Le devenir-monde du capitalisme

jeudi 9 mai 2019.
 

Une relecture du devenir-monde du capitalisme. Une lecture à contre-courant des histoires linéaires confinées arbitrairement dans espaces bien délimités. Comprendre le monde d’aujourd’hui, implique d’analyser les formes prises par ce que nous nommons aujourd’hui les rapports sociaux et leur imbrication. Il faut aussi saisir l’histoire particulière de chacun de ces rapports, et souligner ce qui a façonné/limité/contraint les possibles à venir dans l’histoire des sociétés humaines. Non une histoire téléologique, le présent n’est pas prédictible à partir du passé, mais certains éléments « déterminent » partiellement et potentiellement les futurs. Mais nous ne devons jamais oublier que d’autres possibles auraient pu être construits, en fonction des contradictions et des interventions humaines dans ces contradictions. Une histoire sous forme de faisceaux d’événements concrets – tels qu’il est possible de les re-construire et de leur donner sens sous forme d’analyse.

Je souligne que les interrogations autour de la « genèse » du capitalisme ne peuvent se poser qu’après la construction effective de celui-ci. Aborder l’histoire de ce possible ne dispense pas d’analyser les logiques propres, internes, abstraites du capitalisme. D’où l’importance de la critique de l’économie politique – non réductible aux lectures économistes – du capital comme rapport social et mode de production…

Une histoire englobante, mondialisée comme l’explique Alain Bihr qui nécessite de se saisir de multiples éléments, de les mettre en relation, de penser la complexité et les temporalités. Une conviction justement soulignée de « la constitution du capitalisme comme réalité mondiale », non pas comme point d’arrivée, mais comme point de départ, comme en quelque sorte « sa condition préalable ». Et cela fournit, me semble-t-il un élément central de la spécificité de ce mode de production. L’auteur rappelle, un rappel plus que nécessaire, que le capital est un rapport social de production. Donc ni une chose sans histoire ni un simple élément comptable. Il revient aussi sur un précédent ouvrage et la place du féodalisme comme élément favorable – et non comme condition suffisante – au possible futur capitalisme.

« L’objet du présent ouvrage est précisément d’établir que cette condition suffisante a été fournie par l’expansion commerciale et coloniale de l’Europe occidentale, qui débute à la fin du Moyen Age et s’est poursuivie durant tous les temps modernes, pour reprendre la périodisation historique classique, et qui a abouti à la formation d’un premier monde capitaliste centré sur l’Europe occidentale, un monde que cette dernière entend diriger et ordonner en fonction de ses intérêts propres ». Il est difficile d’user en permanence des termes les plus adéquats. J’indique que l’Europe ne peut être considérée comme une « entité » ayant des « intérêts propres » ; seules des populations ou des fractions de populations peuvent donner sens à la notion d’« intérêts propres ». Il me semble toujours dangereux de personnaliser des espaces socio-géographiques ou socio-politiques.

Quoiqu’il en soit, il n’est pas possible d’enfermer le développement du premier âge du capitalisme dans un espace restreint, celui de l’Europe occidentale. Alain Bihr discute donc de différentes analyses et théorisations, en montrent les apports et les limites. Il insiste, entre autres sur le « devenir-monde », le processus d’expropriation dont « la violence est le principal moteur », l’« expansion commerciale et coloniale », la critique de l’eurocentrisme, la mise en garde envers « des illusions rétrospectives », le caractère exceptionnel de l’expansion décrite, le capital – « la valorisation de la valeur, la formation et la reproduction de cette « valeur en procès » (Marx) qu’est le capital »…

Des mondes et un monde en formation, « les petites circonstances et les grandes scansions, les acteurs manifestes et les facteurs occultés, les formes et les contenus spécifiques »…

Il aborde, dans un premier temps, les « grandes découvertes », les deux formes de l’expansion européenne – l’expansion commerciale et l’expansion coloniale – les rapports entre elles, le rôle des Etats, des compagnies commerciales, les réseaux marchands et l’émigration européenne…

Alain Bihr analyse la colonisation des Amériques, les formations historiques « précolombiennes », les relations entre Nouvelle-Espagne et la Nouvelle-castille, l’exploitation des populations indigènes, le pillage des métaux précieux et l’extraction minière, les formes agraires développées, les spécificités de la colonisation portugaise, la plantation latifundiaire esclavagiste, le cycle de l’or, la piraterie et la contrebande, l’économie esclavagiste des plantations, l’Amérique du nord (les populations autochtones, la morue, le castor), les colonisations espagnoles et françaises et le « destin singulier » des colonies anglaises.

La troisième partie est consacrée à « l’encerclement de l’Afrique », l’Afrique subsaharienne à l’arrivée des Européens, les comptoirs commerciaux, les prémices de la colonisation, les évolutions des espaces sénégambien guinéen, la colonie du Cap, la traite des esclaves africains et le commerce triangulaire (le cadre spatio-temporel, l’organisation, les conditions qui ont rendu possible cette traite, les bénéfices de la traite et du commerce triangulaire, les conséquences de la traite sur les sociétés africaines)…

Alain Bihr aborde ensuite, la difficile pénétration en Asie, l’Asie « féconde des vallées fluviales », l’Asie « féroce des steppes », l’Asie « des côtes, péninsules et archipels », la Thalassocratie fragile, l’« Estado da India » au 16eme siècle, les Philippines, le commerce trans-pacifique et la « Reconquista », Manille et les traits spécifiques de la colonisation des Philippines, la Vereenigde Ooostindische Compagnie,les Néerlandais et l’Indonésie, les commerces, la monopolisation de la circulation marchande puis l’organisation de la production, l’Inde avant et pendant l’empire Moghol, les Français et les Anglais et la colonisation de l’Inde…

Pour les lectrices et les lecteurs qui pourraient être effrayé·es par le sujet ou la taille de l’ouvrage, je souligne la grande lisibilité de l’ensemble, le choix d’une langue commune, la clarté des analyses et des expositions.

L’auteur explique les bornes temporelles de ce premier tome et ses choix rédactionnels impliquant certaines limites dans les développements.

Une somme qui permet d’appréhender les modalités et les spécificités situées de cette période de construction de ce qui deviendra le capitalisme. Un formidable récit historique et politique, ne négligeant ni les divisions et les choix des gouvernements des Etats, ni les contradictions engendrées, ni les rivalités et les conflits, loin des réductions économistes et des discours valorisant une forme historique d’organisation sociale… sans oublier les expropriations violentes, l’exploitation et les dominations des individu·es et des groupes sociaux, les résistances des un·es et des autres trop souvent négligées au nom d’un prétendu « sens de l’histoire » ou du fantasme d’une « civilisation du progrès ».

Reste une question, que je pose maintenant à toustes les auteurs et autrices, pourquoi ne pas utiliser une écriture plus inclusive ? – le point médian, l’accord de proximité, les historien·es, les habitant·es, les acteurs et les actrices, pour rendre visibles les unes et les autres, les iels et toustes.

Sans l’oublier que l’histoire des femmes ne concorde pas nécessairement avec celle des hommes, que le temps long de l’appropriation de l’activité ou du travail des femmes – ne saurait simplement se dissoudre ni dans l’expansion européenne ni dans le premier âge du capitalisme.

Alain Bihr : 1415 – 1763. Le premier âge du capitalisme

T1 : L’expansion européenne

Editions Page2 et Syllepse, Lausanne et Paris 2018, 696 pages, 30 euros

Didier Epsztajn


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