Travail détaché, une fraude organisée

vendredi 23 novembre 2018.
 

Entretien réalisé par Hadrien Toucel

Entretien avec Marina Mesure, syndicaliste BTP, en charge des travailleurs détachés

Qu’est-ce que le travail détaché ?

Il s’agit d’un statut spécial d’emploi, assez récent puisqu’il a été créé en 1996. Lorsqu’un salarié travaille dans un État membre de l’Union européenne, son employeur peut le détacher vers un autre État. Des formulaires européens sont disponibles pour organiser ce détachement. Le salarié détaché demeure lié à son employeur d’origine par le contrat de travail, mais il exerce une mission provisoire ailleurs.

Le temps de cette mission, les entreprises qui détachent ces salariés ne versent rien à l’assurance-maladie, l’assurance-chômage, l’assurance-vieillesse ou l’assurance-accident du pays d’exercice. L’ensemble des cotisations est versé dans le pays d’origine, où le plus souvent le niveau de protection sociale est bien moindre.

Ainsi pour un même travail en France, le salarié détaché est moins payé que son homologue non-détaché. Or, cette forme d’activité prend de l’ampleur. Elle représente aujourd’hui 1% de l’emploi européen. De plus en plus, on constate aussi qu’une part croissante du détachement est contractualisé depuis des pays d’origine... dont les salariés ne connaissent que la boîte aux lettres ! Par exemple, des travailleurs d’Europe centrale vont signer un contrat avec une entreprise stationnée à Malte, qui sera présumé « pays d’origine » pour œuvrer en Espagne. Un système dont tout le monde est perdant : le salarié moins payé, le pseudo-pays d’origine qui ne voit souvent pas la couleur des cotisations, et les contribuables européens qui doivent compenser avec leur impôt le manque à gagner des régimes sociaux qui nécessitent des cotisations pour indemniser les ayants-droits.

La directive européenne a été révisée en mai 2018. La seule délégation qui s’y est opposée frontalement est celle de la France insoumise (le FN s’est abstenu, tandis que Génération.s, EELV et En Marche votaient pour). Que penser de cette révision ?

La révision de la directive détachement est un leurre. Elle ne met aucun frein réel aux pratiques discriminatoires et n’instaurent aucun outil efficace pour lutter contre la fraude. Force est de constater qu’il s’agit d’un nouveau rendez-vous manqué. Concrètement, si cette révision a permis l’application élargie des conventions collectives aux salariés détachés et de diminuer la durée légale du détachement de 24 mois à 12 mois qu’en est-il des indemnités transport, logement, nourriture qui seront désormais calculées selon les modalités du pays d’origine ? Diminuer la durée à 12 mois, à quoi bon lorsque l’on sait que la durée moyenne du détachement en Europe est de 103 jours, et de 47 jours pour la France. On exclut de cette révision le secteur du transport, on n’aborde pas la responsabilité solidaire des donneurs d’ordre dans le paiement des salaires en cas de fraudes, on ne met toujours pas les droits des salariés au centre de ce débat.

D’ailleurs cette révision ne sera peut-être même jamais mise en place. En effet, récemment, les gouvernements polonais et hongrois ont déposé un recours devant la Cour de Justice de l’Union européenne afin d’invalider la nouvelle directive détachement telle que l’a approuvée le Parlement Européen. Selon eux, cette révision est une entrave à la libre circulation de la main d’œuvre et des services… par son caractère protectionniste ! Les quelques miettes de régulation leur sont intolérables. En d’autres mots, les gouvernements souhaitent continuer à organiser le dumping social sur le dos des salariés détachés

Quelle est la situation actuelle en France ?

Entre 2016 et 2017, nous avons enregistré une hausse de 46% du nombre de salariés détachés en France. Ils sont désormais 516 000 sur le territoire (800 000 dans le secteur transport qui est toujours comptabilisé séparément). Le secteur le plus touché par le travail détaché est celui de la construction. Les salariés détachés portugais et polonais sont les plus nombreux sur le territoire mais il est intéressant de constater que la cinquième nationalité de travailleurs détachés en France, est le français. Des travailleurs français souvent embauchés par des agences d’intérim luxembourgeoises ou monégasques.

Au-delà des chiffres, il faut savoir que le détachement est une machine à frauder. Déjà, on estime que la moitié des travailleurs détachés exerçant en France ne font pas l’objet d’une déclaration en due forme. S’y ajoute un certain nombre de fraudes notamment sur le paiement des cotisations sociales. Il n’est pas rare de rencontrer des salariés détachés ne cotisant à aucune caisse de sécurité sociale. Les fraudes sont aussi très nombreuses sur les salaires, avec des rémunérations ne respectant même pas le niveau du SMIC. Je rencontre souvent des travailleurs détachés avec des bulletins de paie à 500, 800 euros pour 60 heures de travail hebdomadaire.

Si les fraudes sont si nombreuses dans le travail détaché c’est qu’aucun outil efficace n’est mis en place pour pouvoir contrôler ce statut. Quand un salarié est soumis à plusieurs législations à la fois (contrat de travail et sécurité sociale soumis à la législation du pays d’origine, conditions de travail soumises à la législation du pays d’accueil) sans qu’aucun cadre réel de coopération ne soit mis en place entre les pays européens, le boulevard pour la fraude est énorme ! La situation est donc très préoccupante, car sous couvert de libre circulation, nous avons organisé un système de libre exploitation à travers le statut de détaché.

Est-ce que le travail détaché est au moins une bonne chose pour l’Europe de l’Est ?

Non, ce n’est clairement pas le cas. Pour l’illustrer, prenons l’exemple de la Roumanie. Avec plus de 17% de sa population résidant à l’étranger, le pays est confronté à de nombreux défis. Pourtant, cette main d’œuvre mobile constitue selon le gouvernement une manne financière importante. En conséquence, il continue à l’encourager au détriment du développement interne de pays. Ainsi, en janvier 2018, le gouvernement n’a pas hésité à faire passer une réforme historique par sa brutalité sociale, en supprimant l’intégralité des cotisations sociales patronales. Dès lors, la Roumanie devient l’un des seuls pays au monde à faire reposer la totalité du financement du système de sécurité sociale sur les salariés. Au nom du travail détaché, tous les salaires nets ont été amputés, afin d’améliorer la « compétitivité » des salariés roumains en détachement… aux frais des salariés roumains en exercice dans leur pays d’origine. En conséquence, loin de favoriser la convergence vers le haut des droits sociaux, le travail détaché conduit à la ruine l’ensemble des pays d’Europe, ceux qui détachent comme ceux qui accueillent le détachement.

Propos recueillis par Hadrien Toucel


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