Burkina Faso 2014 : introduction à « L’insurrection inachevée »

samedi 11 janvier 2020.
 

Bruno Jaffré, Introduction, L’insurrection inachevée, Burkina Faso 2014, Syllepse, 316 pages, 20 euros.

Les peuples d’Afrique grondent, se battent, se soulèvent, se révoltent, s’insurgent, s’engagent, créent, se mobilisent. Ils réclament leur indépendance, leur liberté. On ne dira jamais assez combien ce continent a d’avenir, d’espoir, de qualités humaines et de richesses dans son sous-sol. Que serait-il devenu, s’il avait été maître de son destin, libéré de toutes les pressions extérieures de ceux qui ont peur de perdre l’accès aux matières premières bon marché, aux marchés porteurs, en premier lieu les puissances occidentales, la France en particulier.

Alors que nous finalisons cet ouvrage, deux formidables soulèvements populaires massifs durent depuis de nombreuses semaines au Soudan et en Algérie. Deux magnifiques insurrections pacifiques, inventives, dans deux pays à l’histoire riche en révoltes populaires. Si aucune issue ne se profile en Algérie, alors que nous bouclons cet ouvrage, au Soudan, l’armée et les leaders de l’insurrection viennent de signer un accord pour la mise en place d’une transition qui semble avoir des points ­communs avec celui mis au point en 2014 au Burkina.

Les insurrections sont les expressions sublimées de ces peuples qui bouillonnent qui, parfois par découragement, semblent abandonner pour, tout à coup, se réveiller sans que rien ne puisse les arrêter. Ce sont elles qui redonnent espoir, surtout celles que rien ne semble pouvoir arrêter. Tunisie, Égypte, Libye, Madagascar, Syrie, et au sud du Sahara au Togo, Cameroun, Mali, Zimbabwe, Guinée et Burkina Faso… Les peuples se lèvent contre les dictateurs, l’absence de démocratie, n’en peuvent plus d’assister au spectacle de dirigeants corrompus qui s’enrichissent sur leur dos. Les destins de ces mouvements sont divers, parfois tragiques, quelquefois suivis de succès, malheureusement le plus souvent limités.

Les insurrections ou soulèvements d’Afrique francophones sont finalement peu documentés. Qui en sont donc les acteurs, les leaders ? Où ces populations trouvent-elles les ressources pour continuer à se lever contre la gabegie de leurs dirigeants, et quelles leçons en tirer ? Les forces de progrès doivent se saisir des expériences des autres pour rebondir.

L’insurrection du Burkina nous a semblée exemplaire. Pas pour les progrès qu’elle a générés, réels mais insuffisants. Elle est exemplaire par la capacité des insurgés, et de certains leaders, forts d’une importante culture politique, à faire face aux pièges qui leur étaient tendus, et à dépasser les difficultés avec intelligence, finesse, ténacité et créativité. C’est ce que nous allons nous efforcer de montrer dans cet ouvrage.

Nous commencerons le livre par un retour utile sur l’histoire, depuis l’indépendance. L’histoire ne détermine pas le présent et le futur, mais elle permet en partie de l’expliquer, de comprendre les références, conscientes ou non, des protagonistes qui écrivent le présent. Une première insurrection, pacifique, a déjà eu lieu en 1966 en Haute-Volta, et déjà le peuple de Ouagadougou appelait de ses vœux l’armée au pouvoir. Déjà les syndicats en étaient les acteurs principaux et déjà encore, ils étaient dirigés par des militants membres de partis politiques.

L’autre grande référence, c’est la Révolution, dirigée par Thomas Sankara de 1983 à 1987. Le pays a alors fait un immense bond en avant. Non, la misère, le désespoir, la gabegie des dirigeants ne sont pas des fatalités. Oui, les Burkinabè sont capables d’inventer leur propre modèle de développement, de se mettre au travail pour construire un pays où il fait bon vivre, pour peu qu’ils soient convaincus et bien dirigés. Il y a donc moyen de sortir le pays du sous-développement, et mettre fin à la corruption. De cette période datent les mots d’ordre tant repris pendant l’insurrection, « La Patrie ou la mort nous vaincrons » et « L’esclave qui n’est pas capable de se révolter ne mérite pas que l’on s’apitoie sur son sort ».

À côté de Thomas Sankara, une autre figure de l’histoire moderne, le journaliste Norbert Zongo, a été hissé au rang de héros. Assassiné par les hommes du RSP (Régiment de sécurité présidentielle), à la solde de Blaise Compaoré et de son frère, il demeure un modèle de lutte et de sacrifice. Tous les deux ont inspiré la révolte, et lui ont fourni l’énergie nécessaire pour faire tomber les murs.

Nous avons donc remonté le temps, raconté l’émergence de la résistance à la dictature, dans des conditions difficiles, mais comme le début d’une vague qui va grossir avec le temps, que rien n’arrêtera lorsqu’elle aura la force de venir à bout de tous les obstacles, mis sur son chemin vers la liberté. Blaise Compaoré, isolé dans sa tour d’ivoire, présomptueux, incapable de sentir la réalité d’un pays qui n’en pouvait plus de supporter les injustices, pendant qu’il se gavait de richesses malhonnêtement accumulées. Et mal conseillé, aveuglé par tant d’années au pouvoir il n’a pas compris que son temps était compté. Au lieu de démissionner, ce qui aurait fait de lui un héros démocrate aux yeux d’une partie de la population, il a cru bon de provoquer son peuple une dernière fois, en tentant de modifier la Constitution pour obtenir un mandat de plus au pouvoir.

Les forces accumulées de nombreuses années, et renforcées par d’immenses manifestations à partir de juin 2013, se sont alors déversées en deux jours sur les symboles d’un pouvoir honni, venant à bout des forces de l’ordre peu motivées et complètement débordées. Blaise Compaoré a dû s’enfuir, lui qui se croyait invincible. Et la France, qui lui devait tant, s’est déconsidérée une fois de plus, démontrant la persistance de la Françafrique, en envoyant ses troupes d’élite pour l’exfiltrer « pour des raisons humanitaires » !

Ces journées de l’insurrection, nous avons voulu les raconter en détail, de même que la mise en place de la Transition. Nous rapportons des extraits d’interviews de plusieurs protagonistes de ces journées mémorables. Nous avons simplement tenté, honnêtement, d’en rendre compte. Bien sûr, chacun cherche à tirer la couverture à soi et nous ne sommes pas en mesure de jouer les arbitres.

Mais nous voulons ici affirmer ce qui est essentiel. C’est la réunion de toutes ces forces, d’origines diverses, qui a pu venir à bout de ce régime. C’est ce qu’il faut retenir.

La mise en place de la Transition a été difficile, répétons-le encore car le terrain était miné. Pourquoi ?

Dans de telles situations, en Afrique l’armée est quasiment incontournable. On le voit au Soudan et en Algérie, en 2019. Elle détient la force des armes, montre une certaine unité apparente, due à la hiérarchie militaire qui impose obéissance aux plus gradés, sauf en des moments particuliers, comme lors de la Révolution burkinabè. Mais il existe aussi des contradictions en interne, des ambitions retenues, des injustices, des jalousies. Et les militaires ont aussi des positions politiques. Les règles veulent qu’elles soient tues et que l’armée reste neutre. Mais souvent il n’en est rien. Dans les crises, des contradictions latentes peuvent éclater au grand jour, et des insurgés peuvent en tirer parti.

En 2014, au Burkina, l’armée est en crise. D’importantes mutineries ont éclaté les années précédentes, pour dénoncer les détournements des officiers supérieurs.

Les militaires sont scindés en deux groupes. D’une part l’armée, dirigée par un état-major mis en place par Blaise Compaoré, qu’il a choisi et qui lui est redevable. Lui-même étant militaire, il connaît son monde. Et d’autre part, le RSP (Régiment de sécurité présidentielle), en­tiè­rement dévoué à Blaise Compaoré et à son frère, quelque 1 400 hommes bien entraînés, armés et favorisés, dont les dérives et exactions restent impunies.

Les officiers du RSP n’obéissent pas à l’état-major général, et possèdent leurs propres chefs. Nous en rendrons compte. Cette situation a permis l’émergence d’un officier du RSP ambitieux, le lieutenant-colonel Isaac Zida, que les insurgés ne connaissaient pas. Il a habilement joué de l’ambiguïté d’une situation : l’état-major le connaissait, et a cru qu’il représentait le général Diendéré, alors que ce dernier se consacrait entièrement à la préparation du départ de Blaise Compaoré.

Profitant du flottement des suites de l’insurrection et de cette ambiguïté, il a pu manœuvrer pour finalement accéder au poste de Président puis de Premier ministre. Mais il n’était pas soutenu par l’état-major, et encore moins par le RSP qui n’a eu de cesse de le déstabiliser, sans parler des divisions créées au sein de la société civile. Cette situation instable n’a pas tardé à entraîner une succession de crises. Et lorsqu’a éclaté le coup d’État contre la Transition, il n’a guère reçu le soutien de l’état-major, resté spectateur de l’évolution de la situation.

Par contre, la crise de l’armée a révélé d’autres groupes en son sein, qui sont finalement venus au secours de la population qui avait engagé une formidable résistance que nous raconterons aussi en détail.

Si l’armée est un acteur essentiel dans de telles situations historiques, pour le Burkina, les contradictions internes, relativement complexes ont donc finalement servi la Transition, même s’il a fallu plusieurs mois pour que la situation mûrisse et permette un dénouement heureux. Rien n’était joué d’avance, ce qui donnait beaucoup d’importance aux jeux des acteurs qu’ont été pour l’essentiel l’armée, la société civile, les partis politiques et le peuple. C’est tout l’intérêt de raconter en détail le déroulement des évènements et de les analyser.

Les partis politiques, nous nous y attarderons, s’ils ont joué un rôle moteur dans l’organisation des premières manifestations contre le pouvoir en 2013, ont fait piètre figure au moment où il fallait faire preuve d’intelligence politique et d’esprit de décision. Nous rendrons compte de leurs atermoiements, de leur opportunisme, tout en expliquant que tous ne devraient pas être mis à la même enseigne. Ainsi plusieurs d’entre eux, et le chef de l’opposition lui-même, Zéphirin Diabré, n’avaient pas prévu la démission de Blaise Compaoré, devant laquelle ils se sont trouvés surpris et incapables d’une quelconque initiative politique, alors qu’on attendait d’eux qu’ils choisissent un Président parmi eux, ce qu’ils ont été incapables de faire.

La société civile est souvent mise en avant comme la panacée, la compo­sante de la société par qui tout doit arriver. Mais au Burkina comme ailleurs, elle est porteuse d’une multitude d’ambiguïtés, la première étant qu’elle est le champ de manœuvres rêvé des partis politiques, pour toutes sortes de manipulations. Le terme de « société civile » est d’ailleurs trop générique pour désigner une réalité aussi diversifiée.

Elle serait plus crédible car non partisane, au sens d’affiliation ou d’allégeance à des partis politiques ? Au Burkina, au moins pour un certain nombre d’OSC (Organisations de la société civile), il n’en est rien bien sûr, et nous le montrerons en en racontant leurs histoires respectives. Heureusement, d’autres sont très attentives à leur indépendance. Mais c’est aussi de la société civile qu’ont émergé quelques leaders remarquables de l’insurrection, qui ont su prendre les initiatives adéquates pour aller de l’avant, dans des situations pourtant éminemment complexes.

En réalité, cette dispersion des OCS, les combats internes des unes contre les autres, les ambitions personnelles, et les manipulations du MPP (Mouvement du peuple pour le progrès) les ont affaiblies face à l’armée. Il a fallu toute l’intelligence politique de quelques-uns pour déjouer les pièges tendus, dépasser les querelles et parvenir à instituer un cadre de travail, finalement porteur de solutions pour mettre en place la Transition.

La Transition s’est finalement révélée une période très positive. Elle a d’abord mis en place une solution originale pour rétablir la Constitution tout en instituant, contre l’avis des militaires, un véritable parlement, le CNT (Conseil national de transition). Certains leaders de la société civile s’y sont investis sans compter, pendant que la plupart des partis politiques s’en désintéressaient au profit de la préparation des élections, finalement leur seul objectif. Elle a permis l’adoption de lois progressistes, et fait un travail prospectif concrétisé par le rapport de la Commission des réformes et de la réconciliation nationale, pour poursuivre le changement vers une société plus juste, plus démocratique après les élections.

C’est en analysant toutes ces difficultés que nous nous permettons d’affirmer qu’elle a été exemplaire. Bien sûr les progrès, certes réels, restèrent limités, mais son exemplarité tient, non pas à ses acquis et surtout pas au retour d’anciens proches de Blaise Compaoré au pouvoir, mais par l’issue et la méthode pour y arriver dans une situation complexe­, et finalement fragile. En réalité, elle a atteint le maximum des possibles face à la situation objective des rapports des forces, lorsqu’a éclaté l’insurrection en 2014.

Bruno Jaffré

Pour commander « L’insurrection inachevée, Burkina Faso 2014 » aux Editions Syllepse :

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