À propos de l’identité nationale ( Denis COLLIN)

lundi 2 juillet 2007.
 

Nous avions mis en ligne ce texte au début de l’été 2007 et le remettons en page d’accueil dans le cadre d’une série sur le thème de la nation.

Puisque nous avons un ministère de l’immigration, de l’intégration, de l’identité nationale et du codéveloppement, il n’est pas mauvais de commencer par interroger cette notion un peu obscure d’identité nationale.

On sait que la campagne électorale a l’objet de quelques envolées lyriques et de quelques clowneries autour de cette question. C’est l’actuel président qui a lancé l’affaire en mettant la nation au centre de plusieurs discours et même en récupérant toutes sortes de grandes figures de l’histoire nationale, y compris les figures tutélaires de la gauche : Jaurès, Blum ou le jeune communiste fusillé par les nazis, Guy Môquet. De l’autre côté, pour n’être pas en reste, on s’est sitôt mis à agiter le drapeau tricolore et à chanter la Marseillaise dans les réunions électorales. Un vague débat s’est même esquissé où l’on a fait mine d’opposer deux conceptions de l’identité nationale. Je crois que c’est l’idée elle-même qu’elle faut questionner et c’est seulement à ce prix que l’on peut, le cas échéant la reprendre.

Dans « identité nationale », il y a identité. Commençons par quelques remarques concernant la notion d’identité elle-même.

L’identité n’est pas une chose ni une propriété, mais une relation. Je suis un homme ou une femme, je suis noir ou blanc, mais je ne suis pas identique. On ne peut être identique qu’à quelque chose. Deux choses sont identiques si elles sont indiscernables ou du moins indiscernables sous certains rapports qu’on estime pertinents. Par exemple quand on décline son identité, on établit une relation entre l’individu physique présent et une personne reconnue par les autorités légales.

On peut également définir l’identité comme la permanence. L’homme âgé et le jeune homme ne sont pas la même chose et pourtant il y a quelque chose qui est préservé qui est précisément leur identité. En quoi consiste cette chose préservée, c’est une question philosophique sérieuse qu’on ne va pas aborder ce soir. Préserver son identité, c’est donc rester identique à soi-même, c’est rester soi ! Voyons ce que cela donne quand on applique ces esquisses de définition à l’identité nationale.

Il y a dans cette expression une première ambiguïté. Quand on parle de l’identité personnelle il n’y a aucun doute, on parle du rapport de la personne à elle-même : « -Qui êtes-vous ? - je suis X, né le ... » Ou encore « - je suis qui je suis, je suis qui j’étais, je suis qui je serai. » Mais pour l’identité nationale, on ne sait pas trop à quoi se rapporte l’adjectif national. Il peut s’agir :

(1) De l’identité des individus qui composent une nation et qui le composent précisément parce qu’ils sont identiques en quelque chose.

(2) De l’identité de la communauté humaine qu’on appelle nation.

Le mot « nation » lui-même est porteur de cette ambiguïté. La nation renvoie à latin nascor, natum, au fait de naître. La nation regroupe tous ceux qui ont quelque chose de commun par naissance. Mais cette définition est de la mythologie pure et simple. On apprenait jadis aux enfants « nos ancêtres, les Gaulois », mais c’est de l’histoire à peu près aussi sérieuse que l’histoire du Proche-Orient racontée par la Bible. Toutes les nations, sans exceptions, sont faites de l’amalgame de peuples qui se sont rencontrés, entretués et embrassés. Tout le monde sait que les Italiens ne sont pas des descendants de Romains, ni même des descendants de Romains croisés d’Étrusques, mais aussi des Lombards (c’est-à-dire des sortes de Goths), des Normands, des Arabes, des Espagnols, des Grecs ... et tutti quanti. Les Allemands ne sont pas plus des Germains que les Français des Francs. Les nations ne sont pas non plus des unités linguistiques : ni l’Italie, ni l’Espagne, ni la Suisse, ni la Grande-Bretagne, ni même la France et l’Allemagne ne sont des unités linguistiques : l’Allemand souabe et l’Allemand berlinois sont très différents sans parler ce qui parlent encore le « Hochdeutsch », c’est-à-dire un dialecte néerlandais, en Frise. On pourrait poursuivre ainsi très longuement pour dire ce que n’est pas la nation. Au point qu’on pourrait que penser que comme Dieu dans la théologie négative on ne puisse la désigner que par des négations ! En tout cas, on peut réfuter en son fonds la définition qu’en donnait Staline : « La nation est une communauté humaine stable, historiquement constituée, née sur la base d’une communauté de langue, de territoire, de vie économique et de formation psychique qui se traduit par une communauté de culture. » (in Le Marxisme et la question nationale)

A l’arrière-plan des discours de M. Sarkozy, il y a incontestablement ce genre de définition de la nation, mais si elle est « historiquement constituée », une nation n’est pas une communauté stable, ni une communauté de langue, ni une communauté de territoire et encore moins cette chose bizarre que Staline appelle « communauté psychique ». Il faut donc, et c’est le plus raisonnable, renoncer à essayer de définir la nation par ce qu’il pourrait y avoir d’identique chez tous les membres de cette nation. De cette première conclusion, on peut déduire quelques propositions :

(1) L’intégration d’un individu « né ailleurs » dans une nation ne peut aucunement être la transformation de cet individu au point qu’il puisse s’identifier au modèle national, c’est-à-dire à l’individu-type. Pour faire un bon Français, il n’est pas nécessaire de porter un béret et de se promener avec une baguette de pain sous le bras... Les tests de bonne francité qu’on imposer pour le regroupement familial n’ont aucun sens ... d’autant que bon nombre de Français « de souche » (de laquelle, c’est une autre affaire) ne manifestent qu’un maîtrise très approximative de la langue française et ignorent superbement la culture et les « valeurs » de la France (à condition qu’on soit capable de définir ce qu’on entend par là).

(2) L’identité nationale ne découlant pas de la naissance il est donc clair que la nation est une entité historique et comme telle, à la fois un produit et un acteur de l’histoire. Les Français du XXIe siècle différent profondément de ceux du XIXe, et en diffèrent sans doute plus qu’ils ne diffèrent des Italiens ou des Belges du XXIe siècle.

Est-ce à dire que la notion d’identité nationale est dépourvue de sens ? Si la définition de l’identité nationale par l’identité des propriétés partagées par les individus la composant est une définition intenable, il reste pourtant possible de donner un sens à la notion d’identité nationale.

L’identité nationale est tout simplement la revendication d’appartenance à une nation, non pas une nation définie en termes « naturalistes », mais une nation définie comme une « communauté de vie et de destin », pour parler comme Otto Bauer, dirigeant socialiste autrichien jusqu’aux années 30 et auteur d’un ouvrage remarquable, La question des nationalités et la social-démocratie, publié chez EDI en 1987 et toujours disponible.

Les hommes sont des animaux « politiques » disait Aristote. Ils ne sont pas individus que se sont faits eux-mêmes ; ils n’existent et ne peuvent exister que dans des communautés politiques, que les Grecs appelaient « cités », les Romains « république » nous « nations ». Ces nations sont constituées par un ensemble de relations entre les individus et entre les groupes humains relativement stables dans le temps, bien que susceptibles de nombreuses transformations, relations qui unissent ces individus et ces groupes et les séparent des individus et groupes qui ne font pas partie de ces relations.

Je vais essayer d’expliquer rapidement ce que j’entends par cette définition en prenant - avec les précautions d’usage - une analogie. Un individu humain, un corps n’est pas un ensemble d’éléments identiques (ils sont au contraire très différents), ces éléments ne sont pas permanents (presque toutes nos cellules se renouvellent sur un cycle de deux ans), de nouveaux éléments apparaissent, la forme générale se modifie avec le temps, mais il y a un substrat relationnel stable entre tous ces composants et c’est ce substrat qui définit l’identité de l’individu. Par analogie, on peut dire qu’une nation, c’est cela : « un ensemble d’individus, eux-mêmes très composés », comme dirait Spinoza.

Qu’est-ce qui fait une nation et donc qu’est-ce qui permet de parler d’identité nationale ? C’est qu’elle unit à travers le partage de relations (les conflits étant aussi des relations !) et qu’elle sépare ! Quand ces relations sont suffisamment développées pour que la question soit posée de la commune décision de notre avenir, cette nation est aussi un espace public, c’est-à-dire un espace politique au sens propre. Quand Bauer parle de « communauté de destin », il vise juste : nous sommes unis parce que nous pensons que nous avons une destinée commune. Et l’appartenance à la nation n’est rien que le fait d’assumer une commune destinée, c’est-à-dire que les affaires politiques nationales et internationales deviennent mes affaires !

Cette conception de la nation, Ernest Renan lui a donné une expression célèbre que je vais rappeler. Dans une conférence du 11 mars 1882, faite en Sorbonne, Renan met en garde contre les erreurs classiques sur la nation :

« De nos jours, on commet une erreur plus grave : on confond la race avec la nation, et l’on attribue à des groupes ethnographiques ou plutôt linguistiques une souveraineté analogue à celle des peuples réellement existants. »

S’appuyant sur l’histoire et la littérature française, il montre que

« L’idée d’une différence de races dans la population de la France, si évidente chez Grégoire de Tours, ne se présente à aucun degré chez les écrivains et les poètes français postérieurs à Hugues Capet. »

Il arrive à cette définition fameuse, à juste titre :

« Une nation est donc une grande solidarité, constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé ; elle se résume pourtant dans le présent par un fait tangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. L’existence d’une nation est (pardonnez-moi cette métaphore) un plébiscite de tous les jours, comme l’existence de l’individu est une affirmation perpétuelle de vie. »

L’identité nationale n’est pas une norme dans laquelle on fait rentrer de gré ou de force les individus mais un acte politique. Si, comme on doit le faire, on abandonne la définition naturaliste de la nation, il faut dire que la nation est bien le nom moderne de ce que les Grecs appelaient « polis » et les habitants, les membres de la nation sont des « citoyens ». Les citoyens ne sont pas seulement des individus privés (cette réunion d’hommes mis les uns à côté des autres que les Grecs appelaient un « laos » et que nous traduisons par peuple) mais aussi et surtout des individus réunis politiquement par des droits et des devoirs en rapport avec les affaires communes, ce que les Grecs appelaient un « demos » et que nous traduisons aussi par peuple...

De ce que je viens dire, il se déduit qu’il y a un bon et un mauvais usage de l’identité nationale.

On pourrait dire : « les frontières, on s’en fout », envoyer au diable les nations et les États-nations et se proclamer citoyen du monde - cosmopolite, au sens étymologique. Il est du reste assez surprenant d’entendre ce genre ce discours dans des mouvements qui se sont dits opposés à la mondialisation (« no global ») ! Au cosmopolitisme, je crois qu’il est raisonnable d’opposer l’internationalisme, l’internationalisme qui reconnaît les nations - pour qu’il y ait solidarité entre les nations, il faut bien qu’il y ait des nations ! Hannah Arendt disait que les frontières nationales constituent en quelque sorte les murs qui soutiennent le monde et l’abolition des frontières nationales prépare tout simplement l’effondrement du monde.

Je vais en donner quelques raisons.

(1) Un État mondial n’est ni possible ni souhaitable. L’unification du monde sous un pouvoir politique commun signifierait d’un côté la croissance du pouvoir de contrôle policier et militaire et l’homogénéisation des règlements, des lois, des cultures, des systèmes politiques. C’est d’ailleurs ce à quoi tend le capitalisme dans sa dynamique actuelle et c’est pourquoi je ne suis pas « altermondialiste » mais bien « anti-mondialisation ». En outre, si un tel État mondial existait, le problème des réfugiés politiques ne poserait plus car nous n’aurions plus nulle part où nous réfugier ! Comme le disait Kant, l’État mondial serait ou anarchique ou tyrannique et sûrement les deux à la fois.

(2) La nation est la bonne médiation entre l’universel abstrait qu’est la « citoyenneté du monde » et l’enfermement dans la particularité « naturelle ». Le monde, c’est trop grand, mais la tribu, la famille, l’ethnie (mot politiquement correct pour « race »), c’est la réduction de la vie humaine à la naturalité. La nation est universelle parce que politique et parce que c’est aussi un modèle universel de communauté auquel les peuples qui veulent devenir libres aspirent toujours ; mais c’est en même un universel particulier, lié à une histoire commune, des traditions, des valeurs communes.

(3) Le « droit des nations » a été des étendards et de l’entrée dans la modernité et de la liberté politique. « Vive la nation ! », c’était le cri des révolutionnaires à Valmy. La défense de la nation a été en deux moments importants de notre histoire récente le point de départ des plus grands mouvements révolutionnaires, je pense à la Commune de Paris et à la Résistance. Aussi arbitraire que puissent être les frontières nationales, et, en tant que produits historiques, elles sont arbitraires, elles et elles seule rendent possibles l’exercice de la liberté politique. Elles ne suffisent évidemment pas à cela, mais elles en sont la condition nécessaire.

Quelles conséquences ? (1) Une nation a le droit et le devoir d’avoir une politique de l’immigration, parce qu’elle a le devoir et le devoir de déterminer ses frontières et de dire qui peut ou ne peut pas faire partie de l’association politique. La question à discuter est de savoir quelle politique !

(2) Une nation a le droit de défendre sa propre culture, l’idée qu’elle se fait d’elle-même, etc. Le devoir d’hospitalité est toujours un devoir qui se heurte à d’autres impératifs comme celui de se conserver soi-même. La question est de savoir quelle idée nous nous faisons de cette culture à protéger !

Ce texte a servi de base à une intervention lors d’un débat organisé le 26 juin 2007 à Evreux par le Collectif de l’EURE de Soutien à Wei-Ying et Ming, aux Mineurs et Jeunes majeurs Scolarisés sans papiers.


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