La forêt aujourd’hui : crise écologique, crise sociale

vendredi 27 décembre 2019.
 

Par Rachel Haller

En cette fin d’année, au moment où les sapins décorent nos intérieurs et nos rues, il est peut-être l’heure d’établir un bilan de santé de la forêt. Sans surprise, celui-ci n’est pas fameux : l’année a été marquée par une dégradation de la situation en Amazonie à la suite de l’élection de Jair Bolsonaro et par de nombreux feux de forêts dans plusieurs régions du monde, mais cette réalité ne doit pas nous faire oublier que près de chez nous aussi, la forêt est en danger. Au-delà de l’enjeu écologique fondamental qu’elle représente, la forêt suscite également un nouvel intérêt et de nouvelles recherches qui montrent combien les arbres regorgent de ressources insoupçonnées et à quel point ils nous sont bénéfiques.

La situation en Amazonie se détériore

Commençons par un peu de géographie. Aujourd’hui les forêts couvrent quatre milliards d’hectares – soit l’équivalent de 30 % de la surface terrestre – mais cette étendue est en train de se réduire, chaque année ce sont 13 millions d’hectares de forêts qui disparaissent, soit un quart de la surface de la France. Parmi les différents types de forêts qui existent (forêts primaires, forêts boréales, forêts tempérées…), celles dont on s’inquiète le plus en ce moment sont les forêts tropicales qui se situent dans trois zones : en Amérique du Sud (avec notamment la forêt amazonienne), en Afrique (avec la forêt du bassin du Congo) et en Asie du Sud-Est. L’Amazonie (la plus étendue des forêts tropicales) a subi cette année une forte augmentation de la déforestation : celle-ci a atteint près de 9000 km² depuis janvier 2019 et l’arrivée de Jair Bolsonaro au pouvoir, ce qui représente près du double par rapport à la même période l’année précédente1. La raison de cette déforestation est bien connue : il s’agit de l’agriculture industrielle. Le Brésil est le premier exportateur de grains (il s’agit majoritairement de soja OGM) et de viande bovine et l’agriculture industrielle est responsable à elle seule d’à peu près 40 % de la déforestation mondiale (les autres causes sont l’agriculture de subsistance locale, les infrastructures, l’expansion urbaine et l’extraction minière). Les entreprises françaises et européennes ont une part de responsabilité dans ce phénomène. En effet, interpellées depuis plusieurs années par des associations comme Greenpeace, elles n’ont pas tenu leurs engagements sur le contrôle de leur approvisionnement en matières premières. Résultat : l’ « empreinte forêt moyenne » d’un Français est de 352 m², ce qui signifie que la consommation d’un Français engendre en moyenne la déforestation de deux terrains de tennis par an2. Or, la déforestation a des conséquences dramatiques : pour le climat car les forêts sont des puits de carbone, pour la biodiversité qui est menacée par la réduction et la dégradation d’écosystèmes (l’Amazonie abriterait à elle seule 10 % de la biodiversité mondiale) et également pour les peuples autochtones (200 millions de personnes dans le monde vivent au sein des forêts). La violence envers ces peuples a encore augmenté récemment comme le prouve le récent meurtre de Paulo Paulino Guajajara, un défenseur de la forêt amazonienne assassiné par des bûcherons en octobre dernier.

Le fléau des feux de forêt

En 2010, de nombreux feux ont également ravagé les forêts dont certains, tels ceux en Australie et en Amazonie, ont fait la une des journaux. Les scientifiques du Service pour la surveillance de l’atmosphère de Copernicus viennent de confirmer que l’année 2019 a été une année exceptionnellement active ; ils s’inquiètent notamment des feux à l’ampleur et la durée exceptionnelle dans les cercles Boréal et Arctique et soulignent que « les feux de forêt peuvent être responsables d’une pollution atmosphérique beaucoup plus importante que les émissions industrielles et produire une combinaison de particules, de monoxyde de carbone et d’autres polluants qui peuvent être dangereux pour la santé de toute vie sur la planète »3. Citons à ce propos ce chiffre qui donne une bonne idée des conséquences catastrophiques des feux de forêts : en 2015 les feux en Indonésie ont rejeté en cinq mois autant de CO2 que la France en cinq ans. En outre, avec le dérèglement climatique, les feux sont plus fréquents et également plus incontrôlables, ils deviennent des « mégafeux »4. La Californie a particulièrement été touchée par ces incendies destructeurs : sept des dix feux les plus destructeurs dans cet État se sont produits dans la dernière décennie. En 2018 le mégafeu Camp Fire a provoqué la mort de 86 personnes et 16 milliards de dollars de dégâts. Il y a trois mois, les flammes étaient déjà de retour : l’état d’urgence a été déclaré et 180 000 personnes ont reçu l’ordre d’évacuer. En plus de cela, la société Pacific Gaz & Electricity (PG&E, dont la vétusté des câbles électriques avaient causé le départ d’un incendie l’année dernière) a par mesure de précaution coupé le courant à plus de deux millions de personnes pendant plusieurs jours, mettant dans une situation difficile les personnes les plus pauvres et les plus fragiles.

Les forêts françaises souffrent aussi

En France aussi le risque d’incendie s’accroît car nos forêts sont également fragilisées par les monocultures et les nuisibles. En ce qui concerne la situation française, commençons par dire que contrairement à ce que l’on pourrait penser, les forêts se sont étendues depuis le début du XIXe siècle : la superficie sylvicole a gagné 50 000 km² depuis la Seconde Guerre mondiale, soit une superficie plus grande que la Suisse. L’image d’une « Gaule chevelue », couverte de forêts au Moyen Âge, a été largement contredite par la recherche historique5. Cependant, si la quantité de forêt sur le territoire s’est accru, sa qualité ne cesse de se dégrader : certains massifs forestiers souffrent de « malforestation ». Plusieurs initiatives ont récemment tenté de mettre en lumière cette situation : le 17 novembre dernier, une manifestation contre les coupes rases dans le Morvan a rassemblé 500 personnes6. Cette pratique, qui consiste à abattre tous les arbres d’une exploitation forestière en même temps, laissant le sol à nu, est symptomatique de l’industrialisation de la forêt française. Comme l’a montré le journaliste Gaspard d’Allens dans son enquête Main basse sur nos forêts7, certaines forêts françaises sont en train de se métamorphoser en champs d’arbres et plus précisément en champs de pin Douglas. Cette essence résineuse venue des forêts nord américaines et utilisée comme bois de construction tend à remplacer nos traditionnels feuillus. Actuellement dans le Limousin, neuf plants sur dix sont des plants de Douglas. Ces monocultures forestières souffrent de maux comparables à l’agriculture industrielle : utilisation d’herbicides (ce qui, entre autres, met en péril l’apiculture et plus généralement la biodiversité) et mécanisation croissante (ce qui contribue à abîmer la forêt) qui ont notamment pour effet de polluer les rivières et d’acidifier les sols. À cause d’une vision capitaliste de la forêt et d’une obsession de la rentabilité (il faut préciser que 3/4 des forêts françaises sont gérées par des acteurs privés, Axa détient par exemple l’équivalent de la forêt de Fontainebleau), ces pins Douglas sont coupés à 35 ans – alors qu’ils peuvent aisément atteindre 300 ans –, or, à cet âge-là, ils ne sont pas encore arrivés à maturité et n’ont pas eu le temps de redonner aux sols ce qu’ils y ont puisé… Cette monoculture favorise également le ravage des insectes comme les scolytes qui ont causé le dépérissement de deux millions d’arbres dans l’Est de la France cette année. Pourtant, des pratiques plus vertueuses, comme le bûcheronnage traditionnel ou le débardage à cheval existent, mais elles sont en train de disparaître en raison de la pression sur les salaires des ouvriers de la forêt, poussés à couper toujours plus pour moins cher. Le secteur souffre d’ailleurs également de la présence de travailleurs détachés venus de Pologne et de Roumanie8. Globalement, la filière entière est sinistrée. Alors que la France comptait 15 000 scieries en 1945, elles ne sont plus que 1400 aujourd’hui et cela risque de s’aggraver encore, car elles ont de plus en plus de mal à se fournir : 10 à 15 % de la production (en particulier les chênes) part à l’étranger en Chine notamment pour revenir en France sous forme de produits finis. Et quand le bois est exploité en France, il ne l’est pas toujours de la meilleure des manières. En effet, beaucoup de ces pins Douglas finissent en palettes ou en sapins de Noël, soit un usage « bas de gamme » de ce produit noble. Heureusement, de nombreuses associations luttent actuellement pour défendre une sylviculture plus respectueuse de l’environnement ainsi que des paysages et de nouvelles initiatives émergent. L’association Faîtes et racines a déjà réuni la somme de 50 000 euros pour procéder à l’achat de parcelles forestières avec une propriété collective afin de les extraire de cette logique industrielle9 et le Réseau pour les Alternatives forestières vient de sortir un guide Agir ensemble en forêt.

Les syndicats de l’ONF tirent l’alarme

Du côté des pouvoirs publics, la situation n’est guère réjouissante. Le gouvernement Macron est tout simplement en train de démanteler l’Office national des forêts (ONF) où règne déjà un profond malaise social : 48 suicides d’agents (sur 9000 personnes, alors qu’ils étaient encore 15 000 en 1985) ont été recensés depuis 200510. Avec la chute du cours du bois (encore aggravée récemment par l’arrivée sur le marché du bois coupé à cause des ravages des insectes), le modèle économique de l’ONF est devenu de plus en plus fragile. Comme à France Telecom ou à la Poste, le service public a commencé il y a vingt ans à se plier à l’impératif de rentabilité et au marché. D’après Philippe Berger, le président du syndicat SNUPFEN-Solidaires, « après la tempête de 1999, les agents étaient complètement assommés. La direction a profité de ce moment de traumatisme pour lancer sa réforme », un procédé qui n’est pas sans rappeler « la stratégie du choc » décrite par Naomi Klein. Au menu : réorganisation du travail, baisse des effectifs… Plusieurs rapports ont depuis alerté sur cette souffrance au travail, aggravée par une « souffrance éthique », les gardes forestiers sous pression se voient obligés d’appliquer des décisions qu’ils estiment contraire à l’intérêt des forêts qu’ils sont censés protéger. L’horizon ne semble pas prêt de se dégager pour les agents de l’institution : en 2019, 460 postes ont été fermés, soit 5 % des effectifs11 ! Face à cette situation, les syndicats restent actuellement mobilisés pour la défense d’un service public forestier, on assiste d’ailleurs à une structuration du mouvement contre l’industrialisation des forêts françaises. Les syndicats et associations se sont en effet regroupés dans le collectif SOS Forêt12 qui a organisé en octobre des Assises de la forêt pour élaborer des propositions en faveur d’une gestion alternative de la forêt. Celles-ci devraient alimenter une proposition de loi citoyenne portée par Mathilde Panot qui a lancé une commission d’enquête baptisée « Forêt bien commun ». En tout cas, la bataille politique est favorisée par l’engouement actuel en faveur des arbres qui crée de nouvelles convergences entre syndicalistes, écologistes et opposants aux grands projets inutiles.

Les arbres ont encore beaucoup à nous apprendre

La prise de conscience collective de la complexité des arbres et de leur importance a récemment connu un bond significatif porté par quelques livres et documentaires au premier rang desquels l’ouvrage La vie secrète des arbres, écrit par le forestier allemand Peter Wohlleben, qui se serait vendu à plus de 250 000 exemplaires en France. Dans ce livre, on apprend notamment que les arbres communiquent entre eux, via leurs racines, et s’entraident en échangeant de la nourriture (en particulier en direction des individus les plus jeunes), contredisant ainsi l’idée répandue selon laquelle il faudrait faire de la place autour d’un arbre pour l’aider à grandir. En milieu urbain, l’arbre est également devenu le nouvel allié pour faire face aux problèmes de pollution de l’air, d’érosion des sols et de pics de chaleur. Mais outre ce rôle fondamental, de plus en plus d’études assurent qu’ils sont également bienfaisants pour les êtres humains. Ainsi, quelques études tendent à montrer que la présence des arbres en villes atténue la criminalité13. Dès 1994, deux chercheurs japonais avaient mis en évidence un lien entre temps passé en forêt et effets sur la santé : baisse de la tension artérielle, de l’anxiété et du stress… Roger Ulrich de l’université A&M du Texas, qui étudie le comportement humain, a également observé que les patients guérissent plus vite quand leur chambre donne sur un espace vert. Ces derniers souffrent moins de nausées et prennent moins d’analgésiques. De manière plus ésotérique, on constate aussi dans nos sociétés occidentales en mal de nature un retour en force du chamanisme et des druides. Même l’art contemporain se fait l’écho de ce nouveau lien intime avec les arbres comme pourront aller le constater les curieux à l’exposition « Nous les Arbres » visible jusqu’au 5 janvier à la Fondation Cartier pour l’art contemporain.

Finalement, la forêt, comme l’agriculture, est aujourd’hui à la croisée des chemins et nous devons nous mobiliser pour préserver cette ressource inestimable, indispensable à la lutte contre le réchauffement climatique. On peut poursuivre le parallèle avec l’agriculture biologique : la situation actuelle nous pousse à changer de modèle sylvicole, à inventer peut-être demain de nouvelles forêts à l’intérieur des villes, mais surtout à réactiver des savoirs anciens et traditionnels en ce qui concerne l’entretien des forêts. Tout comme la perte inestimable de la forêt de Notre-Dame de Paris, certaines forêts brûlées aujourd’hui ne pourront jamais être reconstituées. Il est donc urgent de mener ce combat écologique, qui comme nous l’avons montré, est aussi un combat social.

NOTES

1 Chiffres tirés de l’article du Monde du 14/12/2019 : « La déforestation en Amazonie brésilienne a plus que doublé en un an » [en ligne].

2 Voir à ce sujet le rapport de WWF France « Déforestation importée, arrêtons de scier la branche ! », 2018 [en ligne].

3 Voir le communiqué du 12/12/2019 « Copernicus : rétrospective d’une année de feux en forêts » [en ligne].

4 La philosophe Joëlle Zask vient de sortir un ouvrage sur ce phénomène : Quand la forêt brûle. Penser la nouvelle catastrophe écologique, Premier Parallèle, 208 pages. Lire à ce sujet l’entretien au Monde « Les “mégafeux” sont l’effet et la cause du réchauffement climatique », 7/12/2019 [en ligne].

5 Voir à ce propos la dernière synthèse sur le sujet : La forêt au Moyen Âge, sous la direction de Sylvie Bépoix et Hervé Richard, Les Belles lettres, 2019, 424 p.

6 « Dans le Morvan, une manifestation pour « poser la question du futur » des forêts », Lucas Martin-Brodzicki, Libération, 17/12/2019 [en ligne].

7 Main basse sur nos forêts, Gaspard d’Allens, Seuil, 2019, 176 p.

8 Voir « L’industrialisation de la forêt maltraite aussi les hommes », Déborah Berthier, Reporterre, 16/01/2019 [en ligne].

9 Pour contribuer à ce projet, la page Helloasso : https://www.helloasso.com/associati....

10 Pour en savoir plus, écouter « Industrialisation, sécheresse, souffrance au travail : la forêt française en crise », Secrets d’info, France Inter, 12/10/2019, 35 min.

11 Pour plus d’informations : « Forêts publiques : l’État réfléchit au démantèlement de l’ONF », Gaspard d’Allens, Reporterre, 5/06/2019 [en ligne].

12 Pour en savoir plus : sosforetfrance.org.

13 Voir à ce propos : « Urbanisme. Plus d’arbres, moins de crimes », Courrier international, 25/06/2019 [en ligne].


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