Gilets jaunes : le sens du face à face – La politique macronienne et le « contre-pouvoir »

jeudi 27 décembre 2018.
 

Après le discours du président Macron – en vérité une dérobade, mais qui n’annonce rien de bon pour la démocratie – et alors que le Mouvement des Gilets Jaunes se poursuit, on tente ici d’en reconstituer la genèse et d’en examiner quelques-unes des implications politiques, afin de contribuer à l’élargissement de la discussion.

Le Président, donc, a parlé. Mais à qui ? C’est la première question qu’on peut se poser. Sans jamais vouloir, sans oser nommer ceux qui l’y ont contraint – les fameux Gilets Jaunes –, il a prononcé des paroles de contrition mesurées au compte-goutte et, comme l’a aussitôt relevé la presse, « concédé » des mesures d’allègement du fardeau financier pesant sur la partie la plus pauvre de la population mais « sans rien céder » de ce qui aurait marqué un changement de cap, en donnant satisfaction au mouvement de révolte qui, depuis maintenant quatre semaines, ébranle en profondeur le pays.

Dans les jours qui viennent, on fera les comptes pour voir qui gagne exactement quoi, tout de suite et à plus long terme, et qui peut s’en satisfaire. Une fois de plus, il a promis que les citoyens auraient leur mot à dire dans une « concertation » d’ampleur nationale qui le verrait aller lui-même au contact des élus locaux. Et il a assorti son discours de deux éléments de nature à inquiéter fortement tous les démocrates. D’abord une longue proclamation de sévérité contre « le désordre et l’anarchie » - « j’ai donné au gouvernement les instructions les plus rigoureuses » - ce qui veut dire en clair que les manifestations sont placées sous le régime d’une sorte d’état d’urgence préventif et que les brutalités policières ne feront l’objet d’aucune restriction. Ensuite le retour en force du thème de l’identité nationale, de nauséabonde mémoire, immédiatement traduit en « question de l’immigration », une « question » qui ne jouait aucun rôle dans le mouvement des Gilets, mais dont on sait les résonances à la droite et à l’extrême droite de l’échiquier politique.

Je ne crois pas que ce discours et l’orchestration dont il va faire l’objet, bien qu’il suscite des mises en garde et quelques ricanements à l’international, sorte le président de l’impasse absolue dans laquelle il s’est enfermé après un an et six mois d’exercice du pouvoir. Ce qui ouvre à la fois sur des possibles intéressants et sur de redoutables inconnues. Mais pour essayer de les décrypter, il faut d’abord revenir, schématiquement, sur les conditions de son arrivée au pouvoir, et sur les traits les plus saillants de la politique qu’il a suivie, que tout le monde sans doute n’avait pas imaginée sous cette forme. Election, piège du pouvoir

Sur le premier point, je retiendrai seulement qu’Emmanuel Macron a été élu, non comme on l’a dit parfois, « par défaut », mais par opposition à une candidate dont la majorité du pays, toutes opinions confondues, ne voulait pas, et que sa prestation télévisée avait achevé de déconsidérer (les choses peuvent changer aujourd’hui ou demain, entièrement par sa faute). Sa candidature avait été préparée de loin par un réseau d’influence qui s’étendait depuis les hautes sphères de la finance et de la fonction publique jusqu’à certains représentants intellectuels et syndicaux du libéralisme social, mais dans lequel les premières ont tout de suite pesé d’un poids déterminant. C’est pourquoi le fameux « en même temps », vaguement hégélien, du discours électoral a été immédiatement déséquilibré au profit des politiques économiques et sociales néolibérales, dans une forme très agressive que justifiait le mot d’ordre (pas très original) de la « modernisation » longtemps retardée, articulée à la « refondation de l’Europe ».

Alors que son prédécesseur avait très vite cédé aux injonctions (et sans doute au chantage) des milieux d’affaires français et étrangers, ainsi qu’aux leçons de rigueur budgétaire venues d’Outre-Rhin et de Bruxelles, Emmanuel Macron est allé au-devant d’elles, avec la prétention avouée d’en prendre la codirection. Mais le plus lourd de conséquences, dans la situation d’aujourd’hui, a sans doute été la façon dont, faute de disposer d’un parti ou d’un mouvement politique réel, il a fait élire dans la foulée de sa victoire, au motif habituel de l’efficacité gouvernementale, une majorité parlementaire fictive, recrutée sur CV par des méthodes managériales, sans autonomie ni implantation de terrain, achevant ainsi de déconsidérer la démocratie représentative, déjà bien mal en point du fait des institutions autoritaires de la 5e République.

Sur le second point, je pense qu’il faut évoquer au moins quatre aspects, qui se recoupent, et dont chacun mérite évidemment une analyse plus approfondie. Le premier, c’est la dimension européenne déterminante en raison de la conjoncture et de l’interdépendance des systèmes économiques et politiques nationaux. Il est certain que la situation est très difficile, puisque l’UE est entrée, de façon sans doute irréversible, dans une crise existentielle marquée tout à la fois par la profonde désaffection des opinions publiques, par l’entrée des Etats, les uns après les autres, dans une situation d’ingouvernabilité, par l’élargissement gigantesque des fractures entre les diverses régions du continent, et par l’ossification du conflit entre les discours « souverainistes » et « européistes », qui tend à se confondre avec un antagonisme social, mais en y ajoutant des connotations nationalistes allant jusqu’à la xénophobie.

La nécessité de l’unité des peuples à l’échelle continentale est cependant telle, tant pour faire face aux aléas financiers mondiaux et pour engager la transition vers une économie solidaire dans les domaines de l’énergie, de la consommation et du climat, que pour réduire les inégalités et faciliter la circulation des individus (notamment les jeunes) à travers les frontières, qu’on aurait pu se réjouir de voir E. Macron prendre la tête du second camp. Sauf qu’il l’a fait de façon totalement irréaliste et conservatrice, en ne posant ni la question du budget européen, ni celle des « règles » comptables d’orthodoxie économique, ni celle des biens communs transnationaux, ni celle de la démocratisation en profondeur des institutions communautaires. Au bout du compte il a donc renforcé le statu quo qui mène à l’éclatement, quand il fallait formuler l’hypothèse d’une véritable recréation de l’Europe au service de ses populations, en allant au besoin à contre-courant de ses partenaires. Sur certains points, comme la crise de l’accueil des réfugiés et des migrants, il a prolongé le double jeu sans scrupule de ses prédécesseurs, et l’a même aggravé, ce qui n’est pas sans conséquences sur l’esprit public.

La politique européenne n’est évidemment pas séparable du bloc des politiques économico-financières formant le cœur de ce qu’il faut bien appeler le macronisme. C’est une politique d’austérité renforcée qui ne dit pas son nom (elle le dit en fait, mais dans un jargon ésotérique inféodé à une certaine idéologie économique dominante, restée inchangée depuis la grande crise des années 2010 et malgré ses leçons : « politique de l’offre », « compétitivité », « maîtrise des dépenses publiques », « incitation à l’investissement des patrimoines », « baisse du coût du travail », « flexisécurité », « champions du numérique » …).

La seule demande effective qui lui importe vraiment est la demande extérieure, ou celle des classes privilégiées qui peuvent supporter des prix élevés pour les biens de consommation fondamentaux et même y ajouter des extras, « à l’allemande », au détriment du niveau de vie et du pouvoir d’achat de la grande majorité de la population. Cette orientation est à terme suicidaire pour l’économie nationale elle-même. A fortiori est-on aux antipodes du vigoureux néo-keynésianisme qui serait nécessaire pour entraîner les activités collectives et les qualifications individuelles sur les voies d’une transformation du régime de croissance, de la formation de masse des individus et de l’aménagement des territoires qu’appelle la crise du modèle industrialiste ancien.

Les indices boursiers et la valeur actionnariale règnent en maîtres et l’écart des revenus s’accroit indéfiniment, créant peu à peu une sorte de société duale. Le service public est la variable d’ajustement du budget, la fonction publique l’ennemi déclaré du gouvernement. Le régime d’imposition, ayant abandonné toute progressivité, devient de plus en plus évidemment un système de subvention des possédants par les dépossédés (sans même parler du renflouement des banques par les contribuables en cas de crise et de la complaisance à l’évasion fiscale).

On touche par là au troisième aspect, sans doute le plus sensible, car le plus proche de la vie quotidienne. C’est lui que la révolte des Gilets Jaunes, précipitée par une nouvelle taxe qui s’est impudemment déclarée « écologique » (alors qu’elle ne touche aucune des activités lourdes dévoreuses de carbone et n’alimente aucune politique de substitution), a fait sauter à la figure de nos gouvernants et de leurs conseillers. La politique sociale, en l’occurrence essentiellement répressive et destructive, donc anti-sociale, n’est que l’autre face de la politique économique. Un régime capitaliste sans doute n’est jamais égalitaire. Du moins peut-il se maintenir temporairement à l’intérieur de limites d’inégalités vivables si la conflictualité sociale – ce qu’on appelait autrefois « les luttes » - complétée par des politiques d’intérêt et de cohésion nationale (qu’il faudrait aujourd’hui repenser à l’échelle continentale et au-delà) freine la paupérisation et impose un certain degré de redistribution, que ce soit par le biais de l’impôt ou par celui des services publics.

Tout s’est passé au contraire comme si Emmanuel Macron avait vu dans son élection un mandat pour accélérer la « casse » : celle du droit du travail, celle de la fiscalité progressive, celle des instances de négociation et de représentation professionnelle, celle du service public et des aides sociales. L’idée sous-jacente était sans doute qu’on compenserait la dévastation de la société « civile », avec ses conséquences potentiellement démoralisatrices et ses effets de « désaffiliation » ou d’« insécurité sociale » (Robert Castel), par un mélange de propagande « entrepreneuriale » et de moralisme bien-pensant, sans se douter qu’il puisse y avoir un retour de flamme…

Je m’arrête encore un instant sur ce point, et j’en fais mon quatrième aspect. Ne parlons pas seulement, à l’ancienne, de dimension idéologique du macronisme, mais plutôt d’une charge symbolique qui a fini par exploser avec une extrême violence, parce qu’elle rencontrait une situation matérielle devenue intolérable pour un très grand nombre, et fusionnait avec elle. On a eu raison de souligner les côtés caractériels que révèle le comportement du Président : son agressivité, son mépris affiché pour les « perdants », les « illettrées » et les gagne-petit qui n’arrivent plus à joindre les deux bouts, au point que son entourage a dû finir par lui en signaler les effets négatifs sur sa capacité de gouverner.

Mais je crois que ceci n’est que la surface d’un plus vaste problème, que traduit bien la formule omniprésente dans les rassemblements des Gilets Jaunes : « ils nous prennent pour des imbéciles ». « Ils », c’est-à-dire toute la technocratie dominante dans ce pays (qui est aussi, souvent, une ploutocratie), allant depuis celui qui se fantasme en « maître des horloges » et des algèbres jusqu’à ces réformateurs de programmes scolaires à la baguette (ou même à la hache), et ces économistes « toulousains » qui expliquent sans rire dans leurs tribunes et leurs notes de synthèse que les difficultés de la France à « rester dans la course » viennent de l’absence d’une « culture économique de base » des citoyens.

On aurait tort de croire que ceci n’a pas été perçu, et surtout que la masse des citoyens a oublié la différence entre le postulat démocratique, qui est la compétence du peuple, une fois muni des informations nécessaires, sincères et intelligibles, et le postulat oligarchique de son ignorance et de sa bêtise. Mettez ce ressentiment au contact d’une détresse qui vous colle le dos au mur, ajoutez une imposture flagrante à propos de l’écologie (au lendemain même de la démission du ministre qui avait été bruyamment chargé d’en défendre les valeurs et qui n’a pas caché son sentiment de trahison), et vous obtenez une vraie révolte populaire, peut-être incertaine de ses débouchés, mais parfaitement consciente de son objet, et pour cette raison même incoercible aussi longtemps que les causes n’en auront pas été clairement prises en compte.

Un face à face

Il faut alors en venir à la façon dont se présente aujourd’hui le face à face que le Président, jouant une fois de plus de la « hauteur » et de la « fonction », a éludé plutôt que reconnu dans son allocution. Pour avoir fait l’objet d’une dénégation, il n’en existe pas moins, à un double niveau : entre sa personne, sa parole (rare, préparée, contournée), sa posture élyséenne, et la geste démocratique des Gilets Jaunes, qui occupent stratégiquement les « ronds-points » et les péages de France, occasionnellement ses places ou ses grandes avenues ; entre les capacités d’action du gouvernement et l’attente des citoyens ou d’une grande partie d’entre eux, qui exigent un changement et non un catalogue d’additions et de soustractions. Entre les deux, il y a aussi la perception de l’opinion publique qu’on joue franc jeu ou qu’on fait semblant, qu’on cherche une négociation ou qu’on espère bénéficier d’un pourrissement, voire le favoriser. Cette opinion publique, les sondages la mesurent, les paroles qui s’échangent sur la place reflètent son sens et son évolution, dont au bout du compte tout va dépendre.

Il y a d’évidence une puissante dimension affective. C’est à juste titre que, par-delà les proclamations répétées du député Ruffin, on a fait état de la haine qu’inspirent la personne du Président, son mode d’exercice du pouvoir et le style de « gouvernance » qu’il incarne, auprès d’une grande quantité de citoyens. Rien d’irrationnel là-dedans, quoi qu’on en dise, mais plutôt la matérialisation hic et nunc, dans la France du 21e siècle, d’une vérité politique connue depuis Machiavel (un auteur qu’avait paraît-il étudié Emmanuel Macron) : la crainte qu’inspirent les gouvernants est gérable, elle peut même être utile, mais pas la haine, sauf pour le « prince » à entreprendre une conversion, un changement ostentatoire de personnalité (comme on l’a vu parfois dans des situations d’exception, le plus souvent liées à des exigences de « salut public »).

Je doute fort que cette conversion soit possible, non seulement pour des raisons psychologiques, mais parce qu’il faudrait pour cela, comme l’y exhortent certains de ses partisans désemparés, que notre Président échange en quelque sorte une famille contre une autre, « trahissant » ceux qui l’ont « fait » ce qu’il est et l’ont amené jusqu’aux portes du pouvoir, en faveur de ceux à qui dans sa campagne électorale (menée, il faut le reconnaître, avec efficacité et talent) il avait su donner le change… Il n’est sûrement pas assez machiavélien pour cela.

Mais surtout la dimension affective s’insère dans une situation objective qui ne laisse pas d’échappatoire. Dans une autre formule célèbre, Lénine l’avait évoquée naguère (pour en faire la caractéristique des « situations révolutionnaires » : n’allons pas si vite en besogne) en disant : la crise est irréversible quand ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant, et ceux d’en bas ne veulent plus être gouvernés comme avant… C’est bien le cas aujourd’hui, et c’est ce qui s’est joué dans les coulisses de l’allocution du 10 décembre, entre consultations et conseils avisés (y compris, comme on vient de l’apprendre, ceux de l’ancien président Sarkozy), autour de la question névralgique du seuil, à la fois financier et symbolique, à franchir ou non pour résoudre le conflit, ou du moins pour essayer d’en repousser les échéances.

Tout s’est visiblement cristallisé autour d’une unique mesure qui, à elle seule, concentrait l’antagonisme et va continuer de le concentrer : ou bien l’Impôt Sur la Fortune était rétabli, sous ce nom ou sous un autre équivalent, et même étendu de façon à couvrir à la fois les charges budgétaires accrues d’une politique sociale un peu plus équitable et les besoins d’une transition énergétique réelle, ou au contraire on assistait à la « sanctuarisation » de son abolition, qui scelle l’alliance de Bercy et du CAC 40 (et de Wall Street), voire de Neuilly, et qui implique de récupérer d’une main, tôt ou tard, ce qu’on vient de concéder de l’autre. La réponse est désormais acquise : le Président ne cédera pas, faute de quoi il perdrait à la fois son prestige, son gouvernement et ses conseillers, sans oublier ce qui reste de sa majorité. Il s’enfoncera donc toujours plus profondément dans l’impasse, au risque de devoir instituer véritablement l’état d’urgence (pour l’instant qualifié de « social et économique », mais déjà corrélé avec un discours d’ordre public « rigoureux »). Ce n’est pas de lui qu’il faut attendre une solution, sauf le pire.

La situation ne peut donc évoluer, se débloquer, ou avancer, comme on voudra, que du côté du « mouvement » lui-même. Elle dépend étroitement de ce qu’il est et de ce qu’il va devenir. Comme tout le monde (sauf ceux qui ont la science révolutionnaire infuse) je suis de ce point de vue à la fois dans la passion et dans l’expectative, quitte à participer aux initiatives de solidarité et de défense des droits démocratiques (avant tout le droit de manifester librement et en sécurité, sans faire l’objet d’un matraquage indiscriminé au moyen d’armes de guerre civile), et à formuler des opinions, nécessairement révisables, qui peuvent alimenter le débat public.

Je n’irai évidemment pas revendiquer pour mon compte une revalorisation de niveau de vie dont je n’ai pas besoin. J’en perçois l’urgence absolue, déterminante, je vois apparaître en contrepoint d’autres intérêts, tout aussi fondamentaux, et j’essaye de me placer par l’imagination au point de vue de l’ensemble d’un mouvement qui concerne, de proche en proche, toute la société, et porte désormais une part essentielle de son avenir. En vérité les Français qui n’auraient pas intérêt à ce que les Gilets Jaunes obtiennent satisfaction, à ce qu’ils imposent un coup d’arrêt aux logiques néo-libérales et par là-même enclenchent une transition démocratique et sociale, sont une minorité, et nous avons tous un devoir de compréhension et un droit d’expression, ou plutôt d’hypothèse. Cela peut changer, mais c’est le fait massif, incontournable, du moment actuel.

Qui sont donc, dans toute l’épaisseur et la multiplicité de leurs rassemblements, les Gilets Jaunes ? Leurs déclarations, les descriptions qu’ils donnent d’eux-mêmes, corroborées par quelques remarquables enquêtes de terrain effectuées en temps réel (ce qui suffirait à revaloriser la fonction civique des sciences sociales), montrent qu’ils constituent un échantillon représentatif (et pour cette raison largement soutenu) non pas de la population française, au sens statique du terme (celui qu’enregistrent les recensements par catégories socio-professionnelles, âge, sexe, lieu de résidence, etc.), mais de ce qu’elle est en train de devenir, en raison des tendances massives du capitalisme contemporain, que les politiques évoquées ci-dessus ont eu pour effet d’aggraver et de rendre plus perceptibles.

Je dirai pour ne pas compliquer inutilement le raisonnement qu’ils incarnent et dénoncent la précarisation généralisée de l’activité et des moyens d’existence, qui affecte aujourd’hui des millions de Français ou d’immigrés de toute formation et de toute résidence géographique (à l’exception, évidemment, des « beaux quartiers » et de certains habitats « bobos »), parce qu’ils sont pris en étau entre deux tendances lourdes caractéristiques du néo-libéralisme, toutes les deux fondées sur l’application de la « concurrence libre et non faussée » : d’un côté la nouvelle loi d’airain de compression des salaires, directs et indirects (dont font évidemment partie les retraites), à laquelle contribuent la mondialisation et la mutation technologique dérégulées aussi bien que l’affaiblissement des organisations syndicales ; de l’autre l’uberisation accélérée des emplois « manuels » ou « intellectuels » qui ne dépendent pas d’entreprises territorialisées mais de plateformes numériques, instituant une concurrence « à mort » entre des individus (baptisés « auto-entrepreneurs ») que leurs commanditaires tiennent par la demande intermittente et par la dette. Les deux tendances convergent, et des travailleurs ou des employés des villes, des banlieues et des campagnes qui ne sont pas tous encore arrivés à fond de cale voient bien qu’ils n’y couperont pas, même si le discours officiel annonce l’entrée dans un paradis individualiste qualifié de « start-up nation ».

Mais cette représentativité socio-économique se double aussi d’une représentativité politique qui fait toute l’originalité du mouvement des Gilets Jaunes et qui n’a pas manqué de susciter un flot d’interprétations, voire d’exploitations : prenant acte de la faillite de la politique représentative ou de sa disqualification, à laquelle ont concouru plusieurs facteurs institutionnels et sociologiques de longue durée, sans oublier les méthodes de gouvernement du pouvoir actuel que je rappelais ci-dessus, nos Gilets ont en somme proposé une alternative conjoncturelle au dépérissement de la politique, fondée sur l’autoreprésentation (et donc la présence en personne) des citoyens « indignés » sur la place publique, avec le soutien du voisinage et l’assistance technique des moyens de communication en « réseau ».

Cette alternative est remarquable en ceci qu’elle invente une nouvelle modalité d’articulation entre la solidarité locale, le rassemblement, et la convergence nationale, même si cela engendre aussi des tensions (voir l’épisode des « menaces » contre la délégation qui s’était proposée pour rencontrer le premier ministre). Entre ces deux représentativités : la représentativité des tendances en cours de l’évolution sociale, et la représentativité politique de l’action directe et de la parole non codifiée (qui implique en particulier de tenir à distance les appareils électoraux, voire les simples militants organisés, même quand ils pourraient servir de soutiens ou de porte-paroles), il y a évidemment une résonance, il y a un parallélisme, mais qu’il ne faut pas se hâter de transformer en une nouvelle « essence » de la subjectivité collective, que ce soit au titre de la « multitude » ou de la « plèbe ». Il faut je crois la considérer comme le symptôme et l’acteur potentiel d’une conjoncture exceptionnelle, rapidement évolutive, peut-être créatrice si certaines conditions sont réunies.

Trois conditions

Beaucoup de conditions, en fait. Car le mouvement est à la fois puissant, par le soutien qu’il suscite, par son désespoir, par sa nouveauté, par la dimension stratégique du double « problème » qui lui sert de cause et qui l’a déclenché : l’injustice fiscale, la contradiction économique et écologique, et fragile, comme l’est toute révolte qui vit sur l’endurance des individus qui la portent, dont aucune organisation n’assure les arrières, et contre qui vont se liguer peu à peu les classes privilégiées, une bonne partie des médias, et surtout la machine de l’Etat. A quelles conditions peut-il durer, c’est-à-dire vaincre, puisque son existence même est devenue l’enjeu de la bataille ? De façon non limitative, j’en suggérerai trois : convergence avec d’autres mouvements, moins originaux, mais pas moins représentatifs ; civilité, ou capacité de résister à l’engrenage d’une violence mimétique par rapport à l’Etat ; enfin et surtout émergence d’une idée politique, qui prolonge l’invention conjoncturelle en l’ancrant dans les institutions, et lui confère ainsi la capacité d’un « contre-pouvoir ».

La question de la convergence est évidemment cruciale, en termes de durée comme d’efficacité. Il faut la distinguer à la fois du simple phénomène d’opinion publique (ou comme disent les sondeurs, de sympathie, voire de solidarité), dont elle peut cependant infléchir l’orientation, et d’une fusion historique des mouvements de résistance et des aspirations à une autre société, que ce soit sous la forme d’une organisation émergente ou, au contraire, d’une « insurrection qui vient », anarchiquement cristallisée autour d’une puissance générique de refus ou de destitution. Mais d’un autre côté il faut bien voir que sa possibilité détient les clés d’un changement en profondeur dans les rapports de forces et les relations de pouvoir au sein de notre société. Sans elle, si forte que soit la motivation du mouvement des Gilets Jaunes et résilientes les causes qui l’ont engendré, il risque de se trouver coincé entre deux effets probables de l’isolement : le découragement et la radicalisation, dans lesquels sombrerait sa capacité politique.

Mais penser une convergence virtuelle, à l’état naissant, appelle aujourd’hui à la prudence dans les formulations en même temps qu’à l’ouverture en direction de l’événement et de son imprévu. Je dirai, d’une part, qu’il faut une compatibilité entre des exigences et des expressions hétérogènes, laquelle n’est pas garantie, car il n’y a rien de tel qu’une « communauté » spontanée des demandes sociales (en face d’un « adversaire unique », qui serait le monstre néo-libéral), et surtout il y a potentiellement toutes sortes de contradictions conjoncturelles bien réelles entre les logiques de changement (dont le heurt entre les projets de lutte contre le réchauffement climatique et l’urgence d’une énergie à bon marché pour la consommation de masse est un bon exemple). Et d’autre part il faut une diversité assumée, reconnue, des composantes de l’aspiration « populaire » à la démocratisation sociale et politique, autorisant les discussions voire les négociations entre elles, mais préservant à tout prix la singularité de leurs origines et de leurs voix propres.

C’est pourquoi on peut en effet parler, dans la terminologie gramscienne, de constitution d’un « bloc historique » et de « renversement d’hégémonie ». Mais il ne faut surtout pas entrer dans la conception des « chaînes d’équivalence » imaginées par les défenseurs du « populisme de gauche » qu’inspire la pensée d’Ernesto Laclau, qui veulent traduire toutes les demandes dans un seul langage convenablement idéalisé (et dont la contrepartie, comme vient de le redire très clairement Chantal Mouffe, est l’accent mis sur la puissance des affects au détriment des raisonnements, et le besoin d’un leadership incarné et personnalisé, dont on voit d’ailleurs aujourd’hui combien peu il correspond aux aspirations du mouvement).

Je risquerai à nouveau l’expression dont je me suis servi il y a quelques années, au moment de la révolte des citoyens grecs contre le diktat de la troika européenne : il s’agirait plutôt d’un contre-populisme, également distant de la politique oligarchique antipopulaire et des populismes idéologiques de gauche ou de droite. Pas une petite énigme… Or ce qu’on voit me semble-t-il dans la conjoncture actuelle, c’est d’une part la formidable valeur d’entraînement d’un mouvement de revendication et de révolte qui remet l’idée de citoyenneté active à l’ordre du jour, d’autre part l’extrême inégalité des effets qu’il engendre sur l’expression d’autres demandes de justice, d’égalité et d’émancipation.

Au registre des effets positifs, je rangerai sans hésiter le fait que les « marches pour le climat » du 8 décembre, non seulement n’ont pas été minimisées ou dissuadées par la simultanéité de la manifestation des Gilets Jaunes, mais en ont même profité pour faire entendre avec plus de force l’idée qu’il n’y aurait pas de transition écologique sans un énorme effort de justice sociale et de répartition des coûts. D’où les rencontres qui se sont effectivement produites ici et là entre cortèges différents. Avec beaucoup plus de prudence, je situerai aussi de ce côté les convergences possibles avec le syndicalisme d’opposition, ouvrier ou paysan, car je ne tiens pas pour acquis que sa crise historique soit synonyme de disparition programmée, et c’est évidemment dans le feu d’une conjoncture de crise que ses capacités militantes pourraient se régénérer, si elles doivent le faire. Il y a des signes qui vont dans ce sens.

Je lirai dans l’autre sens, en revanche, le fait que la Journée de Lutte contre les violences faites aux femmes (le 25 novembre) ait visiblement pâti, dans son assistance comme dans sa visibilité, de la concurrence avec le mouvement des Gilets Jaunes en plein essor. Cela ne veut pas dire qu’il y a incompatibilité, mais qu’on est dans des registres très hétérogènes, discursivement et affectivement, idéologiquement et socialement – pas nécessairement pour toujours, d’autant que tous les observateurs s’accordent à souligner comme un vrai signe de changement d’époque la présence active des femmes dans le mouvement des Gilets, mais sur d’autres lignes de mobilisation et de clivage.

Et je réserverai comme la grande inconnue, peut-être décisive, la question de savoir si et comment une convergence peut avoir lieu entre le mouvement des Gilets Jaunes et la révolte potentielle de la jeunesse des quartiers dont l’existence est dominée par le chômage préférentiel, la ségrégation urbaine et scolaire, l’abandon des services publics et les ravages du racisme d’Etat. Le mouvement de « l’antiracisme politique » qui dénonce ce racisme institutionnel (et notamment les discriminations au logement et à l’embauche, les violences policières contre les jeunes « non-Blancs ») s’est divisé tactiquement dans son rapport au mouvement des Gilets : une partie (avec le « collectif Rosa Parks ») cherchant à maintenir son indépendance pour affirmer l’irréductibilité de l’oppression raciale, l’autre (avec le « Comité Adama ») préférant appeler tout de suite à une fusion ou une interpénétration.

Je ne sais évidemment pas ce qu’il en adviendra… Une politique du pire pratiquée par le gouvernement peut consister à multiplier les brutalités et les humiliations envers les jeunes des banlieues (comme on l’a vu, ignoblement, au Lycée de Mantes-la-Jolie) pour déplacer de ce côté l’intensité maximale du conflit et lui conférer des formes plus violentes, au risque de l’incontrôlable. Une évolution souhaitable (faut-il dire utopique ?) consisterait dans la mise en route d’une conversation, peut-être à distance, peut-être intermittente, entre les citoyens qui font entendre avant tout la violence sociale, et ceux qui font entendre avant tout la violence raciale, dont il est évident qu’elles se recouvrent très largement, mais dont les discours et les affects ne sont pas les mêmes.

Ce qui veut dire aussi que les questions « identitaires » dont veut jouer maintenant le Président ne peuvent être indéfiniment neutralisées, et chacun sait les dérapages qu’elles peuvent entraîner. Il faut les formuler comme telles. Peut-être les lycéens et étudiants qui ont commencé de se mettre en grève autour de revendications allant du refus des dispositifs d’exclusion et de ségrégation par la carte scolaire jusqu’à l’affirmation de l’égalité des droits entre étudiants de toutes nationalités et de toutes couleurs, joueront-ils dans cette affaire, comme en d’autre temps, un rôle de médiateurs et de catalyseurs… La convergence est un problème, ce qui veut dire à la fois un horizon de possibilités et un nœud de contradictions dont chacune peut être exploitée pour désagréger le soutien au mouvement.

Et la violence, donc, il faut y venir. Au moment où j’écris, l’attentat terroriste de Strasbourg vient de se produire, ce qui crée une émotion et une tension aisément compréhensibles. Et comme en d’autres circonstances, le gouvernement (suivi d’une partie de la presse) semble ne pas pouvoir résister à la tentation de l’instrumentaliser, en combinant l’appel à l’unité nationale, comme s’il devait tout occulter, et le déploiement sécuritaire qui peut servir à plusieurs usages. La violence principale, permanente, omniprésente, à laquelle il faut espérer que nos concitoyens ne s’habitueront pas, c’est la violence policière et judiciaire. Elle vient de loin : pensons aux brutalités contre les étudiants protestant contre la Loi El Khomri sous le précédent quinquennat, au meurtre « légalisé » du jeune Rémi Fraisse, au démantèlement par la force de la ZAD de Notre-Dame des Landes, aux multiples entorses des forces de l’ordre contre les libertés individuelles et collectives, aux condamnations iniques ou disproportionnées. Elle s’appuie sur les éléments fascisants de la police ou les encourage (Benalla…). Elle tente en ce moment même de créer autour d’une nouvelle manifestation des Gilets Jaunes une atmosphère de peur, et comme une attente de confrontation et de destructions.

Ceci pose un problème fondamental, stratégique autant que tactique. Je le dis sans détour, je crois que la symétrie d’une violence étatique et d’une contre-violence « populaire » est un piège mortel dont il faut à tout prix trouver collectivement les moyens de se dégager. Les clés ne sont pas toutes entre les mains du mouvement, mais il doit faire un choix, de même que chacun de ses participants doit choisir. J’entends et même je comprends l’argumentation qui dit que, sans une irruption de violence, le pouvoir n’aurait pas pris conscience de l’existence d’un face-à-face.

Mais je fais observer que l’élément décisif n’a pas été la violence elle-même, c’est le fait qu’elle n’ait pas entraîné de baisse dans le soutien de l’opinion publique, tel que mesuré par les sondages. Or ce phénomène est strictement conjoncturel, il n’a rien de permanent ou d’acquis. De même, j’entends et je comprends l’analyse concrète qui montre que les attaques contre des policiers ou les pillages de magasins ne sont nullement le fait de seuls « casseurs » organisés (Black Blocs ou autres) ou de délinquants, mais impliquent des manifestants que l’accumulation des humiliations et des coups a fait basculer dans une « juste » colère contre les représentants et les symboles d’une société d’injustice. C’est eux que, par inclination et par calcul, Macron a stigmatisés dans son discours en prétendant les dissocier du bon peuple. Il n’empêche, la théorie qui pose une équivalence, ou une symétrie, entre la violence économique ou « structurelle » subie et la violence politique ou « insurrectionnelle » prêchée et préméditée, comme si la seconde était, non seulement une revanche contre la première, mais une façon de la faire cesser, est aussi fausse historiquement que dangereuse politiquement. Bertolt Brecht a beau avoir écrit, dans une belle phrase souvent citée : « il y a pire que de dévaliser une banque, c’est d’en fonder une », ce n’en est pas moins une ânerie, du moins dans la conjoncture actuelle. Les banques se moquent d’une succursale endommagée, et tous les citoyens ont un compte en banque, voire un découvert.

La violence physique en tant que contre-violence, antiétatique ou anticapitaliste, ne crée aucun rapport de forces favorable, encore moins une « conscience révolutionnaire ». Au contraire elle met la décision finale à la merci des flashballs, des grenades, peut-être des blindés. Elle a pu créer naguère des mouvements de sympathie (je ne parle pas bien entendu des situations coloniales et des guerres de libération) : il suffit d’un mort (comme en 1986), ou d’un matraquage de masse (comme en mai 68), à condition de ne pas être planifiée à cette fin. Mais dans le lieu et le moment actuels je lui vois trois inconvénients absolument rédhibitoires : elle constituera très vite un facteur de désaffection publique exploitable par le pouvoir, surtout s’il s’y ajoute des difficultés économiques imputables au mouvement ; elle placera tendanciellement le conflit sur le terrain de l’acceptation ou du rejet de « l’Etat », ce qui n’est pas du tout son enjeu ; enfin elle favorisera le rapprochement des extrémistes de droite et de gauche, sous prétexte que « l’ennemi de mon ennemi ne peut pas être mon ennemi » (si je comprends bien cette formule hasardeuse dont s’est servi Eric Hazan). Il faut me semble-t-il que le mouvement des Gilets Jaunes, profondément civique, garde aussi le privilège de la civilité, ou de l’anti-violence, si difficile que cela puisse parfois sembler à certains de ses participants ou de ses soutiens et si perverses que puissent devenir les stratégies de provocation qui veulent sa perte. Il ne s’agit pas de céder au chantage du chaos, de cultiver la peur au sein du mouvement, mais de démontrer une force et une intelligence supérieures aux manœuvres, indispensable aujourd’hui pour ouvrir de grandes possibilités stratégiques.

A la recherche d’une idée politique

Mais pour cela il faut aussi que se dégagent rapidement des perspectives crédibles d’action collective, de débat et même de confrontation entre les diverses sensibilités, voire les diverses idéologies à l’œuvre dans le mouvement, de rencontre avec d’autres demandes sociales, et de construction d’un rapport de forces au sein des institutions. De telles perspectives, on l’a dit de plusieurs côtés et j’en suis d’accord, ne résident pas dans les élections à venir (qui verront inéluctablement la progression de l’extrême droite, d’autant qu’il s’agit d’élections « européennes ») ; elles relèvent d’une impulsion démocratique radicale, évidemment présente au cœur de l’invention des Gilets Jaunes : c’est ce que j’appelais plus haut leur alternative au dépérissement de la politique. Mais une impulsion ne suffit pas, elle a besoin d’un développement continu, et donc elle a besoin d’une idée politique, au sens cette fois de l’intelligence des situations, de l’occasion à saisir, des leviers qu’il faut empoigner. Cherchons donc cette idée, ou plutôt écoutons si dans certains des mots qui circulent, par internet ou autrement, elle n’aurait pas déjà donné son nom.

Un mot fait mouche à cet égard : celui d’Etats Généraux, évoquant pour tout un chacun (vertus de l’Education Nationale à la française…) le grand moment historique de constitution du « peuple politique » en face des couches privilégiées, évidemment appelé aussi par la comparaison insistante, qu’il a lui-même sollicitée, du pouvoir présidentiel actuel avec la tradition monarchique. Nous ne sommes pas ici dans le fameux « costume antique » évoqué par Marx en des textes célèbres, dont les mouvements de masse se serviraient comme d’un écran imaginaire sur lequel projeter leur désir de révolution. Nous sommes plutôt dans une confrontation qui se dessine entre les deux extrémités du grand cycle qu’ont parcouru chez nous, à l’époque moderne, les institutions du libéralisme, et que signale à chaque fois l’élargissement des exigences et de la forme même de participation aux affaires publiques.

Ce que je trouve intéressant, en particulier, dans cette idée, c’est qu’elle ait été formulée en relation privilégiée avec la question de la justice fiscale (et par voie de conséquence du niveau de vie et des prestations sociales), au « centre » comme à la « périphérie », par des intellectuels ou même des politiques, et par les Gilets Jaunes de Bretagne qui se sont réunis pour la mettre en branle à Carhaix le 8 décembre dernier, et doivent à nouveau s’y retrouver bientôt. C’est le fait que, dans la tradition des « Cahiers de doléance », elle conjugue l’idée d’une rédaction collective d’en bas avec l’exigence d’un débouché national, d’une nouvelle gouvernementalité des choix économiques et de l’imposition, qui ne cantonne plus les citoyens dans l’alternative de subir ou de se révolter. Mais d’autres initiatives tout aussi constructives emploient un langage différent, comme celui des Gilets Jaunes de Commercy dans la Meuse, qui parlent d’assemblées ou de comités populaires, et mettent par conséquent l’accent non pas sur la « remontée » des demandes ou sur la gouvernementalité, mais sur la démocratie locale directe et l’expérience vécue de l’égalité. Ou comme la « Maison du peuple » de Saint-Nazaire, installée dans l’ancien siège de Pôle Emploi promis à la démolition, où s’organisent au jour le jour en autogestion les initiatives du mouvement, écho d’une longue et héroïque histoire de luttes ouvrières et d’autonomie. Est-ce contradictoire ? Il ne m’appartient pas d’en décider prématurément et présomptueusement, bien que j’aie tendance à y voir plutôt une complémentarité qu’une cacophonie. Nous allons voir, si le mouvement tient bien sûr.

Mais précisément, je pense que toutes ces formules dans lesquelles s’expriment puissamment la « prise de parole » collective (comme avait écrit de Certeau en mai 68), et la volonté de sortir d’une position « subalterne » dans la société et dans la vie publique, ont besoin d’un ancrage institutionnel pour construire effectivement un contre-pouvoir en face du monopole technocratique cuirassé d’expertise économique, de force publique et de légitimité juridique. Cette idée me semble en partie la même que celle avancée par Antonio Negri, sauf que je ne parle pas de « double pouvoir » mais de contre-pouvoir : nous ne sommes pas en 1917 (et nous n’y serons sans doute plus jamais). Trouver un ancrage institutionnel ne veut pas dire qu’on « rentre » au bercail des institutions, sous le joug des cadres administratifs et représentatifs, des délégations et des concessions.

Ce peut être au contraire saisir une possibilité offerte, et la retourner contre son instrumentation descendante et condescendante. Je suggère donc que tout ceci pourrait se concrétiser en particulier, ouvrant une dialectique de l’autoreprésentation et de la gouvernementalité, si les municipalités (à commencer par certaines d’entre elles donnant l’exemple : les plus sensibles à l’urgence de la situation ou les plus ouvertes à l’invention démocratique) décidaient maintenant d’ouvrir leurs portes à l’organisation locale du mouvement, et se déclaraient prêtes à en répercuter les exigences ou les propositions jusqu’au sommet de l’Etat. La légitimité des communes de France est absolument inattaquable aussi longtemps que nous sommes en République, et la fonction stratégique qu’elles remplissent dans la communication entre le pouvoir et les citoyens (donc entre les citoyens et le pouvoir), dès lors que le Parlement n’est plus qu’une chambre d’enregistrement et un lieu de joutes oratoires entre le gouvernement et l’opposition, vient d’être explicitement reconnue par le Président. En vérité elles se situent potentiellement au cœur du face-à-face qui s’est engagé, puisque la seule concession démocratique dont il a fait état a consisté à annoncer qu’il se rendrait « région par région » auprès des maires de France qui « portent la République sur le terrain » pour recueillir, par leur intermédiaire, les « demandes » des citoyens... Mais les maires sont, précisément, ce que veulent les citoyens, ou ce qu’ils leur demandent d’être. Et il n’y a aucune raison, au cœur d’une crise sociale dans laquelle la responsabilité d’un dirigeant politique apparaît écrasante, d’attendre qu’il dicte lui-même les modalités, le moment et les limites de la consultation dont il a besoin pour se relégitimer. Il faut au contraire que le lieu « naturel » de la citoyenneté active, où depuis l’origine et dans le principe le pouvoir constituant (le peuple) et les pouvoirs constitués (les élus de base) peuvent échanger leur place et leurs moyens, prenne son autonomie et revendique ses prérogatives.

Ainsi le face à face qu’on a voulu à tout prix éluder lundi dernier s’imposerait dans les faits. C’est comme cela que la démocratie s’invente et que peut-être, au bout du compte, un régime peut changer. Du rond-point à la mairie, en passant par la place publique, le chemin n’est pas long, ce qui ne veut pas dire qu’il serait facile à parcourir. Manifestations, assemblées populaires, contre-pouvoir municipal, Etats-Généraux ou leur équivalent moderne, telle est peut-être la quadrature du cercle qu’il faut résoudre au jour le jour et dans les semaines qui viennent, mais probablement assez vite, pour que d’une révolte à laquelle personne ne s’attendait surgisse une idée politique dont tout le monde a maintenant besoin. Une course de vitesse est engagée, et nous devons trouver les moyens de la gagner. C’est l’hypothèse que modestement j’ai voulu soumettre à la discussion.

Etienne Balibar, philosophe, Professeur émérite à l’Université de Paris-Ouest (Nanterre).


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