Faut-il une constitution européenne ? (par Pierre Khalfa, secrétaire national de l’Union syndicale Solidaires, membre du Conseil scientifique d’Attac-France)

samedi 30 juin 2007.
 

Nous avons mis en ligne sur ce site plusieurs textes émanant de PRS national en faveur de l’objectif d’une Constituante européenne. Voici un autre point de vue.

Le projet de traité constitutionnel européen (TCE) visait à graver dans le marbre d’un texte politique à haute portée symbolique - le terme « constitution » n’avait pas été employé par hasard -, non seulement les politiques néolibérales concrètes menées depuis un quart de siècle en Europe, la partie III du traité, mais aussi dans sa première partie, celle qui traite des questions institutionnelles, les principes même du néolibéralisme. On y trouve, ce qu’on peut appeler la Sainte trinité du néolibéralisme : la « concurrence libre et non faussée », la stabilité des prix comme un objectif en soi et « la liberté de circulation des services, des marchandises et des capitaux » comme faisant partie des « libertés fondamentales ». L’Union européenne aurait donc été la seule région du monde à inscrire dans un texte de nature constitutionnelle un régime économique, le néolibéralisme. Bref, ce texte visait fondamentalement à exclure, pour le futur, du débat public et du choix des citoyens, les politiques économiques et sociales. Il a été rejeté par une grande majorité de français et de néerlandais.

Ce rejet a ouvert dans l’Union européenne une période de latence, les gouvernements et les institutions européennes n’ayant absolument pas anticipé un tel rejet. Il faut reconnaître que le mouvement altermondialiste, et plus largement le mouvement social et citoyen, n’ont pas été capables, dans cette période, de s’appuyer sur ce double refus pour prendre l’offensive à l’échelle européenne et proposer aux peuples européens une alternative crédible. Cette incapacité, sur laquelle il faudra revenir, a laissé le champ libre aux manœuvres diplomatiques et aux initiatives politiques des gouvernements et de la Commission européenne. On a pu ainsi voir à Madrid une réunion surréaliste des gouvernements qui avaient adopté le TCE, et dont la plupart n’avaient pas osé le soumettre au vote direct de leur peuple, préconiser de poursuivre comme si de rien n’était. La déclaration commune des gouvernements de l’Union, adoptée à Berlin lors des célébrations du cinquantenaire du traité de Rome, se fixe, elle, comme objectif « d’asseoir l’Union européenne sur des bases communes rénovées d’ici les élections au Parlement européen de 2009 ». Le Conseil Européen des 21 et 22 juin vient de confirmer cet agenda en adoptant la proposition d’un « traité simplifié » faite par Nicolas Sarkozy. Ce Conseil européen a reproduit les pires moments de la construction européenne en offrant le spectacle d’une négociation à huis clos dont, une fois de plus, les termes échappaient aux citoyens de l’Union.

La période ouverte par le double rejet du TCE est donc terminée. Dans cette nouvelle situation, il importe que le mouvement altermondialiste se dote de ses propres propositions, faute de quoi il sera ballotté, pays par pays, incapable d’apparaître porteur d’une réelle alternative en Europe. C’est pourquoi le débat sur la nécessité, ou pas, de se prononcer pour une constitution européenne est d’une brûlante actualité. Le terme « constitution » importe d’ailleurs moins que son contenu ainsi que les modalités de sa rédaction et de son adoption. Si je me prononce pour une constitution européenne, c’est-à-dire pour un texte fondateur, c’est à partir du bilan que l’on peut faire de 50 ans de construction européenne.

Contrairement à une idée répandue, la construction européenne n’a absolument pas été linéaire. Lors de la signature en 1957 du traité de Rome, le souvenir de la guerre est toujours présent. L’instauration d’un Marché commun à six pays permettra d’exorciser les conflits passés, notamment entre la France et l’Allemagne. Tant que le capitalisme était organisé sur une base essentiellement nationale, le Marché commun était en fait la cohabitation de marchés régulés nationalement, disposant d’un tarif extérieur commun et de politiques publiques communes, notamment la politique agricole commune. L’internationalisation progressive du capital, aboutissant à la mondialisation néolibérale qui se développe à partir des années 1980, va bouleverser la situation. La déréglementation financière et commerciale, qui aboutit à la liberté totale de circulation des capitaux et au libre-échange généralisé, fait basculer la construction européenne dans le néolibéralisme.

L’Acte unique de 1986, complété par les traités de Maastricht et d’Amsterdam, transforme l’Union européenne en un espace privilégié de promotion des politiques néolibérales : politique industrielle réduite à l’application du droit de la concurrence, gestion de la monnaie sortie du champ de la décision politique, concurrence fiscale entre les Etats, services publics remis en cause au nom de la concurrence, démantèlement progressif des mécanismes régulateurs des marchés agricoles, dumping social, budget européen réduit aux acquêts, etc. C’est à partir de cette époque que le droit de la concurrence, inscrit au cœur des traités, devient un droit organisateur de l’Union, un droit normatif, véritable droit « constitutionnel » avant la lettre qui réduit la plupart du temps les autres textes européens à être des déclarations d’intention sans portée opérationnelle pratique.

L’élargissement non maîtrisé de 2004 aggrave encore cette tendance lourde de l’Union à se transformer en simple zone de libre-échange. Refusant de mener de réelles politiques publiques européennes, et notamment en refusant d’augmenter de façon significative le budget européen en faveur des nouveaux entrants, le développement de ceux-ci est laissé, pour l’essentiel, aux mains de la politique de la concurrence. La tentative d’imposer, avec la directive Bolkestein, le principe du pays d’origine comme nouveau principe régulateur de l’Union illustre cette orientation. Fort heureusement cette tentative a été, pour le moment, bloquée par les mobilisations du mouvement social et citoyen.

Ces orientations n’ont été rendues possibles que par l’absence, de fait, des peuples et des citoyens dans la construction de l’Union. Son fonctionnement révèle un profond déficit démocratique avec une confusion des pouvoirs qui voit l’organe exécutif de l’Union, la Commission, dotée de pouvoirs législatifs et judiciaires et qui fait du Conseil un organe législatif alors même qu’il est la réunion des exécutifs nationaux. Comme d’ailleurs dans nombre d’Etats européens, dont la France, l’exécutif n’exécute rien, mais est la source de toutes les décisions politiques. Mais, si la Commission a le monopole de la proposition législative, aucune directive européenne n’a pu cependant être adoptée sans l’accord des gouvernements nationaux qui ont, de plus, négocié entre eux, et sans la plupart du temps les soumettre à leur peuple, les traités qui infléchissaient la construction européenne dans le sens d’une acceptation des impératifs du capitalisme financier. La mise en place, dans le cadre de la stratégie de Lisbonne, de la « méthode ouverte de coordination » renforce encore le rôle des gouvernements qui décident d’objectifs à tenir qui ne sont jamais débattus, tant d’ailleurs au niveau national qu’au niveau européen.

Ainsi, si la construction européenne a vu l’émergence d’institutions supranationales, ce sont bien les Etats nationaux qui ont décidé, en bout de course, de ses orientations. Que ce soit dans le cadre des Conseils des ministres ou du Conseil européen, ou celui des Conférences intergouvernementale (CIG), les Etats ont gardé la haute main sur la construction européenne. Loin d’avoir été dépossédés de leur pouvoir, les Etats ont dominé la scène européenne. L’histoire de la construction européenne a été celle des grandes manœuvres des Etats, celle de la diplomatie secrète, seulement troublée par les discussions avec la Commission.

Ce mode de construction de l’Union a abouti au résultat que nous connaissons : une Europe antidémocratique et néolibérale. C’est avec ce mode de construction qu’il faut rompre. L’Europe a été l’affaire des gouvernements et des technocrates, elle doit devenir celle des peuples et des citoyens. C’est d’ailleurs le sens de la proposition faite par les Attac d’Europe qui préconisent qu’une « assemblée nouvelle et démocratique, élue directement par les citoyens de tous les États membres, sera mandatée pour élaborer un nouveau projet de traité, avec la participation effective des Parlements nationaux » et que « tout nouveau traité devra être soumis à référendum dans tous les États membres ».

C’est en effet à une véritable refondation démocratique de l’Europe qu’il faut s’atteler. Cette refondation doit se faire par les peuples et les citoyens d’Europe qui doivent affirmer par là même leur destin commun. C’est pourquoi le mouvement altermondaliste, et plus largement les mouvements sociaux et citoyens, doivent porter la perspective d’un processus constituant européen et celle d’une assemblée constituante élue directement par les citoyens de tous les pays d’Europe.

Dans le mouvement altermondialiste en France, et en particulier dans Attac-France, deux arguments principaux sont avancés pour refuser cette perspective et plus largement toute avancée d’une construction européenne considérée comme irréaliste et à combattre. Le premier renvoie à l’inexistence d’un peuple européen en arguant des différences culturelles, politiques entre les différents pays d’Europe et d’une méconnaissance réciproque. Pas de peuple européen, pas de constitution européenne. Cet argument « oublie » que la notion de « peuple » n’est pas une notion essentialiste mais une construction historique liée aux combats communs. Le peuple français par exemple - mais il en est de tous les peuples -, n’a pas existé de toute éternité, mais s’est progressivement créé, dans la conflictualité, dans la conscience d’intérêts communs, d’un destin commun, avec un événement fondateur, la Révolution française. De plus, cet argument « oublie » qu’il peut exister des constitutions s’appliquant dans un espace où cohabitent plusieurs peuples. C’est le cas des Etats pluri-nationaux comme aujourd’hui l’Etat espagnol. Rien n’empêche donc d’avoir une constitution européenne qui s’appliquerait aux différents peuples d’Europe. Tout le problème est d’en déterminer le contenu.

Le second argument renvoie lui à l’absence d’espace public européen et à l’inexistence d’un débat public qui soit d’emblée européen. Cette position refuse d’admettre que l’espace public européen est justement en train de se construire, notamment par les débats et les mobilisations que nous sommes capables de mener. Le Forum social européen, malgré ses difficultés, l’action de réseaux européens, comme le réseau des Attac d’Europe, l’existence de la Confédération européenne des syndicats, même si ses orientations ne sont pas, de mon point de vue, satisfaisantes, les manifestations européennes régulières, tout cela participe de l’existence d’un espace public européen et de la construction d’une conscience européenne.

Cette position sous-estime le fait que la mise en place d’institutions européennes participe aussi de cette construction. Elle ne voit pas, ou ne veut pas voir, le rôle structurant que jouent les évolutions institutionnelles dans l’organisation d’un vivre ensemble commun, comme le montre le cas du Parlement européen. Ainsi suite à sa montée en puissance et à son rôle institutionnel accru, il est devenu la cible de mobilisations sociales et citoyennes, comme l’ont montré récemment les mobilisations contre la directive portuaire et la directive Bolkestein, et a été un des lieux où le mouvement social et citoyen a pu peser. Le lancement d’un processus constituant européen serait donc un accélérateur formidable de la conscience européenne, de la construction d’un espace public européen et de même de la construction d’un peuple européen avec l’affirmation irrémédiable d’un destin commun.

Derrière ces deux arguments se cache en fait une conception de l’Europe et une analyse de la situation actuelle. L’Europe ne peut être, pour ceux qui défendent cette conception, qu’une simple addition de nations. Pour eux, le cadre démocratique ne peut être que celui des Etats nations et les gouvernements ont toute légitimité pour négocier des traités car ils sont issus du vote démocratique des citoyens. Ils considèrent que nos problèmes viennent fondamentalement et avant tout de la construction européenne. Certes la critique du néolibéralisme est présente dans cette position, mais elle apparaît au second rang et les réponses proposées aboutissent toutes à un renforcement du rôle de l’Etat-nation.

Cette réponse me paraît erronée. Elle ne voit pas que c’est justement la construction intergouvernementale de l’Europe qui a produit l’Europe néolibérale actuelle car les gouvernements nationaux ont été les vecteurs des politiques néolibérales. Le strict retour à l’Etat-nation ne peut être, dans ce cadre, une protection contre le néolibéralisme. Elle sous-estime les limites de la démocratie représentative dans le cadre national, alors même qu’elle en critique les limites au niveau européen. Elle sous-estime fondamentalement les transformations apportées par la mondialisation néolibérale qui rend nécessaire d’avoir, face à la puissance décuplée du capital, un espace politique et économique étant capable de faire un contrepoids efficace. Enfin elle ne prend pas en compte l’apport originel de la construction européenne, celui d’avoir permis de construire un espace de paix durable entre les nations, et la nécessité de le préserver, et ce alors même que l’on assiste à une montée des nationalismes suite à l’effondrement de l’Urss et à la mise en concurrence des peuples par les politiques néolibérales.

Pour terminer, je voudrais soulever le problème posé par la nature d’un texte constitutionnel européen et ses modalités d’adoption. L’existence d’une constitution européenne remet-elle en cause l’existence des Etats nations et oblige-t-elle à passer à une conception fédéraliste de l’Union Européenne sur un mode similaire à celui des Etats-Unis d’Amérique. Je ne le pense pas, et ce pour deux raisons. D’abord, un certain nombre de sujets resteront, pour longtemps je pense, du domaine réservé des Etats. La politique étrangère me paraît en être un bon exemple. On peut certes souhaiter une meilleure coordination des politiques européennes en la matière, mais certaines divergences ne disparaîtront pas du jour au lendemain. Le cas de l’intervention américaine en Irak est dans toute les mémoires. Toute position de l’Union sur un sujet de ce type ne peut donc qu’être prise à l’unanimité des Etats.

Plus profondément, l’Union européenne doit, pour le moment, conserver sa double nature, Europe des Etats et Europe des citoyens. D’abord parce que l’espace public européen n’est aujourd’hui qu’en gestation et que nous ne pouvons pas faire comme si cet espace était déjà unifié. Ensuite parce que le cadre national peut être encore aujourd’hui un point d’appui important des mobilisations sociales et citoyennes propres à peser sur la construction européenne, comme l’a montré le cas du projet de TCE. L’Europe a été jusqu’ici essentiellement une Europe des Etats, elle doit devenir aussi une Europe des citoyens. Tout le débat sur le contenu d’une future constitution porte sur l’articulation de ces deux aspects. Cela renvoie au mode d’adoption d’un tel texte qui doit à la fois être rédigé par une assemblée constituante élue directement par les citoyens, mais adopté aussi par les peuples d’Europe par voie référendaire, chaque peuple ayant un droit de veto sur le processus.

Enfin un tel texte ne peut se contenter strictement de décrire les mécanismes institutionnels de l’Union. Une constitution ne doit pas inscrire en son sein des politiques économiques et sociales précises comme le fait le projet de TCE dans sa partie III, mais elle doit définir les valeurs que la société veut porter et les grands objectifs qu’elle se fixe. Ainsi par exemple, la constitution française, dans son préambule, indique un certain nombre de principes politiques économiques et sociaux tels que par exemple « le droit d’obtenir un emploi », « droit de grève » ou la nécessité pour « toute entreprise dont l’exploitation a ou acquiert le caractère d’un service public national (...) (de) devenir propriété de la collectivité ». Les principes et les grands objectifs qui doivent être inscrits dans une constitution sont toujours l’objet d’une lutte politique et idéologique et dépendent fortement des rapports de forces dans la société à un moment donné.

Les principes que nous devons faire inscrire dans un texte de refondation de l’Union dépendront donc des rapports de forces que nous serons capables de construire à l’échelle européenne. De tels principes sont à l’opposé de la Sainte trinité néolibérale que les gouvernements voulaient nous imposer dans le titre I du TCE. C’est dire que, au-delà du fonctionnement précis des institutions, la bataille politique portera sur la nature de l’Union européenne : Europe néolibérale ou Europe des droits et de la solidarité entre les peuples.

Juin 2007


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