Comment le monde du travail peut-il envisager l’avenir ? Inventer un autre avenir ? - Introduction au livre collectif « N’attendons pas la fin du monde »

lundi 20 janvier 2020.
 

Introduction à Christian Laval et Francis Vergne (coord.) : N’attendons pas la fin du monde. Alternatives et mouvement social, Institut de recherches de la FSU, Editions Syllepse, Paris 2019, 256 pages, 9 euros [1].

« L’impossible d’aujourd’hui, c’est le possible de demain », Henri Lefebvre.

Comment le monde du travail peut-il envisager l’avenir ? Mieux, comment peut-il inventer un autre avenir que celui que lui promet le néolibéralisme ? Voilà la question que nous voulons poser dans cet ouvrage. Un grand projet historique a traversé et nourri deux siècles de mouvement ouvrier et syndical : celui de l’émancipation du salariat et du travail. Est-il toujours d’actualité et quelle signification lui donner en ce début du 21e siècle ? Élargir le champ des possibles en cherchant à repérer ce qui peut ouvrir des voies nouvelles demeure aujourd’hui l’une des tâches majeures du mouvement social comme elle l’est pour les sciences sociales et la philosophie [1]. En ces temps de triomphe bruyant et d’imposition brutale de l’ordre néolibéral, une telle ambition peut sembler démesurée. L’objection principale est connue et répétée à l’envi depuis des décennies : « There is no alternative ». Pourtant, les pratiques répressives mises en œuvre depuis Margaret Thatcher et ses nombreux successeurs contredisent ce discours. Car s’il n’y avait pas d’alternative pourquoi tant s’acharner à détruire toute tentative de résistance, comme on l’a vu avec la brutale répression du mouvement des Gilets jaunes, et toute invention d’autres manières de vivre et de travailler ? Pourquoi recourir comme cela s’est fait à Notre-Dame-des-Landes à la violence policière pour éradiquer des façons de produire, de consommer et d’échanger fondées sur le droit d’usage plutôt que sur la logique propriétaire ou étatique ? Pourquoi balayer d’un revers de main et refuser de discuter des contre-plans syndicaux présentés par les cheminot·es, par les personnels hospitaliers et les enseignant·es pour qui les transports publics, l’hôpital ou l’école et l’université ne sauraient être des « entreprises comme les autres » ? Pourquoi tant d’obstacles juridiques et financiers à la reprise d’entreprises sous forme de Scop par les salarié·es ? Ce que révèlent les dispositifs répressifs et les discours fatalistes du néolibéralisme, c’est d’abord que les luttes du monde du travail contre l’exploitation et la domination du capital ne sont pas finies, et c’est ensuite qu’il existe bel et bien des alternatives qui méritent d’être connues et défendues.

Reconnaissons cependant que les difficultés à inventer un autre avenir ne sont pas exclusivement dues à la puissance de nos adversaires. Pèse sur le monde du travail le sinistre bilan des réalisations dites « socialistes » du siècle passé et des courants qui les ont encouragées et justifiées. Mais joue aussi le poids des défaites cumulées depuis des décennies. Il est démoralisant d’avoir à se battre le dos au mur pour retarder l’application de contre-réformes néolibérales qui finissent, pour beaucoup, par s’imposer. Un même scénario se répète qui laisse les organisations du salariat réduites à réagir avec retard et peu d’efficacité aux lois qui détricotent toujours un peu plus les conquêtes sociales et les compromis d’antan comme elles affaiblissent les services publics. L’aspiration à une convergence des luttes est souvent évoquée. Mais pour légitime qu’elle soit, elle ne peut à elle seule constituer le sésame permettant d’inverser la situation. Converger vers quoi et pour aller où ? Comment articuler résistances et alternatives ? Telle est sans doute la question décisive qui se pose aux mouvements sociaux.

Il est donc urgent et nécessaire de mettre en perspective des expériences et des propositions propres à nourrir une « politique de l’espérance » et de mettre en mouvement l’imagination sociale et écologique à partir des luttes du présent. « Ouvrir des possibles » comme autant de brèches dans l’ordre des choses, c’est-à-dire dans la structure de la domination quotidienne, nécessite de convoquer l’« impossible » dans le présent. Edgar Quinet avait eu cette belle phrase à propos de la Révolution française en écrivant qu’elle avait su « ramener sur terre la foi à l’impossible [2] ». Ce que les murs de 68 ont répété : « Soyez réalistes, demandez l’impossible »…

Dès lors que se sont écroulés les mondes qui avaient usurpé les mots de socialisme et de communisme, y a-t-il encore place pour un projet d’émancipation du travail ? Quel sens concret peut avoir cette expression dans le cadre des nouvelles formes du capitalisme ? Et au moment où se profile un changement climatique majeur aux conséquences encore difficiles à imaginer mais très certainement dramatiques, ce projet est-il encore d’actualité ? Les propositions et les débats ne manquent pas dans le mouvement social, même si un projet global de transformation du monde du travail a encore du mal à émerger. Quelles sont les forces sociales, les formes de mobilisation, les pratiques alternatives et les propositions même les plus utopiques qui peuvent aujourd’hui soutenir un nouveau projet émancipateur ? Le rôle du syndicalisme intégral dans l’invention de l’avenir

Nous ne pouvons qu’agréer la remarque de Stéphane Sirot : « Les syndicats ne doivent plus avoir peur de produire de l’utopie, sinon le patronat est le seul fournisseur d’utopie ! [3] » N’a-t-on pas vu se développer à une très grande rapidité ces dernières décennies de gigantesques utopies capitalistes qui en connectant des milliards d’individus faisaient des informations recueillies sur chacun d’eux des sources d’accumulation considérables ? Et que penser de l’essor de cette illusoire émancipation promise par le néolibéralisme avec l’auto-entrepreneuriat généralisé ?

Le syndicat a pour objet l’action revendicative quotidienne en faveur des travailleurs. Mais comment lutter au quotidien si l’horizon des possibles est encombré d’obstacles qui paraissent insurmontables, de hauts murs qui semblent infranchissables ? Ce problème était clairement posé dès l’époque du syndicalisme révolutionnaire de la CGT. C’était bien d’ailleurs le sens de la Charte d’Amiens, au 9e congrès de la CGT en octobre 1906, quand il était question de la « double besogne » du syndicalisme : défense du quotidien, préparation de l’avenir. Cette préparation de l’avenir, autrement dit l’« émancipation intégrale » des travailleurs par les travailleurs eux-mêmes, était une projection qui supposait la mobilisation d’un imaginaire partagé, celui précisément d’une société qui se ressaisit par l’association des producteurs et productrices de sa force collective, selon la définition du socialisme originel.

Pourtant, cet imaginaire qui soutient le projet d’émancipation est toujours menacé par cet engluement dans le quotidien et le présent. C’était déjà, il faut le rappeler, la critique que pouvait adresser Marx à un syndicalisme fondamentalement conservateur, qui oubliait la perspective de long terme. Pour Marx, un syndicat a toujours tendance à escamoter le but lointain tant il est enserré dans le cadre des institutions étatiques et capitalistes existantes qui le transforment plus qu’il n’est capable de les transformer. Dans Salaires, prix et profit, titre d’un rapport de 1865 sur les luttes ouvrières au sein de l’Association internationale des travailleurs, Marx rappelle que les ouvriers doivent lutter au quotidien contre la tendance à l’abaissement de la valeur de la force de travail imposé par le capital, mais que se limiter à demander un salaire équitable est un objectif qui ne remet pas en cause le salariat en tant que tel : « La nécessité d’en disputer le prix avec le capitaliste, note Marx, est en connexion avec la condition qui l’oblige à se vendre elle-même comme une marchandise ». Il faut évidemment se livrer à des « escarmouches » contre le capital, mais cette lutte quotidienne, seule, est vouée à l’échec. Pire, elle peut dissuader les travailleurs de se libérer de l’« asservissement général qu’implique le régime du salariat ». C’est pourquoi, « au lieu du mot d’ordre conservateur : « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leur drapeau le mot d’ordre révolutionnaire : « Abolition du salariat » ». Si le mot d’ordre en lui-même mérite aujourd’hui discussion, c’était dire que sans un but lointain, le poids du présent l’emporterait toujours et finirait par détruire l’espoir. Certes, il arriva plus d’une fois à Marx et Engels de dénigrer la « peinture imaginaire de la société future » des utopistes, mais même s’ils n’en firent pas l’aveu, ils maintinrent entiers les droits de l’imagination en visant l’abolition de la propriété privée et la fin de la division du travail.

Il faut donner raison à Marx sur ce point, et ne pas craindre de suivre son inspiration. Le syndicalisme et plus généralement les forces se réclamant de l’émancipation du travail ont trop souvent refusé de « penser utopiquement » pour mieux s’attacher à la conquête quotidienne et à la préservation des « acquis sociaux ». André Gorz et Bruno Trentin ont montré que le grand échec historique de la gauche sociale et politique au 20e siècle tenait précisément à l’acceptation de la subordination salariale, et avec elle, à l’acceptation de l’absence de démocratie et de citoyenneté dans le domaine du travail. Et ceci en opposition avec ce qu’avait été l’impulsion première du socialisme, ce « rêve ouvrier » dont parle Jacques Rancière qui consistait à faire du domaine du travail une république sociale [4]. Certes, il y eut bien dans les marges du mouvement ouvrier un mouvement conseilliste, il y exista bien en Espagne ou de façon éphémère en Hongrie des formes d’auto-organisation populaire, on vit se développer en France même une aspiration autogestionnaire dont Lip fut l’emblème, mais ce ne furent au total que des expériences courtes au regard du projet historique d’émancipation du travail.

Pourquoi cette gauche sociale et politique du 20e siècle ne s’est-elle pas attaquée plus frontalement au taylorisme et au fordisme, pourquoi, même quand elle était autrement plus puissante qu’aujourd’hui, a-t-elle monnayé la soumission du travail contre une redistribution d’une part plus importante de la valeur produite ? Est-ce dû à la séduction pour la rationalité capitaliste de la part des dirigeants de la gauche sociale et politique, à l’aspiration à plus de consommation et de confort de la part des salariés ? Sans doute tout cela à la fois. Ou bien est-ce dû aussi au déficit de l’imagination utopique ? Mais ce déficit à son tour n’est pas venu de rien. N’est-ce pas justement le mode taylorien et fordiste de production, avec la destruction des métiers et l’érosion de l’éthique du travail qu’ils entraînaient, qui a empêché d’imaginer, comme l’avait fait le mouvement ouvrier ancien, une autre société fondée sur la libre association des producteurs ? Pourtant l’imagination a pu resurgir soudainement dans des phases exceptionnelles comme Mai 68, d’abord aux marges du mouvement ouvrier, puis dans un éclat soudain, en son cœur même. Peut-être est-elle en train de renaître de façon encore insidieuse dans la culture intellectuelle et politique contemporaine ? Si cela se confirmait, il y aurait alors des raisons d’y voir l’ouverture d’une nouvelle période. C’est Jaurès qui avait peut-être le mieux situé l’enjeu d’une représentation de la société future :

À répéter trop pesamment que tout essai de précision de l’ordre futur est chimérique et utopique, on risque de persuader le prolétariat que même les grandes lignes du régime socialiste ne se laissent pas démêler. […] Et comment pourrait-on travailler, avec une passion révolutionnaire, à l’avènement d’un ordre nouveau si on n’en pouvait dessiner, au moins pour soi-même, les traits essentiels ? [2]

Cette représentation de l’avenir, si elle est nécessaire, est-elle pour autant suffisante ? Ne faut-il pas qu’elle s’incarne dès à présent, au moins partiellement, dans des pratiques et des institutions pour qu’on comprenne qu’« un autre monde est possible » ?

Mais il est une autre limite, celle qui borne le syndicalisme à la seule sphère étroite de la vie professionnelle. Or, il n’est plus possible aujourd’hui de cloisonner les domaines de l’existence et les champs de l’activité collective. Nous avons montré dans notre précédent ouvrage, Demain le syndicalisme, qu’à une époque où le néolibéralisme s’était constitué en un système totalisant à l’échelle de la société, le syndicalisme devait lui-même, pour y faire face efficacement, se transformer en ce que nous avons appelé le syndicalisme intégral [5]. Face au néolibéralisme total, l’action syndicale doit s’inscrire dans le cadre d’une logique alternative globale, nouer des alliances indispensables pour la promouvoir et pour commencer à la mettre en œuvre partout où cela est possible. La participation syndicale au mouvement altermondialiste a constitué une avancée remarquable dans cette voie. L’existence en parallèle aux Forums sociaux de « forums syndicaux » en témoigne, mais c’est peut-être surtout l’élargissement du cadre d’analyse de la situation des salariats nationaux qui en a été l’effet le plus important pour le syndicalisme. Il faut poursuivre cet élargissement en redéfinissant les objectifs égalitaires, démocratiques et écologistes du syndicalisme intégral et en reposant clairement ses fondements éthiques et anthropologiques. Le présent ouvrage, en ce sens, se veut une nouvelle contribution au renouvellement du syndicalisme.

Ce dernier ne pourra faire l’économie d’un réexamen de son rapport aux enjeux politiques globaux. Il faut sans doute abandonner cette pudeur totalement improductive qui voudrait que le syndicalisme ne se mêle pas de « politique ». Si par ce terme, on entend les batailles parlementaires et les luttes électorales, on voit bien que le syndicalisme agit sur un autre terrain. Mais son terrain d’action, s’il n’est pas politicien, est politique, au sens où il en va des manières de vivre en collectivité, des façons de travailler et d’agir, des mesures à prendre d’urgence pour éviter que le capitalisme prédateur et les nationalismes brutaux n’abîment un peu plus la planète et ne mettent de plus en plus l’humanité en danger.

S’y refuser, c’est risquer d’une part de tomber dans l’hypocrisie d’un pseudo-pragmatisme, qui a été bien souvent l’alibi d’un renoncement, voire l’argument d’un soutien aux politiques néolibérales. Et c’est risquer, d’autre part, le repli corporatiste qui conduit à défendre coûte que coûte l’action d’une profession, et ceci parfois jusqu’à la caricature, comme certains syndicats de police qui se font sans honte les auxiliaires des politiques sécuritaires et les complices des pratiques violentes les plus inadmissibles. Le syndicalisme risque de mourir de ces compromissions, qui alimentent le désarroi à une époque où il doit faire face à une autre forme de danger, plus insidieuse, moins visible, qui est la mise en doute de l’efficacité et même de l’utilité de l’action collective. On peut craindre que, à force d’usure et de découragement, le « collectif » soit lui-même en crise grave, dans une société de concurrence généralisée. En somme, il est plus que temps d’affirmer hautement une politique du syndicalisme, dont la ligne directrice serait la volonté de réhabiliter le collectif au sein de toutes les relations sociales, dans le travail et en dehors du travail, et de développer l’agir commun, sous tous ses aspects. C’est sans doute la signification la plus profonde de cet ouvrage.

Institutions alternatives et mouvement social

Nous pâtissons encore de la sorte de division du travail qui s’est instaurée dans le mouvement social entre le « pôle revendicatif » d’un côté et le « pôle alternatif » de l’autre. Si le « pôle revendicatif » est principalement représenté par les organisations syndicales, le « pôle alternatif » est historiquement représenté par le secteur coopérativiste et mutualiste. On peut aujourd’hui élargir le domaine en désignant par « pôle alternatif » l’ensemble des théories, des institutions et des pratiques économiques et sociales qui visent à mettre en œuvre concrètement des alternatives aux modèles de l’entreprise capitaliste privée et de l’administration bureaucratique d’État.

Nous payons chèrement le prix de cette division, dans la mesure même où la lutte quotidienne est séparée des analyses et des pratiques qui entendent définir et concrétiser dès maintenant l’horizon d’espérance dont a besoin le « pôle revendicatif ». La seule façon de réduire ce hiatus est d’interroger les théories et les pratiques alternatives ou altératrices, de questionner ce que les Anglo-Saxons appellent les expériences « érosives » et « préfiguratives », celles qui, pour être limitées et partielles, commencent néanmoins à affaiblir, ne serait-ce qu’à la marge, le capitalisme et à donner une image de la société de l’avenir. Ces « utopies réelles » – pour reprendre la formule du théoricien marxiste américain Erik Olin Wright – subvertissent l’opposition classique entre réalité et utopie et démontrent en commençant dès à présent à le construire qu’un autre monde est pratiquement possible [6]. Évidemment, parler d’utopies concrètes ou de pratiques préfiguratives ne veut pas dire que toutes les utopies concrètes ou toutes les pratiques préfiguratives correspondent à un idéal émancipateur. Elles sont plutôt des objets en débat : ce n’est pas seulement leur faisabilité qui est discutable mais leur signification et leur pertinence en regard d’un certain nombre de principes normatifs. En tout cas, il nous semble essentiel de lier revendication, résistance et alternative. Le syndicalisme doit se tourner de plus en plus vers tous les mouvements et les expérimentations qui cherchent à construire un « autre monde », de la même façon que ces mouvements et expérimentations doivent reconnaître dans le syndicalisme un allié important dans la transition écologique et sociale.

Pourquoi ce panorama synthétique et critique ?

L’ambition de notre ouvrage est de présenter un panorama de ces théories de l’avenir, de ces institutions alternatives et de ces pratiques altératrices du point de vue de l’émancipation du travail et, partant, de rendre compte des débats qu’elles suscitent ou devraient susciter dans le mouvement social. Il s’agit, dans ce cadre, de rassembler de façon synthétique des propositions qui sont trop rarement mises en relation les unes avec les autres. L’utopie se présente aujourd’hui en fragments : chaque auteur ou chaque courant semble apporter « sa » solution qui se veut totalisante et à certains égards exclusive. Or, il ne s’agit pas ici de présenter la « clé universelle » qui résoudrait tous les maux de la terre. Il ne s’agit pas non plus, à l’inverse, de laisser croire que la seule issue possible, ô combien minimaliste, serait celle de la conversion individuelle ou du « chacun fait ce qu’il peut ». Ce que nous désignons par alternatives renvoie à des propositions et à des expériences qui gardent une ambition de transformation sociale globale. Notre propos ne prétend pas rendre compte de l’ensemble des utopies contemporaines. Il se limitera pour l’essentiel aux alternatives qui touchent le champ déjà fort vaste des mondes du travail dans toute leur diversité et qui appellent de la part du syndicalisme et de toutes les associations professionnelles une réflexion collective urgente.

On a dit du travail qu’il était devenu invisible dans une société dominée par la finance, le spectacle, la marchandise et la distraction de masse. Il est aussi devenu inaudible quand il s’agit des propositions alternatives. Qui a prêté attention, parmi les journalistes et les responsables politiques, aux propositions syndicales en matière de retraite ou de réforme des transports ferroviaires ? Les stéréotypes sur la « grogne » ou la « gréviculture » l’emportent dans le commentaire médiatique et politique. Cela participe de la remise en cause de la démocratie sociale : les salariés n’ont pas le droit de proposition, encore moins le droit de rêver d’une autre condition du travailleur. Cette situation est dangereuse. À force de n’être pas entendus et d’être interdits d’imagination, ils risquent fort d’être tentés de s’en remettre au nihilisme ou à un pouvoir autoritaire. Les attitudes souvent gênées, frileuses ou tardives des syndicats, quand ce n’a pas été une pure et simple dénonciation comme l’a pratiquée la CFDT pendant la crise sociale des Gilets jaunes et l’absence de propositions imaginatives qu’ils auraient dû porter dans cette lutte ont ouvert la voie à des issues incertaines et ambiguës, facilement récupérables par le pouvoir ou l’extrême droite. La sous-estimation du potentiel alternatif d’un tel mouvement interroge la capacité du monde syndical à mesurer son apport et à s’insérer dans des mobilisations populaires qui renouvellent des registres d’action davantage basés sur l’auto-organisation et la démocratie sociale. Il est donc urgent d’aller à contre-courant et de faire en sorte que la question de l’avenir du travail soit débattue le plus largement au sein des univers professionnels.

Trois grandes questions doivent être posées, qui correspondent aux différentes parties du livre.

1) Dans la première partie (« Les chantiers du syndicalisme ») on se demandera comment le syndicalisme s’y prend dès aujourd’hui pour changer l’entreprise et transformer la vie au travail des salariés. Il s’agira d’examiner ce que les syndicats pourraient avancer pour libérer le travail du temps contraint du capital, pour assurer une véritable stabilité de la vie professionnelle, pour faire avancer la cause de l’égalité des genres, et pour mieux articuler pratiquement santé au travail et santé environnementale.

2) La deuxième partie (« Refonder les institutions du travail ») s’intéresse au problème central des institutions dans lesquelles se déroule l’activité professionnelle, car si le travail est malade comme on le dit et comme on le constate, c’est aussi parce que les institutions du travail sont elles-mêmes des sources pathogènes dans tous les secteurs, privé, public et social. Il s’agira de se demander comment mettre un terme à la dépossession complète des salariés de tout pouvoir dans l’entreprise, comment réorganiser les entreprises pour qu’elles deviennent de véritables institutions démocratiques, comment refonder les services publics afin qu’ils soient des institutions au service de tous, et comment l’économie sociale et solidaire devrait changer pour contribuer à changer la société.

3) La troisième partie (« Les voies de l’émancipation ») entend reposer une question ancienne mais toujours décisive : faut-il se donner pour objectif de « se libérer du travail » ou de « libérer le travail » ? Sont-ce là les termes d’une contradiction insurmontable ? Cette question conduit évidemment à s’interroger plus largement sur la manière dont il nous faut imaginer d’autres relations entre la vie et le travail, et à se demander comment le syndicalisme, né dans un siècle productiviste, peut faire une mue radicale aux temps des désastres climatiques pour devenir un écosyndicalisme.

Nous ne chercherons pas ici à asséner des vérités, à imposer une « ligne », à faire un concours des meilleures idées. Notre propos est très différent, on l’aura compris : il consiste à interroger ce qui se présente comme des réponses à la crise profonde du modèle capitaliste de société et comme des alternatives aux formes d’emploi et de travail actuellement dominants. Car c’est en questionnant de façon critique et constructive ces réponses et ces alternatives que l’on aura le plus de chance de convaincre de l’importance de l’imagination créatrice pour la transformation du travail en une activité émancipée et émancipatrice.

Enfin, cet ouvrage doit être situé dans un ensemble de travaux qui lui donnent toute sa signification. Dans notre précédent ouvrage, Demain le syndicalisme [7], nous avons montré qu’il n’y avait pas d’autre voie possible que la réinvention d’un syndicalisme intégral qui, en renouvelant son répertoire d’action et ses thématiques, serait capable de prendre en compte tous les aspects de la société néolibérale, notamment la crise écologique, pour mieux la combattre. Nous prolongeons ici cette réflexion en montrant que c’est par l’intégration de propositions alternatives dans son « logiciel » de pensée et d’action que le syndicalisme peut redonner au monde du travail un horizon d’espérance pour lequel il vaut la peine de se battre.

La question de la formation et de l’éducation, dans ses rapports à l’alternative, n’est pas abordée directement ici. D’une part, plusieurs d’entre nous ont déjà consacré à la formation professionnelle des développements critiques et des propositions alternatives, qui compléteront le présent ouvrage sur un sujet pour nous essentiel quant à la transformation démocratique du travail [8]. D’autre part, nous attachons une très grande importance aux alternatives dans le champ éducatif, et deux des rédacteurs du présent livre leur consacreront bientôt un ouvrage qui leur sera entièrement consacré.

Ces travaux n’ont d’autre objectif que le renouvellement vital d’un syndicalisme aujourd’hui menacé. Évidemment, le préalable est de faire en sorte que ces analyses et ces propositions soient présentées de façon claire et discutées de façon rigoureuse dans les organisations syndicales. Il en va pour nous tout simplement de l’avenir du syndicalisme.

Christian Laval et Francis Vergne

Notes

1. C’est à cette problématique que le chantier « Politiques néolibérales et alternatives syndicales » de l’Institut de recherches de la FSU s’est attaché. Ses travaux et les échanges qu’ils ont pu susciter ont servi de base à cet ouvrage.

2. E. Quinet, Œuvres complètes, vol. 4, Le Christianisme et la Révolution française, Paris, Pagnerie, p. 271.

3. S. Sirot, « Entretien avec Laura Rail », Regards, 21 septembre 2017.

4. J. Rancière, La Nuit des prolétaires : archives du rêve ouvrier, Paris, Fayard/Pluriel, 2012.

5. L.-M. Barnier, J.-M. Canu, C. Laval, F. Vergne, Demain le syndicalisme : repenser l’action collective à l’époque néolibérale, Paris, Syllepse/IR-FSU, 2016.

6. Voir E. O. Wright, Utopies réelles, Paris, La Découverte, 2017.

7. Barnier, Canu, Laval, Vergne, Demain le syndicalisme, op. cit.

8. Voir L.-M. Barnier, J.-M. Canu, F. Vergne, La Fabrique de l’employabilité, quelle alternative à la formation professionnelle néolibérale ?, Paris, IR-FSU/Syllepse, 2014. P.-S.

• Publié le 1 janvier 2020 avec l’aimable autorisation des éditions Syllepse :

Notes

[1] https://www.syllepse.net/n-attendon...

[2] https://www.marxists.org/francais/g...


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