Robert Mugabe, un héros devenu despote du Zimbabwe

mardi 7 septembre 2021.
 

L’ancien président du Zimbabwe Robert Mugabe est mort à l’âge de 95 ans, a-t-on appris ce vendredi 6 septembre 2019. En novembre 2017, après près de 40 ans au pouvoir, il avait été contraint à la démission. À cette occasion, le Guardian avait publié le portrait de ce combattant pour la liberté qui avait fini par plonger son pays dans la misère.

Robert Mugabe, arrivé au pouvoir au Zimbabwe en 1980, est un homme aux nombreux visages : marxiste-léniniste idéaliste dans sa jeunesse, prisonnier politique, combattant pour la liberté, figure encensée du nationalisme panafricain et impitoyable dictateur vieillissant aux ambitions réformistes, enraciné dans la corruption et la vulgarité.

Pourtant, aux yeux de ses nombreux critiques et de l’Occident, qui lui reprochent le chaos économique et la répression politique de ces dernières années, Mugabe n’a qu’une seule dimension. Il incarne l’échec et l’abus de pouvoir.

La vérité n’est pas si manichéenne. Après que le Zimbabwe a obtenu son indépendance du Royaume-Uni [en 1980], l’ascension de Mugabe n’était pas courue d’avance. Joshua Nkomo, dirigeant de l’Union du peuple africain du Zimbabwe (Zapu), a vigoureusement défié la domination de l’Union nationale africaine du Zimbabwe (Zanu) de Mugabe.

Les deux hommes peuvent se targuer d’un parcours révolutionnaire impeccable, mais ils sont très différents. Nkomo était l’incarnation du dirigeant africain plus grand que nature – expansif, instable et charismatique. De son côté, Mugabe, soigné et svelte, était plus intellectuel – rusé, calculateur et vaniteux.

Pendant la guerre du bush [de 1972 à 1979] contre le régime illégal [ségrégationniste blanc] d’Ian Smith en Rhodésie du Sud [ancien nom du Zimbabwe], Mugabe est soutenu par la Chine, et Nkomo par l’Union soviétique. Mais c’est une division tribale qui est décisive : Nkomo appartenait au groupe des Ndébélés, originaires du Matabeleland [dans l’ouest et sud-ouest du pays] et ennemis historiques du groupe majoritaire de Mugabe, les Shonas.

En 1979, il se fond dans le moule du dirigeant pro-occidental

Si Nkomo avait gagné, l’histoire du Zimbabwe aurait sans doute été très différente. Mais en 1979, lors des pourparlers de Lancaster House organisés à Londres, Mugabe s’avère le plus futé des deux sur le plan politique. Lord Carrington, ministre britannique des Affaires étrangères, l’avait invité pour jouer le rôle du dirigeant pro-occidental, démocratique et conforme aux idées britanniques de Westminster. Pendant un temps, il se fond effectivement dans ce moule.

En 1980, quand il devient le premier chef de gouvernement du Zimbabwe après l’indépendance, il se lance dans un programme traditionnel de réformes socio-économiques avec l’aide financière du Royaume-Uni et des États-Unis. Perdant, Nkomo devient ministre du premier gouvernement de Mugabe. Mais les deux hommes sont destinés à s’affronter.

En 1982, Nkomo fuit le pays quand Mugabe l’accuse d’être un “cobra dans la maison” et de fomenter un coup d’État. C’est la première fois que Mugabe révèle son côté intraitable en semant la terreur au Matabeleland. Environ 20 000 personnes, en majorité des Ndébélés, sont tuées par sa tristement célèbre Cinquième brigade, entraînée par la Corée du Nord.

Mugabe resserre peu à peu son emprise sur le pouvoir et devient président en 1987 – un poste qui associe les fonctions de chef d’État, de chef du gouvernement et de chef des armées. Une alliance est signée avec Nkomo, qui revient pour être vice-président. Le Zanu absorbe alors le Zapu, ce qui donne lieu à la création de l’Union nationale africaine-Front patriotique du Zimbabwe (Zanu-PF), et pousse d’autant plus le pays sur la voie du régime de parti unique.

Plus puissant que jamais, mais pourtant insatisfait de la lenteur des réformes, Mugabe revient progressivement à ses positions néomarxistes. Sa descente dans l’autoritarisme s’accélère à mesure qu’il se trouve confronté à une myriade de problèmes.

Le départ de nombreux Zimbabwéens blancs au début des années 1980 a eu des répercussions négatives sur la production agricole, pilier de l’économie nationale. Mais les exploitations les plus productives restent pour beaucoup aux mains d’agriculteurs blancs. Le nouveau pays est aussi ébranlé par des événements extérieurs, car le Zimbabwe subit les violentes retombées de la lutte contre l’apartheid dans le pays voisin, l’Afrique du Sud – un combat appuyé par Mugabe. Et en 1990, le président perd un soutien essentiel lorsque l’Union soviétique implose.

Ses convictions socialistes mises à rude épreuve

Dos au mur, Mugabe s’évertue à maintenir une économie de marché tout en restant fidèle à ses convictions socialistes. En 1991, il accepte une intervention coûteuse du Fonds monétaire international [après avoir incité le Zimbabwe à augmenter sa dette dans les années 1980 pour relancer l’économie, le FMI le pousse ensuite à libéraliser et à réduire les dépenses de l’État en coupant dans ses budgets sociaux]. Mais les privatisations prévues ne se concrétisent pas.

Pendant ce temps, Mugabe poursuit sa réforme agraire, notamment l’expropriation des agriculteurs blancs à des prix imposés [pour le rachat des terres], ce qui lui vaut une violente opposition – en particulier des États-Unis et du Royaume-Uni, qui réduisent progressivement leurs aides financières.

En 2000, isolé et ostracisé, il abandonne tout semblant de consensus et de légalité, et soutient la confiscation de terres et l’invasion de fermes. Il prétend que cette politique contribue à la justice sociale. Mais son principal effet est l’effondrement de la production agricole, ce qui accélère la “fuite des Blancs” et provoque des pénuries alimentaires.

Crise économique et répression de l’opposition

Ce dirigisme s’accompagne d’une intolérance croissante à l’égard de toute dissidence politique. Dans les années 2000, l’opposition gagne beaucoup de terrain – incarnée notamment par le Mouvement pour le changement démocratique (MDC), dirigé par Morgan Tsvangirai – mais ces avancées sont contrecarrées par la fraude lors des scrutins, l’intimidation des électeurs, la censure des médias et l’incarcération des candidats de l’opposition.

En 2008, dans un cas flagrant de fraude électorale, Morgan Tsvangirai remporte le premier tour de la présidentielle, mais il est forcé à se retirer en raison des menaces et des violences infligées à ses sympathisants. Mugabe attribue sa défaite à un complot anglo-américain [seul en lice, il remporte le second tour avec plus de 90 % des voix].

La répression politique, la pauvreté chronique, la monnaie qui ne vaut rien, l’hyperinflation, la déliquescence des systèmes éducatifs et de santé, le problème des sans-abri et le fort taux de chômage donnent au Zimbabwe – ancien grenier à blé du sud de l’Afrique – une réputation de pays sinistré.

L’impopularité de sa femme, Grace Mugabe

Pendant ce temps, Mugabe et l’élite de [son parti] la Zanu-PF font l’objet d’un mécontentement croissant, dû à la corruption, aux détournements et au train de vie dépensier de la seconde épouse de Mugabe, l’impopulaire Grace. Face à toutes ces pressions, il est surprenant que Mugabe, âgé de 93 ans, ait tenu si longtemps au pouvoir.

Avec le recul, on observe que sa carrière a lentement glissé du triomphe à la tragédie. En 1980, au moment de piloter le combat pour l’indépendance, il était l’homme de la situation qui était arrivé à point nommé. Mais comme les autres combattants pour la liberté et nationalistes africains de sa génération, à l’exception du Sud-Africain Nelson Mandela, il n’a jamais maîtrisé l’art de la gouvernance démocratique pluraliste.

Le règne de Mugabe est devenu synonyme de mauvaise gouvernance. Le pouvoir l’a corrompu. Mais s’il semblait invincible, ses nombreux échecs cuisants prouvent le contraire.

Simon Tisdall


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