Les jihadistes durablement renforcés par l’offensive turque en Syrie

jeudi 24 octobre 2019.
 

L’offensive déclenchée le 9 octobre par la Turquie en Syrie a déjà fait des centaines de morts, dont une centaine de civils, et contraint à l’exode trois cent mille personnes. Le président Erdogan, qui avait déjà décidé l’occupation de l’enclave kurde d’Afin en janvier 2018, s’est assigné cette fois d’ambitieux buts de guerre : la création d’une « zone de sécurité » à la frontière sud de son pays et le transfert dans cette zone d’une partie des 3,6 millions de réfugiés syriens installés en Turquie. Pour l’heure, Bachar al-Assad sort grand vainqueur de cette crise puisque son armée, appelée à la rescousse par les forces kurdes, reprend progressivement le contrôle de leur zone, à commencer par la ville-symbole de Kobané. Mais c’est Daech, pourtant privé d’assise territoriale en Syrie depuis le printemps dernier, qui pourrait le plus profiter du coup de force turc à court et moyen terme.

L’ENJEU DES PRISONNIERS JIHADISTES

J’avais ici-même, en juin dernier, alerté sur « la bombe à retardement des détenus jihadistes en Syrie ». Les Forces démocratiques syriennes (FDS), la milice majoritairement kurde ciblée par l’offensive turque, affirmaient détenir environ 12.000 partisans de Daech, dont 2500 à 3000 étrangers. L’imprécision de ces chiffres était lié au caractère déjà volatil de la situation locale, mais aussi à la possibilité que se réservaient les FDS d’échanger discrètement des prisonniers avec Daech. Seule l’intervention de la chasse américaine avait permis de contenir, en avril 2019, la mutinerie de la prison de Derik, où sont détenus 400 jihadistes, dont une vingtaine de Français.

Il y a tout juste un mois, c’est Abou Bakr al-Baghdadi, le chef et « calife » auto-proclamé de Daech, qui lançait un appel à « forcer les murailles » des « prisons de l’humiliation ». Les signaux se sont depuis multipliés sur la préparation d’évasions collectives et coordonnées, sur le modèle de celles organisées par Daech en Irak, notamment en 2012. L’offensive turque a naturellement accéléré ce travail de sape de Daech, tandis que les FDS ont accrédité des rumeurs d’évasion majeure pour contraindre les Européens à venir à leur secours. Des prisonniers jihadistes se seraient effectivement déjà enfuis, mais de manière base individuelle plutôt que collective. Les Etats-Unis ont pour leur part récupéré la poignée de leurs ressortissants jusqu’alors détenus par les FDS et ils ont enjoint les autres pays occidentaux à rapatrier au plus vite leurs compatriotes.

La France compterait aux mains des FDS quelque 400 ressortissants, dont plus de 300 femmes et enfants dans des camps de fortune, ainsi que 60 à 70 détenus jihadistes. Elle se trouve aujourd’hui prise au piège de ses contradictions : soit elle se résout à un rapatriement qu’elle a longtemps exclu, soit elle obtient de l’Irak le transfert d’une partie au moins de ses détenus, en contrepartie de la non-application de la peine de mort, déjà prononcée à Bagdad à l’encontre de onze jihadistes français. Cette « formule » irakienne, très délicate à mettre en oeuvre, n’est pas non plus de toute sécurité : le jihadiste Peter Cherif, récemment mis en examen pour l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo, s’était… évadé d’une prison irakienne en 2007.

DAECH DANS LE SILLAGE D’ASSAD

En pactisant avec le régime Assad, la branche syrienne du PKK, le Parti des travailleurs du Kurdistan, qui contrôle les FDS, espère à la fois limiter la portée de l’offensive turque et préserver la plus grande part de l’autonomie établie depuis cinq années. Quel que soit le succès de ce double pari, la réinstallation de la dictature et de son appareil répressif dans les régions que les FDS avait reconquises sur Daech ne pourra qu’y encourager le retour de flamme jihadiste. Les FDS ont en effet tout intérêt à se replier sur les zones majoritairement kurdes et à abandonner au régime Assad, à son armée et à sa police, les territoires majoritairement arabes. C’est particulièrement vrai à Rakka, où Baghdadi avait proclamé son « Etat islamique » en 2013, ville détruite à 80% lors de sa libération en 2017, sans que jamais la coalition ni les FDS n’entament une reconstruction digne de ce nom.

Le symbole de Kobané, conquise sur Daech par les FDS en 2015, et livrée par ces mêmes FDS au régime Assad, est déjà fort en soi. Un retournement du même ordre à Rakka fera bientôt de la coalition menée par les Etats-Unis l’instrument de fait de la restauration de la dictature, contre laquelle les populations locales s’étaient soulevées en 2011. D’ores et déjà, la propagande jihadiste martèle que la chute de Daech n’a semé que ruines et désolation et elle appelle à la « vengeance » contre des « libérateurs » présentés comme des « occupants ». Les partisans de Baghdadi, qui se préparaient à une guérilla de basse intensité et de longue durée, ont désormais l’opportunité d’intensifier leur planification, leur recrutement et leurs opérations. Ils n’ont plus qu’à s’engouffrer dans le vide bientôt laissé béant par le repli des FDS, tirant ainsi un profit maximal de l’offensive turque en Syrie.

Il s’agit bel et bien d’un authentique désastre. Un tel désastre, à défaut d’être évité, aurait au moins pu être contenu si, au lieu de miser aveuglément sur une présence durable des Etats-Unis en Syrie, chacun s’était préparé à leur inéluctable retrait, et ce dès les annonces de Trump en décembre 2018.


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