Débat : « Un système de retraites par points pénalisera encore plus les salariés précaires »

lundi 30 septembre 2019.
 

TRIBUNE . Dans deux points de vue similaires, l’un paru dans Le Monde du 7 septembre (« Qu’est-ce qu’une retraite juste ? ») [Voir ci-dessous.], l’autre dans Libération du 11 septembre (« Chaque société invente un récit idéologique pour justifier ses inégalités »), Thomas Piketty s’en prend à juste titre au projet d’Emmanuel Macron en matière de retraites. Favorable à un système universel – il pense qu’« une telle réforme n’a que trop tardé en France » –, il en critique néanmoins les modalités qui semblent envisagées par le gouvernement. Mais ses critiques restent à mi-chemin et surtout, occultent trois points essentiels.

Sa première critique vise le principe « un euro cotisé donne droit à un euro de retraite ». Le problème, c’est que ce principe n’a jamais été avancé par le gouvernement qui défend le fait qu’« un euro cotisé donne les mêmes droits, quel que soit le moment où il a été versé, quel que soit le statut de celui qui a cotisé ». Ce qui n’est pas du tout la même chose…

Au-delà de cette erreur, la critique de l’économiste porte sur le fait qu’un tel principe « revient à sacraliser les inégalités salariales telles qu’elles existent dans la vie active et à les reproduire à l’identique pendant toute la période de retraite ». Certes, mais ce que ne dit pas Thomas Piketty, c’est que par rapport à un régime par annuités, le système par points, auquel il est favorable, aggrave considérablement cette situation.

Avec un système par points, la pension sera calculée sur l’ensemble de la carrière et non sur les meilleures années, ce qui sera nettement moins favorable

Aujourd’hui, la retraite du régime général de la Sécurité sociale est calculée sur la base des 25 meilleures années de salaire, et celle des fonctionnaires sur celui des six derniers mois (le meilleur salaire). Avec un système par points, la pension sera calculée sur l’ensemble de la carrière et non sur les meilleures années, ce qui sera nettement moins favorable, et pénalisera encore plus les salariés les plus précaires, en particulier les femmes. Il ne suffira donc pas de réclamer, comme il le fait, l’augmentation des sommes consacrées aux mécanismes de solidarité pour résoudre ce problème.

Thomas Piketty critique le système par annuités car, nous dit-il, les futurs retraités « n’ont souvent aucune idée des droits à la retraite qu’ils ont accumulés ». Il semble ne pas voir que ce sera encore plus le cas dans un système par points. Dans un régime par annuités, la pension dépend de paramètres a priori connus : nombre d’annuités, taux de remplacement, âge de départ. Le montant de la pension peut donc être calculé à l’avance. Ce n’est pas le cas dans un régime par points où le montant de la pension dépendra de paramètres dont les valeurs évolueront au cours du temps (prix d’achat du point, valeur de service, c’est-à-dire valeur du point permettant de calculer le montant de la pension versée…). En langage technique, on passe d’un régime à prestations définies à un régime à cotisations définies.

Sa seconde critique porte sur le cadeau fait aux super-riches en matière de taux de cotisation, qui passerait à 2,8 % au-dessus du plafond de 120 000 euros de salaire annuel. On ne peut que lui donner raison sur ce point. Mais ce que ne dit pas Thomas Piketty, c’est que les personnes se trouvant dans cette situation sortiraient du système commun sur la partie supérieure à ce seuil et entreraient dans un régime par capitalisation. La porte est ainsi ouverte à un dépérissement progressif de la répartition en baissant simplement petit à petit le plafond retenu, ce qui amènerait un nombre croissant de personnes à recourir à la capitalisation et obérerait les ressources consacrées à la répartition.

Baisse programmée du niveau des pensions

Mais le plus étrange oubli de Thomas Piketty est de faire l’impasse sur le point central du projet gouvernemental, qui tient à une clause peu discutée et pourtant essentielle : il s’agit de figer les dépenses de retraites à leur niveau actuel (14 % du PIB). La part des retraités dans la population augmentant, c’est la baisse du niveau des pensions, déjà commencée avec les « réformes » précédentes, qui est ainsi programmée. La capitalisation deviendrait ainsi dans cette logique un complément indispensable… pour celles et ceux qui en auraient les moyens.

L’intérêt du gouvernement pour un système par points apparaît alors clairement. Il permet de faire baisser le niveau des pensions de façon quasi invisible en jouant simplement sur la valeur du point à l’achat et celle servie au moment du départ à la retraite. Un système par points fait disparaître l’enjeu politique majeur de la répartition de la richesse produite entre personnels actifs et retraités et, au-delà, celui du partage de la valeur ajoutée entre masse salariale (salaires directs et cotisations sociales) et profit, remplacé par un simple ajustement soi-disant technique qui peut être décidé à tout moment par le gouvernement. C’est cette question que le gouvernement ne veut pas discuter, et il est dommage que Thomas Piketty n’en dise mot.

Pierre Khalfa

• Le Monde. Publié le 17 septembre 2019 à 06h15 - Mis à jour le 17 septembre 2019 à 11h55 : https://www.lemonde.fr/idees/articl...

• Pierre Khalfa est économiste, membre d’Attac, coauteur de « Retraites, l’alternative cachée », Editions Syllepse, 2013. Thomas Piketty : « Qu’est-ce qu’une retraite juste ? »

CHRONIQUE. Le gouvernement aura beaucoup de mal à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites s’il ne demande pas un effort significatif aux plus favorisés, estime l’économiste dans sa chronique au « Monde ».

Même si le calendrier reste flou et les modalités incertaines, le gouvernement semble maintenant décidé à se lancer dans une vaste réforme du système de retraites, avec à la clé l’unification des règles actuellement appliquées dans les multiples régimes en vigueur (fonctionnaires, salariés du privé, collectivités locales, indépendants, régimes spéciaux, etc.).

Disons-le clairement : la mise en place d’un système universel est en soi une excellente chose, et une telle réforme n’a que trop tardé en France. Les jeunes générations, et en particulier tous ceux qui ont connu de multiples changements de statut (salariat privé et public, autoentrepreneur, passages par l’étranger, etc.), n’ont souvent aucune idée des droits à la retraite qu’ils ont accumulés. Cette situation produit des incertitudes insupportables et renforce l’anxiété économique, alors même que notre système de retraites est globalement bien financé.

Mais, une fois que l’on a proclamé cet objectif de clarification et d’unification des droits, la vérité est que l’on n’a pas dit grand-chose. Il existe en effet de multiples façons d’unifier les règles. Or rien ne garantit que le pouvoir en place soit en capacité de dégager un consensus viable à ce sujet. Le principe de justice évoqué par le gouvernement paraît simple et plausible : un euro cotisé doit donner lieu aux mêmes droits à la retraite, quels que soient le régime et le niveau de salaire ou de revenu d’activité. Le problème est que ce principe revient à sacraliser les inégalités salariales telles qu’elles existent, y compris lorsqu’elles prennent des proportions abyssales (du travail émietté et sous-payé pour certains, des rémunérations excessives pour d’autres), et à les perpétuer à l’âge de la retraite et de la grande dépendance, ce qui n’a rien de particulièrement « juste ».

Un débat public et citoyen essentiel

Conscient de la difficulté, le projet Delevoye annonce qu’un quart des cotisations continuera d’être consacré à la « solidarité », c’est-à-dire, par exemple, aux bonifications pour enfants et interruptions de carrière ou pour financer une retraite minimale pour les plus bas salaires. La difficulté est que la façon dont ce calcul a été effectué est très contestable. En particulier, cette estimation ignore purement et simplement les inégalités sociales d’espérance de vie. Par exemple, si un salarié modeste passe dix ans à la retraite alors qu’un super-cadre en passe vingt, alors on oublie de prendre en compte qu’une large part des cotisations du premier sert en pratique à financer la retraite du second (ce que la maigre prise en compte de la pénibilité ne suffit nullement à compenser).

Plus généralement, il existe naturellement de multiples paramètres à fixer pour définir ce que l’on considère comme étant la « solidarité ». Les propositions du gouvernement sont respectables, mais elles sont loin d’être les seules possibles. Il est essentiel qu’un vaste débat public et citoyen s’enclenche et que des propositions alternatives émergent. Le projet Delevoye prévoit, par exemple, un taux de remplacement égal à 85 % pour une carrière complète (43 années de cotisations) au niveau du smic. Ce taux tomberait ensuite très rapidement à 70 % à seulement 1,5 smic, avant de se stabiliser à ce niveau précis de 70 % jusqu’à environ 7 smic (120 000 euros de salaire brut annuel). C’est un choix possible, mais il en existe d’autres. On pourrait ainsi imaginer que le taux de remplacement passe graduellement de 85 % au smic à 75 %-80 % autour de 1,5-2 smic, avant de s’abaisser graduellement vers 50 %-60 % aux environs de 5-7 smic.

« Soyons clairs : l’actuel gouvernement a un gros problème avec la notion même de justice sociale »

De même, le projet du gouvernement prévoit un financement du système par une cotisation retraite dont le taux global serait fixé à 28,1 % sur tous les salaires bruts inférieurs à 120 000 euros par an, avant de chuter subitement à seulement 2,8 % au-delà de ce seuil. La justification officielle est que les droits à la retraite dans le nouveau système seront plafonnés à ce niveau de salaire. Le rapport Delevoye va jusqu’à se féliciter que les super-cadres seront néanmoins soumis à cette cotisation déplafonnée de 2,8 %, afin de marquer leur solidarité vis-à-vis du troisième et du quatrième âge.

Hauts salaires et espérances de vie longues

Au passage, on ignore de nouveau que les salaires compris entre 100 000 et 200 000 euros annuels correspondent généralement à de très longues espérances de vie, et bénéficient largement des cotisations acquittées par les salariés modestes à l’espérance de vie plus courte. En tout état de cause, cette contribution de 2,8 % à la solidarité au-delà de 120 000 euros est beaucoup trop faible, surtout s’agissant de niveaux de rémunération dont la légitimité même peut être contestée.

Plus généralement, il est peut-être temps d’abandonner l’idée ancienne selon laquelle la réduction des inégalités devrait être laissée à l’impôt sur le revenu, alors que le système de retraites devrait se contenter de les reproduire. Dans un monde où les salaires mirobolants et les questions de retraite et de dépendance ont pris une importance nouvelle, la norme de justice la plus lisible pourrait être que tous les niveaux de rémunération (y compris les plus élevés) financent les retraites au même taux (même si les pensions sont elles-mêmes plafonnées), tout en laissant à l’impôt sur le revenu le soin d’appliquer des taux plus élevés au sommet de la répartition.

Soyons clairs : l’actuel gouvernement a un gros problème avec la notion même de justice sociale. Comme chacun sait, il a choisi de consacrer d’entrée de jeu d’énormes cadeaux fiscaux aux plus riches (suppression de l’ISF, « flat tax » sur les dividendes et intérêts). S’il ne demande pas aujourd’hui un effort significatif aux plus favorisés, il aura beaucoup de mal à convaincre du bien-fondé de sa réforme des retraites.

Thomas Piketty (Directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Ecole d’économie de Paris)

• Le Monde. Publié le 07 septembre 2019 à 02h47 - Mis à jour le 16 septembre 2019 à 16h51 :

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