagasaki les 6 et 9 août, reddition sans condition du Japon le 2 septembre, mise en place du SCAP dirigé par MacArthur

1946 : le 1er Mai, deux millions de personnes descendent dans les rues et manifestent contre le gouvernement. Le slogan le plus entendu est « A bas l’empereur ! ». Mise en place peu après d’un Tribunal international d’Extrême-Orient. L’empereur ne figure pas au banc des accusés

1947 : échec de la grève générale le 1er février décommandée au dernier moment par le PCJ

1948 : fondation de la Zengakuren (Fédération japonaise des associations étudiantes autogérées).

1949 : MacArthur lance les « purges rouges »

1950 : dissolution de la Zengakuren qui continue néanmoins ses activités contre l’intervention US en Corée. Création de la centrale syndicale Sohyo soutenue par l’AFL pour contrer l’influence du PCJ.

1951 : adoption d’un Décret sur le contrôle des activités subversives.

1952 : signature en avril d’un traité de paix à San Francisco en présence de 49 pays. Ce traité n’est signé ni avec l’URSS ni avec la Chine de Mao ni même avec la Corée du Sud. Signature le même jour d’un autre traité dit « de sécurité », en bilatéral avec les Etats-Unis.

1955 : le tournant parlementariste du PCJ est officialisé à l’occasion d’une conférence nationale. La droite se réorganise autour d’un grand parti, le PLD (Parti Libéral-Démocrate).

1956 : première alerte à Minamata sur les conséquences sanitaires catastrophiques des rejets de mercure dans la mer. L’Etat ne reconnait la responsabilité des usines Chisso qu’en 1968

1957 : fondation de la LCRJ qui se réclame du trotskysme.

1959 : début des mobilisations contre le renouvellement du Traité de sécurité entre le Japon et les Etats-Unis. Le parlement est encerclé une première fois le 27 novembre.

1960 : près de 6 millions de travailleurs et d’étudiants participent à des actions de protestation qui culminent le 15 juin. Le parlement est investi et une étudiante est tuée au cours des affrontements. Le traité est ratifié le 19 juin même si le gouvernement Kishi est obligé de démissionner. Echec de la lutte des mineurs de Miike à Kyushu contre les licenciements massifs dans ce secteur d’activité. Plusieurs militants sont assassinés par les Yakuza (maffia). Fondation de la Zengakuren-Bund par les militants de la « Nouvelle gauche » opposés à la politique du PCJ.

1963 : scissions au sein de la LCRJ et fondation de la LCRJ-CN (Chukaku-ha) et de la LCRJ-FMR (Kakumaru-ha).

1965 : début d’un mouvement de protestation contre les frais d’inscription dans les universités, point de départ d’une nouvelle période d’agitation. 1966 : début du mouvement de mobilisation contre l’extension de l’aéroport de Narita à Sanrizuka. En septembre, trois policiers sont tués. L’aéroport ne commencera à voir le jour qu’en 1978. La piste B n’est achevée qu’en 2009.

1967 : les militants de la Zengakuren investissent l’aéroport Haneda et empêchent le Premier ministre Sato de se rendre au Vietnam. Un étudiant est tué. Début de la mobilisation contre la visite d’un porte-avion nucléaire états-unien au port de Sasebo près de Nagasaki à la fin de l’année qui culmine en janvier 68.

1968 : mouvement prolongé à l’université de Nihon et à celle de Tôdai à Tokyo à partir du mois de janvier. Les universités de Tôdai et Nichidai mettent en place un comité de lutte. Leur fédération aboutit à la création du Zenkyoto (Comité de lutte unitaire des campus) opposé aux actions autoritaires et centralisées de la Zengakuren. Les émeutes se multiplient dans le quartier de Kanda en mai-juin ainsi que les occupations qui s’étendent dans le reste du pays. Le 22 octobre, « journée internationale d’action unifiée contre la guerre », « assaut de Tokyo » : affrontements combinés autour de la Diète, de l’ambassade des Etats-Unis, du siège de la police et occupation de la gare de Shinjuku en lien avec le « mouvement ouvrier des comités contre la guerre » (Hansen) pour empêcher le ravitaillement des avions américains en partance pour le Vietnam.

1969 : fin de l’occupation de l’auditorium Yasuda de l’université Tôdai à Tokyo investi par la police en janvier. Le soutien populaire s’effrite, l’agitation étudiante reprend néanmoins dans une centaine d’universités. Plus de 350 interventions de la police au cours de l’année. Des centaines de procès.

1970 : la lutte contre le renouvellement du Traité de sécurité et pour la rétrocession des iles d’Okinawa relance la contestation (slogan de la Zangakuren : « Reprenon Okinawa ! A bas le traité avec les Etats-Unis et à bas l’impérialisme japonais ! »). Premier détournement d’avion par la Fraction armée rouge. L’avion finit par atterrir à Pyongyang.

1971 : point d’orgue de cette mobilisation, le succès de la grève générale dans les iles Okinawa le 11 novembre. Début d’un mouvement de contestation au sein de la jeunesse ouvrière en particulier dans les chemins de fer et à la Poste dans tout le pays.

1972 : rétrocession des îles Okinawa au Japon mais maintien de nombreuses bases militaires US. Fondation de l’Armée rouge japonaise qui s’illustre par l’assassinat de 26 personnes à l’aéroport de Lod à Tel-Aviv au cours d’une action commando la même année et par des règlements de compte internes à Nagano qui horrifient tout le Japon.

1974 : Dernier grand mouvement de grève offensive de la centrale syndicale réformiste Sohyo sur les salaires.

1975 : le leader de la Chukaku-ha, Nobuyoshi Honda, est assassiné par des membres de la Kakumaru-ha. Début d’une guerre fratricide (Uchigeba) entre les deux groupes qui fait une centaine de morts dans les années qui suivent.

1978 : combats acharnés autour de l’aéroport de Narita au moment de son inauguration.

1989 : processus de fusion entre la centrale syndicale réformiste de gauche Sohyo et la centrale Domei marquée à droite mais implantée dans le privé pour former la centrale unique Rengo (7,5 millions adhérent-e-s). Il subsiste encore mais de façon assez marginale le Zenrôren (NCTU) lié au PCJ (1 million adhérent-e-s) et le Zenrôkyô (NTUC, Conseil national des syndicats) lié à la gauche radicale (300 000 adhérent-e-s). Quelques dizaines de milliers d’adhérent-e-s dans les « Community unions ».

1990 : éclatement de la bulle financière, début d’une nouvelle période pour le Japon après une longue période de croissance exceptionnelle.

2011 : accident nucléaire de Fukushima.

2013 : dernière visite de Shinzo Abe au sanctuaire de Yasukuni. Depuis il se contente d’y envoyer rituellement une offrande… Bibliographie/filmographie

Ouvrages généraux

Droz Jacques : Histoire générale du socialisme. PUF Quadrige, 1978.

Souyri Pierre-François : Nouvelle histoire du Japon. Perrin, 2010.

Articles et revues spécialisées

Anonyme, in Avant-Garde Jeunesse (JCR), 1968 : Zengakuren. Source RaDAR

Anonyme, in Bellaciao, 1978 : Japon 1978, lutte contre l’aéroport de Narita (vidéos).

Anonyme, in Cercle Léon Trotsky, 1990 : L’impérialisme à la fin du XX° siècle, le Japon peut-il remplacer les Etats-Unis ? 1990.

Anonyme, in Convergences révolutionnaires, 2018 : Mai 68 dans le monde- Au Japon, contre la guerre du Vietnam et le gouvernement.

Anonyme, in Libero International, 1975 : Japan, a look at Sanrizuka Peasant’s Struggle against Narita International Airport. Source ESSF.

Anonyme, in Lutte de classe, 1968 : La violence hors de l’histoire.

Anonyme, in Lutte de classe, 1989 : Unification syndicale et dérive à droite.

Anonyme, in Wikirouge : Zengakuren ; LCRJ ; LCRJ-CN (Chukaku-ha) ; LCRJ-FMR (Kakumaru-ha), ARJ…

Brossat Alain : La zengakuren japonaise, un modèle pour les étudiants occidentaux ? In 68 une histoire collective (sous la direction de Philippe Artières et Michelle Zancarini-Fournel). La Découverte, 2008.

Chanson Vincent, Lange Elena Louisa, Monferrand Frédéric : Sur le marxisme japonais, principaux courants, principales figures. Source ESSF, 2016.

Enna Green Doug : Kobayashi and the Class Struggle – Proletarian literature and the history of Japanese Communists. Source ESSF, 2015.

Inaba Nanako : 68 au Japon, sortir de l’enchantement. Contretemps, 2018 (2008).

Koda Naoko : The Long Japanese Sixties – From the 50th to the 70th. Source ESSF, 2018.

Kuroda Kanichi : What is revolutionary Marxism ? Kaihoh-sha, 1969 (edition anglaise 1991)

Jobin Paul : Les nouveaux syndicats au Japon : minoritaires et fiers de l’être. Mouvements, 2004.

L’Hénoret André : Le clou qui dépasse, récit du Japon d’en bas. La Découverte, 1993.

Marker Chris : Narita, le printemps de la grande offensive, documentaire, 1978

Mathieu, AL Paris-Sud : Janvier 1969 : le Mai 68 japonais s’achève dans la confusion. Alternative Libertaire, 2009.

Matsubara et Sasaki : Vivre comme des humains, récit de l’hiver de Kokurô, documentaire, 2001.

Pons Philippe : L’extrémisme de droite Nippon pèse sur la liberté d’expression. Source ESSF, 2006.

Pons Philippe : Au Japon, on ne badine pas avec la patrie. Source ESSF, 2008.

Rousset Pierre : Le Japon des luttes. ESSF, 2011.

Sakai Yohichi : The US Occupation and the Militant Mass Workers Movement immediately after the Japanese Defeat. Source ESSF, 2007

Sakai Yohichi : The Last Vigor of the Japanese Postwar Reformist Workers Movement and its Impasse in the 1970th – the beginning of the downfall of Sohyo Trade-Union Movement. Source ESSF, 1982.

Sastre Grégoire : Les étudiants Japonais en 1968. Les dossiers de Sciences-Po, 2018.

Stucky Nathalie : La lutte sociale des fermiers de Narita dure depuis plus de quarante huit ans. Mediapart, 2012.

Toyomasa Fuse : Le radicalisme étudiant au Japon : une « révolution culturelle » ? L’Homme et la société, Sociologie et contestation, 1970.

Wakamatsu Koji : United Red Army, film, 2009


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