Les discriminations qualifiées « d’ethno-raciales »

samedi 23 novembre 2019.
 

La réalité des discriminations dans notre pays ne fait guère de doute. Et pourtant elles demeurent mal cernées et mal connues. La manière de lutter contre leurs effets délétères est loin de faire consensus, en plus du fait que les valeurs de référence pour cela sont elles-mêmes l’objet de débats vigoureux.

Dans cette contribution je me limiterai à l’une des ces discriminations souvent qualifiée « d’ethno-raciale ». En précisant, pour éviter tout faux débat, que de « races » humaines la biologie ne trouve pas trace. Il s’agit donc de la construction sociale correspondante. D’ailleurs, même le concept « d’ethnie » ne va pas de soi tant celle-ci est pour l’essentiel le résultat d’une construction historique. Mais, dans le cadre limité de cet article, je m’en tiendrai donc au terme « d’ethno-racial ».

L’étude de l’Ined, « Trajectoires et origines », même datant un peu, fait office de référence en la matière. Elle avance un résultat hyper massif : « Ce sont ainsi plus de 90 % des résidents en France métropolitaine âgés de 18 à 50 ans qui considèrent que les discriminations à raison de l’origine ou de la couleur de la peau sont une réalité, et 55 % qu’elles se produisent souvent ». Avec une telle base d’évidence, on se dit que la lutte contre celles-ci devrait faire quasiment l’unanimité. Mais on sait bien que ce n’est pas le cas !

Discriminations directes et indirectes

Déjà, il faut distinguer entre une « discrimination directe », repérable aux atteintes immédiates aux personnes en raison de leur origine, et la « discrimination indirecte », beaucoup plus délicate à cerner, puisqu’elle concerne les conséquences de pratiques qui ne sont pas censées discriminer et qui le font pourtant. On peut retenir le définition suivante : « processus sociopolitique par lequel l’on traite en pratique différemment et inégalement les personnes vues comme membres de groupes moins légitimes ou de moindre qualité sociale et politique » (Dhume et Hamdani, 2013).

Le contrôle au faciès est un exemple parlant du premier type. Les discriminations en ce qui concerne le travail sont elles aussi largement documentées. Un exemple pris parmi de nombreuses études : à diplôme et compétences égaux, l’inégalité de l’accès à l’emploi est la plus forte entre les hommes sans ascendances étrangères et les femmes avec des origines africaines ou du monde arabe : un écart de 21 points entre ces deux catégories !

Et, une fois dans la place, l’affaire n’est pas entendue. Jacques Toubon (2016), Défenseur des droits, avoue un « terrible constat d’échec » sur ce plan. 23,5 % des plaintes venant du privé, et 10 % de celles du public concernent « les origines » comme « source de discrimination ». Mais, dans ce cas comme dans tous les autres, Jacques Toubon confirme que la réponse pénale n’est pas à la hauteur, principalement à cause de la difficulté d’administration de la preuve. Et encore, la France a enfin comblé une partie de son retard en ce qui concerne ses bases juridiques. Il a fallu attendre 2008 pour la transposition en droit français d’une directive européenne concernant les positionnements « apparemment neutres », mais « susceptibles d’entraîner un désavantage particulier ».

La lutte contre les discriminations « indirectes » est donc plus délicate, même si on se doute qu’en réalité, si elles sont moins immédiatement scandaleuses, elles sont probablement de portée plus générale. Leur mise en évidence même ne va pas de soi. La plupart des normes majoritaires ne se donnent pas comme telles, mais comme des « allants de soi ». Elles apparaissent comme normes surtout en cas de rupture desdites normes. C’est alors que l’on découvre que normes il y avait. Ainsi, le détour par la parole des concerné-e-s est inévitable sur le chemin de la mise en évidence des discriminations indirectes.

À mi-distance des discriminations ouvertement racistes (donc illégales, même si elles sont difficiles à prouver) et celles qui peuvent être tellement naturalisées qu’elles en deviennent invisibles, sauf à être mises sur la place publique et analysées comme telles, se trouve le cœur de la question. Celle des discriminations certes indirectes (dont même l’illégalité n’est pas toujours donnée dans l’état actuel du droit), mais qui se trouvent cristallisées dans des pratiques systématiques au centre du fonctionnement d’institutions étatiques, para-étatiques, publiques en général, voire dans l’emploi privé. On passe du plus évident, comme le contrôle au faciès, (évidemment illégal mais dont on ne trouvera pas de trace dans les consignes écrites de la police) à des cas plus masqués, comme le mode d’attribution de logements sociaux sur critères ethniques. Et certaines qui, en général, ne peuvent apparaître comme systématiques qu’après ce qu’on appelle une méthode des résidus. Une fois tenu compte de l’ensemble des critères qui pourraient aboutir à un traitement différent (d’âge, de classe, de genre, d’habitat, de niveau de qualification), il reste souvent « un résidu » qui ne se corrèle qu’à des critères ethniques. La conscience de ces mécanismes peut fort bien exister dans le personnel qui les anime (souvent, la répartition ethnique des logements sociaux obéit à des ordres précis, mais non écrits), parfois moins (le fonctionnement des conseils d’orientation scolaire est souvent critiqué en ce sens), dans tous les cas, ce sont des pratiques portées et ancrées dans des institutions. D’où le nom de racisme institutionnel qui leur correspond.

La vie pratique d’une personne discriminée peut ainsi se heurter au racisme direct (une personne se lève brusquement de son siège dans le métro quand une personne noire prend celui d’à côté) qui peut être d’une brutalité énorme, y compris physique dans les cas extrêmes. Mais ces cas demeurent relativement rares, y compris en conséquence des pratiques d’évitement que l’expérience impose au bout d’un moment. Comme l’autocensure s’installe quant à l’habillement des femmes selon les circonstances. Le racisme institutionnel, lui, est difficilement évitable sur ce mode, et occupe en conséquence une place bien plus importante en touchant en permanence l’ensemble des aspects de la vie.

Son existence saute parfois aux yeux, même à l’esprit le plus sceptique. Mais, en général, le passage par le vécu subjectif est indispensable pour l’atteindre. C’est une donnée générale, qu’a bien mise en évidence le mouvement des femmes. Ce sont elles qui peuvent donner leur véritable sens oppressif aux blagues douteuses, aux remarques sur le physique, à celles sur leur « nature » de femmes.

L’expérience auto-rapportée

Comment donc, sur la base d’auto-déclarations subjectives, est racontée la discrimination ?

L’enquête de l’IDED, « Trajectoires et origines » (2016) est l’une des plus conséquentes sur ce sujet. Voici quelques exemples.

L’étude distingue deux indicateurs, auto-déclarés l’un et l’autre. Le premier indicateur « est construit à partir d’une question directe sur l’expérience d’une discrimination dans les cinq dernières années ». Le second, dit « situationnel », « combine un ensemble de situations observées dans l’éducation, l’emploi, la santé, le logement ou l’accès aux services » et « apporte une estimation bien supérieure à celle de l’indicateur précédent ». Les résultats sont les suivants : « Quel que soit l’indicateur retenu, ce sont en premier lieu les descendants de deux parents immigrés qui déclarent et rencontrent le plus de discriminations. L’indicateur d’expérience détache deux ensembles : les immigrés et les descendants de parents immigrés d’une part et la population majoritaire et les descendants de couple mixte d’autre part. La variation de l’indicateur de situation est en revanche décroissante des descendants de deux parents immigrés aux immigrés puis aux descendants de couple mixte et enfin à la population majoritaire ».

Il faut ici rappeler qu’il s’agit d’une approche du « sentiment de discrimination », c’est ce qui explique que les premiers descendants, revendiquant une égalité pleine et entière, ont une conscience plus aiguë que leurs parents des situations discriminatoires. Ainsi s’explique aussi que l’on n’observe pas de différences dans les déclarations selon les sexes, « Si l’on considère l’importance attestée des inégalités entre hommes et femmes, cette équivalence doit s’interpréter comme une sous-déclaration. Le fait qu’elle se reconduise dans les situations concrètes listées dans le questionnaire montre une nouvelle fois que la domination masculine est plus légitimée dans la société, et de ce fait intériorisée par les hommes comme par les femmes, que ne le sont les inégalités ethno-raciales ».

La distribution des indicateurs par origine détaillée souligne la forte hétérogénéité de l’expérience de la discrimination parmi les immigrés et leurs descendants. « Près de la moitié des originaires d’Afrique subsaharienne se déclarent discriminés. Les originaires du Maghreb et des DOM connaissent également des niveaux de discrimination de deux à trois fois supérieurs à ceux observés pour la population majoritaire, quel que soit l’indicateur retenu. Les originaires de Turquie et d’Asie du Sud-Est apparaissent moins touchés. Les groupes d’origine européenne se situent à des niveaux proches de ceux observés pour la population majoritaire ».

Enfin, l’enquête s’attache à mesurer le sentiment de discrimination lié à la religion. Moins d’un musulman revendiqué sur deux s’estime discriminé à ce titre (et 22 % des juifs, lesquels ne s’estiment discriminés qu’à ce titre d’antisémitisme). Mais, dit l’INED, c’est que la donnée « musulman » se mélange complètement, à la fois dans la population majoritaire et dans celle discriminée à celle de l’origine. « La discrimination ethno-raciale, qui regroupe les motifs origine et couleur de peau, dépasse nettement tous les autres types de discrimination chez les immigrés et descendants de deux parents immigrés… Les musulmans, quant à eux, font davantage l’expérience de la discrimination religieuse, mais ils l’attribuent avant à tout à leur origine et non à leur religion ; celle-ci semble englober à la fois leur culture et leur religion ».

Ainsi s’expliquent (un peu, peut-être) les débats qui déchirent la sphère progressiste sur la place ou non de l’islamophobie comme composante raciste. En réalité (si on s’en tient aux sentiments auto-rapportés), le « fait musulman » (qu’il soit assumé ou/et créé par les islamophobes, évolutif en tous les cas) se mêle inextricablement aux « origines » dans l’expérience de la discrimination.

Du subjectif et de l’objectif

Si le passage par « le vécu » est impératif pour magnifier les discriminations, il n’en reste pas moins subjectif. Et donne lieu, parfois, à de véritables confrontations avec des données plus objectivées. Il en est ainsi des discriminations dans le secteur éducatif. Il est facile de comprendre que, du fait du fonctionnement de la carte scolaire, une zone ghetto du point de vue habitat donnera des écoles ségréguées. Mais si on entre dans le détail et si l’avenir scolaire des populations issues de l’immigration est indéniablement moins brillant que celui de la population majoritaire, est-ce dû pour l’essentiel aux pratiques de discrimination ? Il s’agit, pour l’école, de l’institution où la discrimination « directe » est la moins ressentie. Mais l’indirecte est largement rapportée. Or il s’avère que la question éducative et celle de l’échec scolaire sont particulièrement bien documentées dans les études françaises, sous l’espèce des effets de l’inégalité sociale. L’article de M. Ichou (2015) étudie l’Angleterre et la France et insiste sur le rôle majeur des variables socio-économiques et scolaires : « Dans les deux pays, et pour chaque groupe à divers degrés, la prise en compte des propriétés sociales des élèves et de leur famille telles que mesurées par les « variables de contrôle » réduit sensiblement l’écart scolaire avec les descendants de natifs. C’est un résultat bien connu qui est reproduit ici : le niveau d’éducation des parents, leur profession et les caractéristiques démographiques de la famille ont une influence forte sur les résultats scolaires des élèves et l’inégale distribution de ces propriétés entre descendants d’immigrés et descendants de natifs explique une grande partie des écarts scolaires entre les groupes ». Reste à comprendre d’où vient, dans un système formellement égalitaire comme le nôtre, un tel effet des places sociales. Pour certains, est surtout en cause l’accentuation continue des mêmes options didactiques au cours des réformes successives. Par exemple, la baisse des exigences adressées à des publics considérés comme culturellement déficitaires (sous prétexte d’adaptation). Ou/et (dans les enseignements traditionnels comme dans les « innovants ») la prédominance des « pédagogies invisibles », où les effets de connivence sont forts, et dont le sens et le contenu sont mal captés par les catégories populaires (Beitone et Hemdane, 2016 ; Johsua, 1996).

De quelques débats théoriques

Le débat sur ces questions prend souvent la forme d’une opposition entre modèles, « républicain » d’un côté, « communautaire » de l’autre. Le premier assurant en principe la centralité des individus indépendamment de leur communauté de départ. Le second permettant que la norme « majoritaire » souvent oppressive ne détruise pas la vitalité des normes « subalternes », ainsi que la nécessité de la lutte contre les discriminations elles-mêmes. Mais on ne sache pas que les discriminations soient substantiellement réduites dans un cas ou dans l’autre, même si les impasses rencontrées sont différentes. Plus généralement, il importe à mon sens de ne pas en rester à la fascination post-moderne de l’émiettement sans fin. Je me contente ici de renvoyer à Bensaïd (2007) : « Suivant une ’logique de l’hégémonie’, dans l’articulation entre antiracisme, antisexisme, anticapitalisme, les différents fronts sont censés s’épauler et se renforcer les uns les autres, pour construire une hégémonie... Une ’logique d’autonomie’ (ou de différence) permettrait… à chaque lutte de maintenir sa spécificité, mais c’est au prix d’une nouvelle fermeture entre différents espaces qui tendent à se fermer les uns aux autres…(ici il convient de souligner que l’on peut être discriminé dans un cadre, mais être soi-même oppresseur dans un autre). Pris dans un sens stratégique, le concept d’hégémonie est irréductible à un inventaire ou à une somme d’antagonismes sociaux équivalents. Chez Gramsci, il est un principe de rassemblement des forces autour de la lutte de classes. L’articulation des contradictions autour des rapports de classes n’implique pas pour autant leur classement hiérarchique en contradictions principales et secondaires, pas plus que la subordination de mouvements sociaux autonomes (féministes, écologistes, culturels) à la centralité prolétarienne. (…) mais la construction de convergences dont le capital lui-même est le principe actif, le grand sujet unificateur. »

En revenant au cadre français, on connaît certaines mesures qui seraient sans doute efficaces (le récépissé lors des contrôles, le CV anonyme…). Mais, même en restant dans le cadre historique donné en France, il découle déjà de l’exemple de l’éducation scolaire qu’une meilleure connaissance des discriminations effectives est nécessaire. Pour cela, sous peine de ne même pas savoir où les chercher, la parole et les luttes organisées des premiers concernés est absolument indispensable, et il n’y a pas lieu de s’offusquer si des dispositifs spéciaux permettant cette parole prennent place dans cette optique. Mais, si l’on veut aussi permettre une objectivation des données, alors il faut revenir sur l’interdiction des statistiques « ethniques » qui fait loi dans notre pays. Comment agir sur quelque chose que l’on s’interdit de connaître ? Le motif liant ce refus à la défense du modèle républicain (qui ne connaît en principe que des individus, pas des communautés) est fallacieux ici. Ce modèle admet des statistiques par lieu d’habitation (sans craindre que ce soit automatiquement lié à la revendication bretonnante, par exemple !). Et il permet de distinguer les sexes, sans que pour autant cela conduise à considérer la communauté nationale comme la seule juxtaposition de deux communautés sexuelles. Ces statistiques « ethniques » ne lèveront pas toutes les difficultés (elles n’y parviennent pas non plus dans les pays communautarisés), mais elles en sont la condition.

La deuxième question est celle souvent abordée du « racisme d’État ». Les discriminations s’inscrivent bien dans des pratiques systématiques et dans des institutions. Mais regrouper ceci dans « racisme d’État », c’est passer à côté de ces réalités parfois disparates. Réservons « racisme d’État » à ce qui en relève. Car il existe aussi. Un exemple : les frontières mises au droit de vote pour les étrangers habitant sur notre sol sont bien « d’État ». Jamais, en fait, le suffrage, dans aucun pays, n’a vraiment été « universel », on le sait à propos des femmes naguère. Et le refus de l’accorder à tou-te-s les résident-e-s est de cet ordre. Mais ce que j’ai décrit ci-dessus relève d’autre chose, de ce qu’on peut regrouper sous l’appellation de « racisme structurel » ou « racisme institutionnel ».

Cette question serait purement théorique si elle ne jouxtait une autre, singulièrement importante. Celle qui oppose ce « racisme d’État » à « l’antiracisme à la papa ». Ou le racisme ouvert, de personne à personne, aux discriminations indirectes voire à un « racisme sans racistes » comme disent certains. Or, révoquer « l’antiracisme moral » est une catastrophe. « Le sens commun » dont parle Gramsci est une construction sociale (donc essentiellement venue d’en haut en général, mais aussi d’en bas), historiquement donnée, et manifestant des rapports de force solidifiés. C’est un élément majeur de l’hégémonie. Oui, celle-ci se matérialise dans, et s’appuie sur, des institutions et les pratiques qui leur sont liées. Mais aussi « culturellement », pourrait-on dire. D’une manière basique, « ce qui se fait », « ce qui se dit » légitimement (autrement dit, dans des rapports de force donnés, et à distinguer là de la légalité, de la loi) est décisif à la fois dans la vie courante de tout le monde et dans l’intériorisation éventuelle de la subalternité, comme au contraire des capacités « d’empowerment ». On le voit bien dans « ce qui se dit » sur et « ce qu’on dit aux » filles et garçons, dans la banalité quotidienne, et hors de tout sexisme institutionnel. Une société qui ne considère pas comme malséant de refuser de s’asseoir à côté d’une personne noire, qui ne relève pas comme « inappropriée » une remarque raciste est une société où « le bon sens » va de l’autre côté. Et rend difficile, voire impossible, tous les autres combats. On peut vomir « les bons sentiments » tant qu’on veut. Mais, quand ils sont réellement remplacés par « les mauvais », on mesure le désastre.

Comment se construit « le bon sens » antiraciste, unitaire inévitablement ? C’est, comme pour toutes les questions d’hégémonie, d’une horrible complexité. Mais ne surtout pas balayer d’un revers de main ce qui est le substrat de tous les autres combats. Et aurait-on abouti positivement, ce ne serait que le début, la condition, pour un combat systématique contre toutes les oppressions, y compris évidemment celles ancrées dans les institutions.

Samy Johsua

S. Johsua, « De la lutte contre les discriminations », Les Possibles, n° 19, Hiver 2019. 9 février 2019

• Samy Johsua est professeur en sciences de l’éducation.


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