« La seule manière de retourner le capitalisme »

vendredi 19 juillet 2019.
 

Comment vivre dans des villes privatisées, où notre attention est contrôlée et sollicitée en permanence, et nos corps pistés à chaque instant ? Le dernier roman d’Alain Damasio, dont l’action se déroule en 2040, explore ce monde possible, avec justesse, de manière sensible et réaliste. Il nous invite à sortir d’urgence de nos « techno-cocons », à expérimenter de nouvelles manières d’être au monde et de résister, pour reprendre le contrôle sur nos vies. Attention, entretien décapant.

2040, en France. Dans une société ultra-libérale où les villes ont été rachetées par des multinationales, où l’attention de chacun est sans cesse captée et sollicitée au risque de rendre fou, on découvre l’existence des Furtifs, des créatures à la vitalité hors norme, qui vivent dans l’angle mort de la vision humaine. Toujours en métamorphose, elles métabolisent les éléments sur leur passage, transformant l’espace dans lequel elles vivent – et les gens qui croisent leur route. Dans ce monde qui ressemble au nôtre dans ce qu’il peut produire de pire, Lorca Varèse, sociologue pour communes autogérées, et sa femme Sahar, proferrante dans la rue pour les enfants que l’éducation nationale a abandonné, partent à la recherche de leur fille disparue, et à la rencontre de ces créatures.

Avec Les Furtifs (La Volte, 2019), Alain Damasio signe une critique fine et acerbe du capitalisme cognitif, de notre capacité d’auto-aliénation, du confort de nos techno-cocons où l’on se sent si protégés. Avec un langage créatif qui se renouvelle sans cesse, il trace des lignes de fuite possibles, des modes de résistance, dans une grande fresque magique, magnifique et émouvante, qui invite à changer radicalement notre regard sur le monde et sur le vivant.

Basta ! : Que pourraient incarner ces drôles de créatures, les « Furtifs », dans la société d’aujourd’hui ?

Alain Damasio : Ce sont des poches de liberté, des brèches dans un monde de plus en plus contrôlé, pas seulement par les multinationales ou les gouvernements, mais aussi par nous-mêmes : un père demandant à sa fille d’être « ami » sur Facebook pour voir ce qu’elle y poste, un enfant qui regarde l’historique de navigation de ses parents, un patron employant un hacker pour regarder quel salarié il embauche, ou réciproquement le salarié qui « googlise » le futur patron avant un entretien d’embauche… Nous sommes tous dans ces logiques de panoptique, où nous essayons d’avoir un maximum d’informations. Cet empire du contrôle et de l’intra-contrôle s’est étendu, notamment grâce au numérique qui lui apporte une extension incroyable.

Passer huit heures par jour sur internet, sur nos téléphones, c’est être dans un espace absolument contrôlé et contrôlable, qui produit sans cesse des informations : cliquer, scroller, envoyer une vidéo, écrire un message, tout acte à l’intérieur de ce réseau laisse une trace, archivable et récupérable, qui peut ensuite générer un historique et des corrélations. Nous nous y sommes habitués. Je crois que les digital natives ne sont plus du tout conscients de ça. Les Furtifs est une tentative d’imaginer l’envers de cette société de contrôle, et une façon de s’en extraire.

Pourquoi finit-on par accepter ces logiques de contrôle ?

Parce que cela nous donne du pouvoir. Avec un smartphone dans la main, tu as l’impression d’avoir une régie de contrôle sur le monde : aller dans une ville que tu ne connais pas, avoir accès à n’importe quelle info, etc. C’est un pouvoir immédiat et fascinant. Et beaucoup moins théorique que la lutte militante : pourquoi les syndicats rament, pourquoi si peu de gens aux manifs ? Parce que c’est beaucoup plus dur d’aller se battre dans la rue. C’est plus compliqué d’exercer un pouvoir sur la société, c’est long d’inverser les idées ultra-libérales qu’on a mises dans la tête des gens, sans forcément de résultats concrets. Le smartphone contrebalance cela : si tu es mal, tu vas t’y abriter et jouer à n’importe quel jeu avec un imaginaire de pouvoir très fort, dans lequel tu seras le roi du monde.

Les jeux vidéos, comme Call of Duty ou Fortnite, jouent beaucoup sur ce que j’appelle « l’antique désir d’être Dieu » : on n’y meurt plus, on peut sans arrêt ressusciter, on est puissant, on peut courir indéfiniment, être ici et ailleurs – tout ce qui limite ontologiquement notre condition d’être humain y est subverti. Le virtuel met en place un pouvoir de compensation par rapport aux pertes de pouvoir concrètes.

Nous vivons une sorte de servitude volontaire à la technologie ?

Le philosophe Byung-Chul Han l’explique très bien : le stade avancé du pouvoir libéral actuel, c’est de permettre aux gens de maximiser leur auto-aliénation. L’aérodynamique du pouvoir est géniale : les gens viennent eux-mêmes prendre dans l’armurerie proposée par les GAFA. Ils reprennent leurs outils, les applications, sans qu’on leur mette un flingue sur la tempe ou qu’on les y oblige. Parce que cela obéit à des lois du moindre effort, à un outillage de la paresse, à une forme de dévitalisation assez cool, à plein de choses consubstantielles à l’être humain.

Tu te sens globalement bien dans ce techno-cocon, cette matrice attentive. C’est l’endroit où tu vas te sentir un peu dorloté, choyé. Chez les ados, au moment où ils se confrontent aux difficultés de l’âge adulte et aux autres, c’est particulièrement marquant : là, ils peuvent filtrer leur communauté, regarder ce qu’ils ont envie, se distraire et se détendre… Alors pourquoi ne pas y aller ? C’est très difficile de leur expliquer qu’un désir, ça se construit. Et que la vitalité vient aussi de l’extérieur et de l’altérité.

Qui, aujourd’hui, porte une critique intéressante sur notre rapport à la technologie ? Quelles sont vos influences ?

Bernard Stiegler, quand il parle des psychopouvoirs, avec une empreinte mentale et psychologique forte [1] : comment notre attention est sollicitée, captée, manipulée. C’est aussi ce que raconte Yves Citton dans son livre Pour une écologie de l’attention (Seuil, 2014). Dans Mythocratie, sur les imaginaires de gauche, il décrit également la fabrication des mythes et comment les séries TV, les pubs, impactent le vote ou le comportement des gens. La Silicon Valley par exemple a été extrêmement influencée par le « cyber-punk » et tout cet imaginaire construit dans les années 1970.

C’est d’ailleurs un grand débat entre auteurs de science-fiction : le cyber-punk est-il mort ou pas ? L’idée que l’accouplement avec la machine soit émancipateur et génère des expériences de vie intéressantes a été dévaluée. On voit bien que ça ne marche pas… Certains disent que le cyber-punk est dépassé parce que nous avons déjà des existences cyber-punks ! Le smartphone dans la poche n’est certes pas greffé à ton corps, mais ça reste l’extension physique la plus puissante de toi-même : c’est ton œil pour filmer, ton archive mémorielle, ton outil de communication... En cela le cyber-punk a quand même gagné. Et l’imaginaire du transhumanisme, alimenté par les riches libertariens de la Silicon Valley, est devenu le mythe contemporain de l’accroissement de pouvoir, répondant au « désir antique d’être Dieu ».

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