Comment l’Etat se privatise de l’intérieur à petits pas

vendredi 21 février 2020.
 

3) Une oligarchie du privé est en train de prendre la place de ladite « noblesse d’État »

Source : https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Une rafale de nominations récentes, concernant la Caisse des dépôts, l’École nationale d’administration ou encore la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique font la part belle au privé. Emmanuel Macron poursuit méthodiquement son œuvre de destruction de l’État au profit de la finance.

Une rafale de nominations ont été rendues publiques ces derniers jours par le Journal officiel, qui n’ont guère fait de bruit. Concernant pêle-mêle la Caisse des dépôts et consignations (CDC), l’École nationale d’administration (ENA) ou encore la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), elles ont donné lieu, ici ou là, à quelques échos séparés, mais sans que quiconque voie de lien entre elles ni surtout n’y décèle le moindre danger.

Toutes ces nominations pourtant témoignent du processus de privatisation rampante de l’État qui s’est accéléré avec l’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron.

Découvrons d’abord les personnes qui ont été promues, avant de décrypter ce que tous ces mouvements révèlent.

La première rafale de nominations a fait l’objet d’un arrêté du ministre des finances, Bruno Le Maire, en date du 21 janvier dernier, arrêté qui a été publié le 31 janvier [1]. On y apprend que la nouvelle procédure de sélection des membres de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts et consignations (CDC) est en route [2]. Découlant de la loi du 22 mai 2019, l’article L518-4 du Code monétaire et financier prévoit en effet dans quelles conditions sont nommés à cette commission de surveillance de nombreux parlementaires, de l’Assemblée nationale et du Sénat. Mais il prévoit aussi, en son huitième alinéa, que « trois membres nommés par décret pris sur le rapport du ministre chargé de l’économie, choisis en raison de leurs compétences dans les domaines financier, comptable, économique ou juridique ou dans celui de la gestion et après avis public d’un comité dont la composition, fixée par décret en Conseil d’État, présente des garanties d’indépendance suffisantes ».

C’est donc la composition de ce comité que l’arrêté révèle. Or, c’est là qu’intervient la première surprise : sur les quatre personnes chargées de donner leur avis sur la composition de l’instance de supervision de l’immense institution financière qu’est la CDC, deux viennent du privé – ou plutôt font partie de cette caste de hauts fonctionnaires experts en pantouflage – et la troisième est vraisemblablement en conflit d’intérêts.

Dans le lot, il y a d’abord Ramon Fernandez. Conseiller économique de Nicolas Sarkozy à l’Élysée au lendemain de la présidentielle de 2007, il occupe les fonctions de directeur du Trésor de mars 2009 jusqu’à juin 2014, avant de pantoufler chez Orange, dont il est le directeur général délégué depuis début 2016. Pourquoi une personne qui travaille désormais dans le privé, est-elle choisie pour peser sur la gouvernance de la plus puissante institution financière publique française ? La réponse coule de source : avec Emmanuel Macron, la frontière séparant l’intérêt général des appétits privés s’est effondrée et le privé a souvent pris la main sur le public. Ce choix de Ramon Fernandez, pour un poste certes mineur, en est la dernière confirmation en date.

La deuxième personne choisie est une autre ancienne du Trésor, Stéphane Pallez, qui a été au cabinet de Michel Sapin au début des années 1990, et qui est depuis novembre 2014 PDG de la Française des jeux, entreprise qui a été privatisée en novembre dernier. Cette deuxième nomination appelle donc les mêmes critiques que la première : le privé a pris barre sur le public.

La troisième personne nommée est Astrid Milsan, qui est, elle aussi, une ancienne du Trésor et qui officie actuellement à l’Autorité des marchés financiers (AMF), en qualité de secrétaire générale adjointe. Dans son cas, la critique est différente. On se demande bien pourquoi une responsable de l’AMF, le gendarme des marchés financiers, vient se mêler de la gouvernance de la CDC qui est elle-même un émetteur sur les marchés financiers. Il y a donc là une autre forme de mélange des genres qui n’est franchement pas le bienvenu.

Ancien président de chambre à la Cour des comptes, Raoul Briet est chargé, lui, de présider ce comité.

Au passage, on peut relever que Ramon Fernandez, Stéphane Pallez et Astrid Milsan sont tous les trois issus du Trésor, la grande direction de Bercy qui est en guerre depuis des lustres contre la CDC et qui a toujours très mal supporté son indépendance. Ces trois nominations témoignent donc aussi du souhait de ce gouvernement de remettre en cause l’indépendance de la CDC.

En date du 22 janvier 2020, un deuxième arrêté, pris par Édouard Philippe, retient lui aussi l’attention, car s’il porte sur un enjeu tout aussi mineur, il ne rentre pas moins dans la même logique [3]. Cet arrêté porte nomination au conseil d’administration de l’ENA : « Par arrêté du premier ministre en date du 22 janvier 2020, est nommée membre titulaire du conseil d’administration de l’École nationale d’administration au titre des personnalités qualifiées en raison de leur expérience en matière de formation ou de gestion des ressources humaines, sur proposition du ministre chargé de la fonction publique : Mme Marie-Anne Barbat-Layani, secrétaire générale du ministère de l’économie et des finances, ministère de l’action et des comptes publics, en remplacement de Mme Mylène Orange-Louboutin. »

Comme pour les autres nominations, on pourrait être enclin à ne pas y prêter trop d’attention, car cela porte sur des enjeux mineurs. La nomination d’une personne au sein du conseil d’administration, et par surcroît un conseil d’administration d’une école qu’Emmanuel Macron prétend vouloir supprimer, quelle importance ?

Seulement voilà ! Toutes ces nominations rassemblées finissent par faire sens. C’est d’autant plus le cas, en l’occurrence, que Marianne Barbat-Layani fait partie de ces rétropantoufleurs qu’apprécie tant le chef de l’État, et dont il est lui-même le plus éminent représentant : ces hauts fonctionnaires qui sont partis s’enrichir dans le privé, le plus souvent dans la finance, et qui reviennent coloniser les sommets de l’État. Toujours pour le compte de la finance.

On se souvient ainsi que Marie-Anne Barbat-Layani est emblématique des mœurs qui sévissent au ministère des finances [voir article ci-dessous] – les mœurs d’une petite oligarchie parisienne qui tient le haut du pavé dans la haute fonction publique ou dans la vie des affaires, et parfois des deux côtés alternativement. Née le 8 mai 1967, elle fait, à ses débuts, un parcours des plus classiques. Passée par l’École nationale d’administration (1993), elle rejoint aussitôt après la plus influente direction du ministère des finances, celle du Trésor, avant de devenir attachée financière à la représentation de la France auprès de l’Union européenne, à Bruxelles.

Mais ensuite, son cheminement devient plus intéressant. Elle rejoint alternativement des cabinets ministériels de gauche puis de droite, pour mettre en œuvre des politiques qui sont censées être opposées. En 2000, elle est ainsi conseillère technique auprès de Christian Sautter, qui est alors pour une très courte période ministre des finances. Puis, quelques années plus tard, on la retrouve en 2010-2012 directrice adjointe du cabinet du premier ministre, François Fillon, en charge des questions économiques.

Une nomination inquiétante pour la HATVP

Avec des hauts fonctionnaires, toujours les mêmes, qui conseillent alternativement la gauche et la droite, allez vous étonner, ensuite, qu’il n’y ait plus guère de différence entre les politiques économiques d’un camp et de l’autre. C’est le propre de l’oligarchie : elle survit à toutes les alternances et peut défendre perpétuellement les mêmes intérêts.

Mais de l’époque de Christian Sautter jusqu’à celle de François Fillon, Marie-Anne Barbat-Layani n’est pas restée inoccupée. Entre ces deux fonctions, elle a fait une immersion dans le privé, de 2007 à 2010. Et où cela, précisément ? Dans une grande banque, évidemment. Et cela aussi est évidemment symbolique car, au fil des ans, la direction du Trésor, qui joue un rôle majeur dans la conduite des affaires économiques et financières françaises, est devenue une annexe des grandes banques privées et une caisse de résonance des puissants intérêts du lobby bancaire, lequel lobby se montre en retour généreux et embauche à tour de bras les figures connues de cette même direction. Pendant les trois années qui ont précédé son arrivée à Matignon, Marie-Anne Barbat-Layani a donc été directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole.

Mais poursuivons. Si le parcours de notre haute fonctionnaire retient l’attention, c’est aussi à cause de la suite de sa carrière. Par un décret du président de la République, Nicolas Sarkozy, en date du 8 mai 2012 – on peut le consulter ici –, elle « est nommée inspectrice générale des finances ». Cette nomination est légale, certes, mais doublement stupéfiante. Car pour pouvoir être nommée inspectrice générale des finances, une haute fonctionnaire doit avoir au moins 45 ans. Or, dans le cas de Marie-Anne Barbat-Layani, la règle était embarrassante car son 45e anniversaire tombait précisément le 8 mai 2012, soit deux jours après le second tour de l’élection présidentielle qui a vu la victoire de François Hollande sur… Nicolas Sarkozy.

Cela n’a pourtant pas gêné Nicolas Sarkozy, qui est resté en fonctions jusqu’à la cérémonie de passation des pouvoirs, le 15 mai. Loin d’expédier seulement les affaires courantes, il a donc aussi signé quelques décrets avantageant certains de ses proches. Parmi lesquels celui qui a permis à Marie-Anne Barbat-Layani de faire un grand pas dans sa carrière professionnelle.

Cette promotion de dernière minute surprend d’autant plus que les postes à l’Inspection générale des finances sont évidemment en nombre limité et que d’autres hauts fonctionnaires, qui avaient peut-être d’importants états de service à faire valoir, voulaient se mettre au service de l’intérêt général pour de longues années.

Oui, pour de longues années ! Car avec Marie-Anne Barbat-Layani, nous ne sommes toujours pas arrivés au bout de nos surprises. Lorsque l’on devient inspectrice des finances, il faut en effet attendre un an et demi pour devenir définitivement membre titulaire de ce grand corps de l’État. Et ce statut est une formidable protection : c’est la garantie d’un emploi à vie. Quand bien même déciderait-on de « pantoufler » dans le privé, on peut à tout moment revenir à l’Inspection en cas de pépin.

Or, nommée ric-rac à l’Inspection générale des finances, Marie-Anne Barbat-Layani y est restée pile 18 mois, pour en être titulaire. Par un nouveau décret en date du 15 novembre 2013 [4] du président de la République, devenu dans l’intervalle François Hollande, elle a donc été titularisée dans le grade d’inspectrice générale des finances à compter du 8 novembre précédent. Mais l’encre de ce décret était à peine sèche que déjà la haute fonctionnaire faisait… ses valises ! Et c’est ainsi que le 10 décembre 2013, la Fédération bancaire française a annoncé par un communiqué (il est ici) que Marie-Anne Barbat-Layani devenait sa nouvelle directrice générale, à compter du 2 janvier 2014.

En clair, l’intéressée a juste attendu les délais de convenance, son titre d’inspectrice générale des finances en poche, pour sauter du train en marche et, abandonnant le service de l’intérêt général, passer dans le camp de la finance. Et là, elle a acquis très vite la réputation d’être dans le camp radical de la finance, dénonçant le laxisme de l’État à l’ombre duquel elle avait fait le début de sa carrière, ou la trop grande rigidité des règles sociales.

Et puis, pour finir, la patronne de la Fédération bancaire française abandonne son poste à l’automne dernier et est promue en novembre 2019 secrétaire générale des ministères économiques. Elle est donc très emblématique de ce processus récent de privatisation des postes clefs de la République [voir article ci-dessous], qui a connu quelques autres illustrations très symboliques, comme la promotion de l’ancien de BNP Paribas, François Villeroy de Galhau, au poste de gouverneur de la Banque de France ou de l’ancien patron de Generali France, Éric Lombard, au poste de directeur général de la CDC.

La promotion de Marie-Anne Barbat-Layani au conseil de l’ENA prend donc un sens très fort, à la veille de la réforme que doit connaître l’école : on devine par avance que la nouvelle formation de la haute fonction publique devra être organisée en consanguinité avec les cercles dominants de la finance.

Et puis, il y a encore un troisième arrêté, en date du 29 janvier 2020 qui retient l’attention [5]. On y découvre également que Frédéric Lavenir est nommé membre « de la Haute Autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), au titre du 6o du II de l’article 19 de la loi no 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique, à compter du 1er février 2020 » [6]. Or, l’intéressé fait aussi partie de la liste de ces rétropantoufleurs qui ont le vent en poupe sous ce régime qui a organisé une totale porosité entre la sphère publique et la finance.

Ancien du Trésor, puis directeur adjoint du cabinet de Dominique Strauss-Kahn au ministère des finances, Frédéric Lavenir part faire fortune dans le privé en 2000, après que son mentor eut connu le déshonneur que l’on sait au Sofitel de New York. Après douze années passées à BNP Paribas, le voici qui revient en 2012 dans la sphère publique, en qualité de directeur général de CNP Assurances, l’une des filiales les plus importantes de la CDC, poste qu’il occupe jusqu’à la mi-2018. L’intéressé siège au même moment au comité de direction du groupe CDC.

Et c’est donc un champion des pantouflages et rétropantouflages qui va avoir son mot à dire à la HATVP sur la moralité et la légalité des pantouflages à venir – puisque l’on sait que la commission de déontologie de la fonction publique a été supprimée et que la HATVP a récupéré ses missions. Cette dernière promotion est à la fois consternante et très inquiétante : elle peut laisser craindre que la HATVP n’assume pas cette mission. C’est en tout cas vraisemblablement l’arrière-pensée de cette nomination.

Certes, aucune de ces nominations, prises isolément, n’autorise à parler d’une privatisation de l’État, conduite de l’intérieur. Mais elles participent toutes d’un travail de sape, méthodique, continu, ininterrompu qui conduit à ce résultat. Avec à la manœuvre, Emmanuel Macron, le premier chef d’État privé…

Laurent Mauduit

• MEDIAPART. 4 février 2020 :

2) La colonisation des sommets de l’Etat par la finance s’accélère

Source : https://www.mediapart.fr/journal/fr...

Nouvelle illustration de la consanguinité entre Bercy et le monde de la finance : la patronne de la Fédération bancaire française, Marie-Anne Barbat-Layani, est nommée secrétaire générale des ministères économiques. Le porte-parole du lobby bancaire qui lui succède est le haut fonctionnaire qui fut chargé de défendre le projet de taxe Tobin à Bruxelles.

Ce sont deux informations qui, à première vue, n’ont guère d’intérêt et méritent juste de figurer dans le « carnet » des nominations, tenu par la presse économique : par un communiqué publié jeudi [7], la Fédération bancaire française (FBF) a annoncé que sa directrice générale, Marie-Anne Barbat-Layani, a demandé à être « déchargée de ses responsabilités » pour voguer vers de nouvelles aventures – elle va devenir secrétaire générale des ministères économiques et financiers, c’est-à-dire de Bercy. Et le puissant lobby bancaire précise que Benoît de La Chapelle Bizot, actuel directeur général délégué de la FBF, est nommé par le comité exécutif de la FBF directeur général par intérim.

Pourtant, ces informations n’ont rien d’anecdotique. Au contraire, elles illustrent jusqu’à la caricature la totale consanguinité qui existe désormais entre les cercles dominants de la haute fonction publique de Bercy et les milieux d’affaires et, tout particulièrement, les milieux de la finance et de la banque. Ce n’est pas nouveau : de nombreux hauts fonctionnaires essuie-glace, pour certains issus de la gauche pour d’autres de la droite, travaillent un jour dans les grandes directions de Bercy, se mettent le lendemain au service de la finance. La victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle a constitué l’accession au pouvoir de cette oligarchie, qui auparavant restait dans les coulisses du pouvoir.

Nous avons déjà évoqué les pérégrinations professionnelles de Marie-Anne Barbat-Layani [8] et de Benoît de La Chapelle Bizot [9]. Les nouvelles aventures de ces deux personnalités viennent donc le confirmer : la finance et Bercy sont deux mondes totalement poreux ; la Fédération bancaire française, c’est le quartier général de la direction du Trésor et de l’Inspection des finances ; l’Agence des participations de l’État (EPA) est devenue une petite banque d’affaires lovée au cœur de l’État qui a les mêmes pratiques opaques que les banques d’affaires privées qu’elle fait travailler.

Et tout ce petit monde se connaît si bien et a des intérêts si bien partagés que l’on peut travailler alternativement du côté de l’État ou du côté de la banque sans que cela ne fasse de différence. Qui défend l’intérêt général ? Qui défend les intérêts privés ? Dans le nouveau monde d’Emmanuel Macron, dont Marie-Anne Barbat-Layani et Benoît de La Chapelle Bizot sont deux figures révélatrices, ces questions n’ont plus de sens car les intérêts privés sont en passe de dissoudre l’État de l’intérieur.

C’est peu dire en effet que le parcours de Marie-Anne Barbat-Layani est emblématique des mœurs qui sévissent au ministère des finances – les mœurs d’une petite oligarchie parisienne qui tient le haut du pavé dans la haute fonction publique ou dans la vie des affaires, et parfois des deux côtés alternativement. Née le 8 mai 1967, elle fait, à ses débuts, un parcours des plus classiques. Passée par l’École nationale d’administration (1993), elle rejoint aussitôt après la plus influente direction du ministère des finances, celle du Trésor, avant de devenir attachée financière à la représentation de la France auprès de l’Union européenne, à Bruxelles.

Mais ensuite, son cheminement devient plus intéressant. Elle rejoint alternativement des cabinets ministériels de gauche puis de droite, pour mettre en œuvre des politiques qui sont censées être opposées. En 2000, elle est ainsi conseillère technique auprès de Christian Sautter, qui est alors pour une très courte période ministre des finances. Puis, quelques années plus tard, on la retrouve en 2010-2012 directrice adjointe du cabinet du premier ministre, François Fillon, en charge des questions économiques.

Avec des hauts fonctionnaires, toujours les mêmes, qui conseillent alternativement la gauche et la droite, allez vous étonner, ensuite, qu’il n’y ait plus guère de différence entre les politiques économiques d’un camp et de l’autre. C’est le propre de l’oligarchie : elle survit à toutes les alternances et peut défendre perpétuellement les mêmes intérêts.

Mais de l’époque de Christian Sautter jusqu’à celle de François Fillon, Marie-Anne Barbat-Layani n’est pas restée inoccupée. Entre ces deux fonctions, elle a fait une immersion dans le privé, de 2007 à 2010. Et où cela, précisément ? Dans une grande banque, évidemment. Et cela aussi est évidemment symbolique car, au fil des ans, la direction du Trésor, qui joue un rôle majeur dans la conduite des affaires économiques et financières françaises, est devenue une annexe des grandes banques privées et une caisse de résonance des puissants intérêts du lobby bancaire, lequel lobby se montre en retour généreux et embauche à tour de bras les figures connues de cette même direction. Pendant les trois années qui ont précédé son arrivée à Matignon, Marie-Anne Barbat-Layani a donc été directrice générale adjointe de la Fédération nationale du Crédit agricole.

Mais poursuivons. Si le parcours de notre haute fonctionnaire retient l’attention, c’est aussi à cause de la suite de sa carrière. Par un décret du président de la République, Nicolas Sarkozy, en date du 8 mai 2012 [10], elle « est nommée inspectrice générale des finances ». Cette nomination est légale, certes, mais doublement stupéfiante. Car pour pouvoir être nommée inspectrice générale des finances, une haute fonctionnaire doit avoir au moins 45 ans. Or, dans le cas de Marie-Anne Barbat-Layani, la règle était embarrassante car son 45e anniversaire tombait précisément le 8 mai 2012, soit deux jours après le second tour de l’élection présidentielle qui a vu la victoire de François Hollande sur… Nicolas Sarkozy.

Cela n’a pourtant pas gêné Nicolas Sarkozy, qui est resté en fonctions jusqu’à la cérémonie de passation des pouvoirs, le 15 mai. Loin d’expédier seulement les affaires courantes, il a donc aussi signé quelques décrets avantageant certains de ses proches. Parmi lesquels celui qui a permis à Marie-Anne Barbat-Layani de faire un grand pas dans sa carrière professionnelle.

Cette promotion de dernière minute surprend d’autant plus que les postes à l’Inspection générale des finances sont évidemment en nombre limité et que d’autres hauts fonctionnaires, qui avaient peut-être d’importants états de service à faire valoir, voulaient se mettre au service de l’intérêt général pour de longues années.

Oui, pour de longues années ! Car avec Marie-Anne Barbat-Layani, nous ne sommes toujours pas arrivés au bout de nos surprises. Lorsque l’on devient inspectrice des finances, il faut en effet attendre un an et demi pour devenir définitivement membre titulaire de ce grand corps de l’État. Et ce statut est une formidable protection : c’est la garantie d’un emploi à vie. Quand bien même déciderait-on de « pantoufler » dans le privé, on peut à tout moment revenir à l’Inspection en cas de pépin.

Or, nommée ric-rac à l’Inspection générale des finances, Marie-Anne Barbat-Layani y est restée pile 18 mois, pour en être titulaire. Par un nouveau décret en date du 15 novembre 2013 [11] du président de la République, devenu dans l’intervalle François Hollande, elle a donc été titularisée dans le grade d’inspectrice générale des finances à compter du 8 novembre précédent. Mais l’encre de ce décret était à peine sèche que déjà la haute fonctionnaire faisait… ses valises ! Et c’est ainsi que le 10 décembre 2013, la Fédération bancaire française a annoncé par un communiqué [12] que Marie-Anne Barbat-Layani devenait sa nouvelle directrice générale, à compter du 2 janvier 2014.

En clair, l’intéressée a juste attendu les délais de convenance, son titre d’inspectrice générale des finances en poche, pour sauter du train en marche et, abandonnant le service de l’intérêt général, passer dans le camp de la finance. Et là, elle a acquis très vite la réputation d’être dans le camp radical de la finance, dénonçant le laxisme de l’État à l’ombre duquel elle avait fait le début de sa carrière, ou la trop grande rigidité des règles sociales.

Alors, avec le retour vers Bercy de l’intéressée comme secrétaire générale, la boucle est bouclée : le système endogame se révèle pour ce qu’il est.

Le parcours de Marie-Anne Barbat-Layani est d’autant plus révélateur qu’il croise celui d’un autre haut fonctionnaire, Benoît de La Chapelle. Ancien de la direction du Trésor, ex-directeur de cabinet de Jean-Pierre Jouyet du temps où ce dernier était secrétaire d’État aux affaires européennes sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, le haut fonctionnaire est responsable à partir de 2010 des « affaires financières et monétaires » au sein de la représentation permanente française auprès des institutions européennes. C’est lui qui est supposé défendre (mollement) le projet de création d’une taxe sur les transactions financières, alias taxe Tobin, si vivement combattue par le lobby bancaire français et par la Fédération bancaire française dirigée par Marie-Anne Barbat-Layani.

Or, comme le révèle à l’époque Mediapart, en novembre 2014 [13], on apprend que le même Benoît de La Chapelle a rejoint la FBF pour devenir… le bras droit de Mme Barbat-Layani, la commandante en chef du combat contre la taxe Tobin. Faut-il s’étonner, avec de pareils hauts fonctionnaires experts en grand écart, que le grand débat autour de cet impôt, relancé sous le gouvernement de Lionel Jospin à la fin des années 1990, n’ait jamais eu de retombées concrètes ?

Quoi qu’il en soit, là aussi, la boucle est bouclée, puisque Benoît de La Chapelle succède donc, au moins à titre intérimaire, à l’ex-patronne du lobby bancaire. Ce qui permettra des relations pour le moins rapprochées à l’avenir, pour ne pas dire intégrées, entre le ministère des finances et les cercles dominants du monde bancaire. Avec des passerelles aussi bien organisées, le monde de la banque a donc bel et bien colonisé les sommets de l’État.

Et si le constat ne fait guère de doute, c’est qu’il en existe de nombreuses autres illustrations. À preuve, le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, qui vient de BNP Paribas ; à preuve encore, le patron de la Caisse des dépôts et consignations qui vient de l’assureur Generali : c’est en fait à une véritable privatisation des postes clés de la République à laquelle nous assistons [voir article ci-dessous]. Emmanuel Macron revendique cette porosité ; il y a donc de fortes chances qu’elle s’accélère.

Le seul mystère dans cette affaire est le point de chute à Bercy pour Marie-Anne Barbat-Layani. Car le poste de secrétaire générale est purement technique et est assez peu convoité par les grands oligarques de la maison.

Laurent Mauduit

• MEDIAPART. 1 NOVEMBRE 2019 :

1) La privatisation de postes clefs de la République

Source ; https://www.mediapart.fr/journal/ec...

L’accession d’Éric Lombard à la tête de la Caisse des dépôts, après celle de François Villeroy de Galhau à la Banque de France ou de Catherine Guillouard à la RATP, en dit long sur l’évolution de la haute fonction publique : il faut avoir fait carrière dans la finance pour décrocher les postes prestigieux au sommet de l’État.

C’est peu dire que le choix fait par Emmanuel Macron de proposer au Parlement la nomination d’Éric Lombard au poste de directeur général de la Caisse des dépôts et consignations, l’un des plus prestigieux de la République, soulève d’innombrables questions : sur l’avenir, encore incertain, de cette puissante institution financière ; sur les réformes dont elle pourrait faire l’objet, et qui pourraient menacer jusqu’à son existence au travers d’une privatisation rampante ; sur la feuille de route que suivra le nouveau patron de l’établissement public.

Mais puisqu’à toutes ces interrogations, il n’y a pas encore de réponse précise ou certaine, autant s’arrêter dans l’immédiat sur une autre, connexe : mais pourquoi le président de la République est-il allé recruter dans le privé son candidat pour l’adouber comme patron de la Caisse, vraisemblablement à l’occasion du conseil des ministres du 6 décembre prochain ? Pourquoi a-t-il marché sur les brisées de son prédécesseur, François Hollande, qui avait fait de même, pour le poste, tout aussi prestigieux et influent, de gouverneur de la Banque de France, en choisissant François Villeroy de Galhau, venu lui aussi du privé ?

Assurément, le choix, à deux ans d’intervalle, de deux personnalités issues du monde de la finance, pour les deux plus beaux postes économiques de la République, en dit très long sur les mutations considérables qui agitent la très haute fonction publique.

Car les deux hommes ont assurément des profils professionnels qui se ressemblent. Après avoir fait ses classes à Bercy comme inspecteur des finances, puis comme directeur de cabinet de Dominique Strauss-Kahn au ministère des finances, c’est dans la galaxie du groupe BNP Paribas que François Villeroy de Galhau a fait ensuite l’essentiel de sa carrière. Ancien membre du cabinet de Michel Sapin, du temps où celui-ci était, en 1992, ministre des finances, Éric Lombard a, lui aussi, longtemps fait carrière au sein de Paribas puis du même groupe BNP Paribas, avant de devenir patron de Generali France, l’ancien quartier général d’Antoine Bernheim (1924-2012), qui fut longtemps le principal parrain du capitalisme français, et protecteur et allié de Vincent Bolloré.

Ces deux exemples de rétro-pantouflages ne sont d’ailleurs pas les seuls. On pourrait encore en citer bien d’autres, comme celui de Catherine Guillouard, qui a commencé sa carrière au Trésor, avant de faire, à partir de 1997, une longue carrière dans le privé, d’abord à Air France, puis à Eutelsat, et enfin à partir de 2013 à Rexel, un groupe industriel entre les mains de puissants fonds d’investissement. Et pour finir, marche arrière toute, Emmanuel Macron est allé la débaucher dans le privé pour lui offrir, par un décret en date du 2 août dernier, une formidable promotion dans la sphère publique, en qualité de PDG de la RATP.

Or, porter la première de ces personnalités au poste de gouverneur de la Banque de France, la deuxième à celui de directeur général de la Caisse des dépôts et la troisième à la tête de la RATP, constitue indéniablement une rupture majeure dans la vie économique française, et même dans la vie publique. C’est une transgression qui, dans un passé pas si lointain, aurait été inimaginable.

Voilà encore quelques années, et en tout cas jusque dans le cours des années 1980, la haute fonction publique avait ses rites. Même s’il y avait des pantouflages en nombre important, l’État offrait encore à ceux qui le servaient des carrières qui, pour certaines, pouvaient être prestigieuses. Il y avait donc, certes, l’attrait de l’argent auquel cédaient de très nombreux hauts fonctionnaires, issus de la direction du Trésor ou de l’Inspection générale des finances. Mais pour ceux qui ne cédaient pas à la tentation, il y avait l’attrait de postes brillants et très influents. Et pour les hauts fonctionnaires les plus brillants, ce goût de défendre l’intérêt général l’emportait souvent sur l’appétit de faire fortune. En somme, l’intérêt général continuait de prévaloir malgré la violence des appétits privés.

Ainsi a-t-on vu longtemps défiler de très fortes personnalités – et de très grands serviteurs de l’État – à la tête de la Caisse des dépôts, toutes issues de la sphère publique, à l’image par exemple de Robert Lion, ou longtemps avant lui, de François Bloch-Lainé (1912-2002). Et, de son côté, la Banque de France a connu des gouverneurs dans la période contemporaine, de Renaud de La Genière jusqu’à Jean-Claude Trichet, qui ont pu certes être vivement critiqués mais dont nul ne conteste qu’ils aient été de grands commis de l’État.

Jusqu’à une époque récente – au moins jusqu’à la fin des années 1980 –, de nombreux hauts fonctionnaires pouvaient déserter Bercy pour rejoindre le monde de la finance. Mais pour ceux qui restaient fidèles à l’intérêt général, ils pouvaient en retour en percevoir la récompense, par une carrière prestigieuse.

Il ne faut, certes, pas idéaliser cette époque révolue, car elle a connu, elle aussi, de formidables dérives. Après d’autres, Pierre Bourdieu a formidablement bien décrit les errances oligarchiques auxquelles a par exemple conduit la création à la Libération de l’École nationale d’administration (ENA) – même si l’idée initiale était de briser les corporatismes et de démocratiser le recrutement des élites républicaines –, des errances qui ont conduit à la formation de cette « noblesse d’État » qu’il a décrite dans un livre fameux portant ce titre (La Noblesse d’État - Grandes écoles et esprit de corps, Les Éditions de Minuit, 1989).

La triste lucidité de François Bloch-Lainé

Voici quelques-uns des constats que le sociologue dressait dans cet ouvrage : « Le processus qui a conduit l’École nationale d’administration à tenter d’imposer sa domination sur l’ensemble du champ des grandes écoles, au détriment notamment de l’École normale supérieure, reléguée dans la reproduction des professeurs et des intellectuels, et de l’École polytechnique elle-même, de plus en plus souvent renvoyée vers des fonctions techniques, c’est-à-dire subordonnées, présente beaucoup d’analogies avec celui qui a porté HEC au premier rang des écoles de commerce et de gestion et qui lui permet aujourd’hui de rivaliser avec l’ENA (et Sciences-po) dans la concurrence pour les positions dominantes dans le champ économique. « Sans doute n’est-il pas possible d’analyser en détail la curieuse dérive d’une institution qui, née d’une intention déclarée, et sans nul doute sincère, de rationaliser et de démocratiser le recrutement de la haute fonction publique en abolissant les dynasties fondées sur le népotisme et l’hérédité larvée des charges, en est venue à remplir une fonction tout à fait semblable à celle qui incombait à HEC ou à Centrale à la fin du XIXe siècle, à savoir de fournir aux enfants de la bourgeoisie socialement destinés aux positions dominantes la caution scolaire que les institutions les plus légitimes scolairement leur refusaient de plus en plus souvent en cette période de concurrence scolaire intensifiée. »

La noblesse d’État avait donc cela d’insupportable qu’elle fonctionnait sur un mode de reproduction assurant la perpétuelle domination des milieux d’affaires et de la bourgeoisie financière. Mais il s’agissait bien d’une noblesse… d’État ! Pas d’une noblesse public/privé, si l’on peut dire. Or, c’est vers cela que la France est en train de basculer.

Ce basculement ne date pas d’aujourd’hui, ni même des deux dernières décennies. Dès 1976, dans un livre qui, à l’époque, avait fait beaucoup de bruits, Profession : fonctionnaire (Éditions du Seuil), l’un des hauts fonctionnaires les plus brillants de sa génération, François Bloch-Lainé, avait senti le séisme qui allait arriver. Soulignant qu’il avait « choisi de servir un maître et un seul : l’État », un « maître dont les agents jouissent d’une indépendance, d’une liberté qu’on trouve dans peu d’autres métiers » (que ces mots tranchent avec ceux que l’on entend aujourd’hui...), il suggérait que la profession de fonctionnaires, la sienne et celle de ses collègues, risquait à l’avenir de s’abîmer. À celle qui l’interrogeait, il faisait en effet cette remarque : « Vous avez raison de poser la question de savoir si nous avons bénéficié, eux et moi, d’un moment privilégié de l’Histoire, d’un moment qui n’est plus. Ou bien si nos cadets pourrons toujours nous imiter, à leur manière. »

Or, c’est donc tristement ce qui est advenu. Le sens de l’intérêt général s’est progressivement dilué au profit des intérêts privés, au fur et à mesure que le séisme néolibéral a fait sentir ses effets ravageurs. Et l’État, lui-même, en a été de plus en plus ébranlé. Non seulement son périmètre s’est de plus en plus contracté, au gré des vagues successives de privatisations. Mais par un phénomène de porosité de plus en plus fort, ce sont les règles de la finance qui ont de plus en plus guidé les choix publics.

Et dans cette grande mutation, on a donc assisté à un phénomène nouveau : après les pantouflages (les départs du public vers le privé), une nouvelle mode, très récente, est survenue, celle des rétro-pantouflages (des passages ou des retours du privé vers le public). On comprend donc sans grande difficulté que ces évolutions sont inquiétantes à de nombreux titres – quelle que soit la qualité des personnes, qui ici n’est pas en cause.

Inquiétantes d’abord, parce que l’arrivée à des postes clefs d’anciens banquiers pose naturellement des questions de conflit d’intérêts. Dans le cas de la Banque de France, on se souvient ainsi que de très nombreux économistes de renom – près de 150 –, parmi lesquels Thierry Philipponnat (aujourd’hui membre du collège de l’Autorité des marchés financiers), Michel Aglietta, Thomas Piketty, Gaël Giraud, Dominique Méda, Gérard Cornilleau ou encore Jacques Le Cacheux, avaient signé dans Le Monde le 15 septembre 2015 [14], un texte collectif demandant aux parlementaires de ne pas ratifier la nomination de François Villeroy de Galhau, estimant que celui-ci, venant de BNP Paribas, était « exposé à un grave conflit d’intérêts ».

« L’expérience de François Villeroy de Galhau lui confère à n’en pas douter une excellente expertise du secteur bancaire, au moins autant qu’elle l’expose à un grave problème de conflit d’intérêts et met à mal son indépendance. Étant donné les enjeux de pouvoir et d’argent qu’il véhicule, le secteur bancaire est particulièrement propice aux conflits d’intérêts. Il est totalement illusoire d’affirmer qu’on peut avoir servi l’industrie bancaire puis, quelques mois plus tard, en assurer le contrôle avec impartialité et en toute indépendance », écrivaient ces économistes, avant d’ajouter : « À l’expertise indépendante ou à la promotion interne, François Hollande a préféré l’ancien banquier, énarque et inspecteur des finances. Nos gouvernants sont-ils à ce point prisonniers des intérêts financiers qu’ils laissent à la finance le pouvoir de nommer les siens aux fonctions clés des instances censées la réguler ? Sont-ils à ce point dans l’entre-soi qu’ils ne réalisent pas l’effet délétère d’une telle décision sur notre démocratie ? Sont-ils à ce point déconnectés de leurs concitoyens qu’ils ne mesurent pas la défiance à l’égard des institutions qu’une telle décision vient nourrir ? »

Un chef d’État pantoufleur et rétro-pantoufleur

Et ce qui valait pour la Banque de France en 2015 vaut tout autant en 2017 pour la Caisse des dépôts : l’arrivée au poste de commande de la plus puissante institution financière française d’un ex-banquier est potentiellement lourde de possibles conflits d’intérêts, car on ne navigue pas dans les arcanes obscurs du capitalisme parisien sans y avoir noué des attaches ou des liens. Ce n’est pas, en la circonstance, la personnalité d’Éric Lombard qui est en cause ni son intégrité que nous ne nous permettons pas de mettre en doute ; c’est la situation dans laquelle il est aujourd’hui placé qui est problématique.

On peut dire la même chose différemment. Le code pénal encadre les pantouflages, en interdisant qu’un haut fonctionnaire ayant usé de l’autorité publique sur une entreprise privée soit embauché par elle sous trois ans. Certes, la loi a été, ces dernières années, très malmenée. Depuis que François Pérol, ancien secrétaire général adjoint de l’Élysée sous Nicolas Sarkozy, a été acquitté par la cour d’appel de Paris malgré son passage à la présidence de BPCE, on ne voit pas bien quel haut fonctionnaire pourrait se faire condamner pour prise illégale d’intérêt. Et dans cette affaire, emblématique entre toutes, qui a ébranlé la commission de déontologie de la fonction publique, c’est tout le code éthique de cette même fonction publique qui a volé en éclats. Mais au moins la loi existe, même si c’est de manière largement virtuelle.

Mais la loi n’encadre en aucune façon les rétro-pantouflages, et les problèmes d’éventuels conflits d’intérêts qu’ils peuvent soulever. Il y a de ce point de vue un vide juridique – comblé, mais seulement en partie, depuis que la Haute autorité pour la transparence de la vie publie a vu le jour dans le prolongement du scandale Cahuzac ; un vide pour le moins préoccupant puisque les rétro-pantouflages sont de plus en plus fréquents.

Pour la petite histoire, c’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’annonce du nom d’Éric Lombard pour le poste de la Caisse a tellement tardé. C’est que, lorsque Emmanuel Macron a envisagé cette solution, un problème potentiel de conflit d’intérêts a été découvert. L’actuel président de la commission de surveillance de la Caisse des dépôts, le député (LREM) Gilles Legendre, a en effet confirmé dans un communiqué qu’il avait été le conseil en communication de Generali France pendant dix ans, entre mai 2007 et juin 2017, société dont Éric Lombard a été le directeur général puis président-directeur général d’octobre 2013 à mai 2017. Alors, Gilles Legendre peut-il présider une commission chargée de « surveiller » la CDC et son directeur général, alors qu’il a été dans le passé rémunéré par ce dernier ? On conviendra que la question pose problème.

Face au vide juridique, l’Élysée a donc imaginé une parade : il a été demandé un avis à la Haute autorité pour la transparence de la vie publique (HATVP), avis qui a été favorable. L’intermède suggère pourtant que dans ce capitalisme consanguin qui est celui de la France, cette intrusion en force jusqu’aux sommets de l’État de banquiers posera naturellement des problèmes de ce type, de plus en plus nombreux. La HATVP suffit-elle à prévenir les possibles prises illégales d’intérêt découlant de ces rétro-pantouflages ? Le débat sur ce point mériterait, aussi, d’être mené.

Mais on peut être inquiet de ces évolutions pour des raisons plus graves. Car si l’État s’est résolu à aller débaucher dans le privé des personnalités, c’est pour une réalité qu’il faut aussi regarder tristement en face : les talents dans le public se font de plus en plus rares. Et quand un poste prestigieux est vacant, il est parfois difficile de trouver dans la sphère publique une personne qui ait la carrure pour l’occuper.

À ce constat terrible, il y a une explication simplissime. Au fil de ces trois dernières décennies, au gré des vagues successives de privatisations, l’État s’est appauvri financièrement, en même temps que son périmètre s’est contracté. Mais l’État s’est aussi appauvri… intellectuellement. C’est la loi de l’argent qui a fait son effet : les pantouflages se font de plus en plus tôt, parce que les hauts fonctionnaires savent que l’État, de plus en plus malingre, a de moins en moins de postes à leur offrir, quand dans le privé, les stock-options et autres retraites chapeaux permettent à ceux qui changent de camp d’accumuler des fortunes spectaculaires.

Cet appauvrissement de la très haute fonction publique est évidemment difficile à mesurer. Mais tous ceux qui connaissent bien le ministère des finances attestent que l’on n’y trouve plus les très fortes personnalités que l’on y croisait encore jusqu’à la fin des années 1980. L’État doit donc faire son marché à l’extérieur, dans le privé.

Des effets cumulatifs sont en jeu. Car les hauts fonctionnaires qui restent fidèles à l’intérêt général sont de plus en plus mal payés. Et ils peuvent ressentir une légitime aigreur en constatant que les postes importants leur filent de plus en plus souvent sous le nez, au profit d’anciens collègues qui ont été pendant un temps dans le privé pour y faire fortune. Chichement rémunérés par un État de plus en plus impécunieux, ils sont donc privés de plus en plus souvent de véritables perspectives de carrière. C’est par exemple ce qui s’est passé à la Banque de France, où François Villeroy de Galhau a été préféré à une candidature interne. C’est aussi le cas à la RATP, où également une candidature interne a été écartée. Pour les hauts fonctionnaires fidèles, c’est en quelque sorte la double peine... Ce qui ne peut encore qu’accélérer les pantouflages, puis les rétro-pantouflages ! Après l’État-croupion, l’État-passoire : malheur aux fonctionnaires fidèles…

Un dernier facteur accélère cette tendance, dans la conjoncture actuelle. Un facteur qu’il faut bien appeler par son nom : Emmanuel Macron. Cette tendance à privilégier des candidatures issues du privé plutôt que celles provenant de la sphère publique correspond à l’inclination personnelle du chef de l’État, qui lui-même a fait ses premiers pas à l’Inspection des finances, avant de prendre son envol à la banque Rothschild, pour enfin devenir ministre de l’économie, puis chef de l’État. Il est en quelque sorte lui-même le produit le plus abouti de cette mutation de la haute fonction publique – sa privatisation progressive, si l’on peut dire. En matière de pantouflage et de rétro-pantouflage, c’est lui le maître incontesté. Il est l’exemple à suivre, celui qui incarne le mieux cette tendance inquiétante, celle d’une oligarchie du privé en train de prendre la place de la noblesse d’État.

Laurent Mauduit

• MEDIAPART. 23 NOVEMBRE 2017 :


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