Annoncées par le Premier ministre, « Les mesures de la future loi “anti-casseurs” sont inutiles »

samedi 19 janvier 2019.
 

La présidente de l’Union syndicale des magistrats réagit, dans un entretien au « Monde », à l’annonce par Edouard Philippe, lundi 7 janvier, d’une future loi en réaction aux débordements du mouvement des « gilets jaunes ».

Céline Parisot, présidente de l’Union syndicale des magistrats (USM), réagit à la future loi « anti-casseurs », qui prévoit des mesures d’interdiction de manifester et la création d’un fichier pour les recenser. Selon la magistrate, l’arsenal juridique actuel est parfaitement suffisant. Elle estime que les mesures annoncées par le premier ministre sont « floues », « inutiles » et « attentatoires à la liberté de manifester ».

Christine Rousseau et Mathilde Lamy – Edouard Philippe a annoncé l’élaboration d’une nouvelle loi « anti-casseurs » . Cela signifie-t-il que l’arsenal juridique existant n’est pas suffisant au regard du caractère inédit du mouvement des « gilets jaunes » et des multiples débordements constatés ?

Céline Parisot – Le premier ministre est dans la logique « un événement-une loi », que nous dénonçons systématiquement. Notre arsenal juridique comprend déjà la définition de plus de 8 000 délits et 6 000 contraventions, c’est tout à fait suffisant pour réprimer les actes commis en marge des manifestations.

Malgré tout, les mesures annoncées vous paraissent-elles pertinentes ?

Elles sont pour beaucoup assez floues. Le premier ministre a cependant fait référence à une proposition de loi déjà votée en octobre 2018 au Sénat. Il s’agit d’une proposition « visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs ». La possibilité d’interdire à une personne de manifester par arrêté préfectoral, une décision administrative, est très attentatoire à la liberté de manifester, qui est aussi une manière d’exprimer son opinion. Elle n’aura en outre aucun effet en cas de manifestations non déclarées ou de rassemblements spontanés, puisque ce sont par définition des cas dans lesquels aucune interdiction ne peut être prise avant.

Pour l’Union syndicale des magistrats, l’interdiction de manifester doit être prononcée par un juge indépendant, cela ne peut être qu’une peine. La justice est une autorité indépendante du pouvoir et gardienne des libertés fondamentales. En confiant la possibilité à un représentant de l’Etat de prononcer ces interdictions, sans contrôle ni autorisation judiciaires, on ouvre la porte à la possibilité pour le pouvoir d’interdire à ses opposants de manifester.

Il est prévu une nouvelle peine d’« interdiction de participer à des manifestations sur la voie publique » dans certains lieux déterminés. C’est parfaitement inutile. Actuellement, la justice peut déjà prononcer des peines d’« interdiction de séjour », par exemple en interdisant à une personne condamnée de se rendre pendant un an à Paris les samedis et dimanches. De telles peines ont été prononcées lors des précédents samedis de manifestations. Cela démontre, encore une fois, que l’arsenal juridique existant est tout à fait suffisant.

Par ailleurs, il est prévu la création d’un fichier de toutes les interdictions de manifester, prononcées par décision administrative ou par jugement. Dans quel but ? Il n’est pas précisé l’utilisation qui pourrait être faite de ce fichier. Or, il n’est pas possible de contrôler l’identité de toutes les personnes qui s’approchent d’une manifestation pour les passer au crible d’un fichier et vérifier qu’elles ne sont pas interdites ! C’est une mesure inutile.

Ce fichier de personnes interdites à manifester s’inspire de celui créé pour lutter contre le hooliganisme dans les stades. Peut-il être applicable dans d’autres situations ?

Le fichier que vous évoquez est limité à des personnes qui pourraient acheter un billet pour entrer dans un stade et assister à un match de foot par exemple. Un stade est un lieu privé, avec un règlement intérieur. Si un spectateur ne le respecte pas, s’il est violent, alors il peut être interdit de stade. On ne touche ici à aucune liberté essentielle, contrairement à la liberté de manifester ses opinions et d’aller et venir dans l’espace public.

Rappelons que la liberté de manifester est reconnue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 et consacrée par la Convention européenne des droits de l’homme. C’est une liberté fondamentale et des restrictions ne pourraient y être apportées sans prendre des précautions suffisantes.

Ne risque-t-on pas de transformer les manifestations en fan-zone ?

Clairement, cela ne sera pas gérable par les forces de l’ordre. Comment circonscrire des manifestations de dizaines de milliers de personnes ?

Autre point, le principe du « casseur-payeur » que le premier ministre veut renforcer vous semble-t-il envisageable ?

Le principe est que tout individu est responsable de ses actes. Par exemple, si vous cassez la fenêtre de votre voisin, vous devez rembourser les frais de réparation. Cependant, pour simplifier le recours des victimes, l’Etat prend en charge les conséquences financières des débordements lors de manifestations. La victime n’a pas à rechercher l’identité des auteurs des dégradations. Il est normal que l’Etat ait ensuite la possibilité de se retourner contre le casseur et que celui-ci porte la responsabilité pleine et entière de ses actes, y compris financière. Cela simplifie les démarches pour les victimes, mais la collectivité n’a pas à supporter la charge définitive des délits commis en marge des manifestations.

Ce nouveau projet de loi peut-il survivre au filtre du Conseil constitutionnel alors même que l’amendement sur les interdictions de manifester de 2017 a été censuré ?

La proposition d’interdire par arrêté préfectoral à des personnes de manifester ne paraît pas conforme à la Constitution, qui garantit la liberté d’aller et venir et de manifester ses opinions. La plupart des manifestations sont d’ailleurs tout à fait pacifiques et ne donnent lieu à aucun débordement, donc cette mesure n’est pas proportionnée.

Propos recueillis par Christine Rousseau et Mathilde Lamy


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