En Tunisie, le calvaire des « bonnes » africaines – « Un régime de traite »

jeudi 3 janvier 2019.
 

Tunis a adopté une loi sur la « répression » de la « traite des personnes », mais le démantèlement des réseaux risque d’être compliqué tant le phénomène est enraciné dans la société.

Angèle Kona a les tresses nouées en chignon, et de larges boucles d’oreilles oscillant à fleur de cou. A la voir ainsi apprêtée, son sac à main délicatement posé à ses côtés sur le canapé où elle a pris place, on imagine mal le calvaire dont elle sort à peine. L’Ivoirienne témoigne dans la pénombre du presbytère catholique de Sfax, grosse ville marchande du littoral oriental de la Tunisie. Les remparts crénelés de la médina, épaisses murailles cernant un lacis de ruelles, sont tout proches.

Angèle, âgée de 40 ans, narre son histoire de victime d’un de ces trafics qui prospèrent en cette Tunisie à la « transition démocratique » grevée d’ambivalences. Il y a huit mois, elle avait décollé d’Abidjan, des rêves plein la tête. Orpheline, aînée d’une fratrie de huit enfants – toutes des filles – survivant péniblement, elle avait tant espéré de cet emploi de domestique que lui offrait une famille tunisienne.

Les choses semblaient si simples. Une escapade à l’étranger et un précieux revenu pour soulager les sœurs, restées au pays. Comment aurait-elle pu subodorer le piège ? Le « marché » des femmes de ménage d’Afrique subsaharienne travaillant dans les familles aisées de Tunisie relève d’un véritable régime de traite, ainsi qu’a fini par le reconnaître la loi tunisienne elle-même. En juillet, l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) a adopté, à Tunis, une loi très attendue sur la « répression » de la « traite des personnes ».

Cinq mois de travail gratuit

Une « traite » dans la Tunisie de 2016 : l’admission du phénomène au plus haut niveau est louable. Mais démanteler les réseaux sera autrement plus compliqué, car ils s’enracinent dans un environnement social largement complice. Les « bonnes » africaines sont très prisées dans les foyers tunisiens en quête de domesticité. Elles sont réputées « travailler mieux » que leurs homologues autochtones. Et elles coûtent moins cher. Des sites de petites annonces vantent sur Internet leurs mérites, le plus officiellement du monde.

Elles seraient plusieurs milliers – aucun chiffre officiel n’est disponible – à s’être laissées attirer en Tunisie. Les affaires tournent bien, mais au prix d’une lourde servitude faisant tache sur l’image de la Tunisie « éclairée ». Au bureau de Tunis de l’association Maison du droit et des migrations, la branche tunisienne de France Terre d’Asile, on relève que les visites de « bonnes » africaines en rupture – et venant demander conseil – ont augmenté de 60 % sur les six premiers mois de 2016, par rapport à la période correspondante en 2015.

En sus de la famille principale, elle devait travailler dans une deuxième maison, celle de la mère du mari

« Je n’ai pas pu tenir plus d’un mois », raconte Angèle. Le désenchantement a été brutal. A son arrivée à Sfax, elle a découvert qu’elle serait contrainte de travailler gratuitement durant cinq mois. Ses patrons tunisiens avaient avancé son billet d’avion, apprend-elle à son grand étonnement, et elle devrait ainsi les rembourser. Elle qui pensait que les 450 000 francs CFA (environs 650 euros), acquittés à Abidjan à un agent du réseau de recrutement incluaient le billet d’avion, commence à comprendre l’arnaque.

Mais le pire est à venir. Les conditions de travail brisent sa santé et son moral. Logée à domicile, elle est taillable et corvéable de l’aube jusqu’à minuit. Le couple d’employeurs affiche une respectabilité sociale bon teint – elle architecte, lui banquier – mais Angèle se sent traitée « comme une esclave », une « machine ». « Un jour, on m’a déposée là, comme un paquet, résume-t-elle. C’est comme si on m’avait achetée, j’étais leur propriété. » En sus de la famille principale, elle devait travailler dans une deuxième maison, celle de la mère du mari. Dans les regards, elle sent « le racisme ».

Menaces sur son téléphone

Et encore s’estime-t-elle chanceuse de n’avoir pas été l’objet d’abus sexuels, violences que doivent subir nombre d’autres d’Africaines partageant son sort. Quand elles se croisent à Sfax, ces dernières évoquent la maison de leurs employeurs comme la « CPI ». Autrement dit : la Cour pénale internationale, synonyme de prison. Au bout d’un mois, Angèle craque. Elle fuit. La famille s’y résigne, mais le compatriote ivoirien qui avait joué les intermédiaires, pièce maîtresse du réseau, la poursuit de sa fureur. Elle reçoit des menaces sur son téléphone portable : « Où que tu te trouves, je vais t’attraper. »

Angèle se tait soudain, comme épuisée d’avoir déroulé le fil de son infortune. A ses côtés, le Père David Gnadouwa, originaire du Togo et issu de la Société des missionnaires d’Afrique (pères blancs), la couve d’un regard bienveillant. Le religieux joue un rôle central à Sfax, pour apaiser le malheur des Africains – domestiques mais aussi étudiants – aux illusions fracassées. « Je veux quitter la Tunisie », soupire Angèle. Rentrer au pays ? « Non, je ne peux pas rentrer comme ça, sur un échec, ajoute-t-elle. Je veux rentrer fière de moi, car il faut affronter le regard des autres. »

Alors, il reste la fuite vers l’Europe… via la Libye. Le Père David la met en garde contre les risques mortels encourus. « Qui ne risque rien n’a rien », rétorque Angèle. Fuir la Tunisie pacifique pour l’enfer libyen, l’ironie est d’une cruauté sans nom…

Frédéric Bobin (Sfax (Tunisie), envoyé spécial)


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