24 décembre 1949 Marche de milliers d’Ivoiriennes à Grand Bassam

vendredi 11 août 2023.
 

Fin 1949, des milliers d’Ivoiriennes se réunissent à Grand-Bassam pour exiger la libération de prisonniers politiques, cadres et militants d’un parti anticolonial. Marie Koré fait partie des meneuses de ce mouvement sans précédent au sein de l’empire colonial français.

« N’ayez« N’ayez pas peur ! », lance Marie Koré à ses camarades ce 24 décembre 1949. Avec elle, au moins deux mille, peut-être même quatre mille femmes sont réunies dans la petite ville de Grand-Bassam. C’est du jamais-vu dans cette colonie française qu’est la Côte d’Ivoire.

De diverses origines géographiques et sociales, elles sont vaillantes et déterminées. Certaines sont là depuis deux jours, venues à pied depuis Abidjan, à 40 kilomètres de marche. Ce qu’elles veulent : la libération de détenus politiques incarcérés à la prison de Grand-Bassam. Sans le savoir, elles sont en train de réaliser « la première manifestation de masse de femmes ouest-africaines contre la domination coloniale française », selon les mots de l’historienne Elizabeth Jacob.

Marie Koré, née Marie Zogbo Gallo, fait partie des meneuses. Elle a un peu moins de 40 ans et c’est une « femme admirable de bravoure et d’intelligence » à qui il ne manque « que l’instruction », explique l’historienne Henriette Diabaté dans son livre, La Marche des femmes sur Grand-Bassam (Les Nouvelles Éditions africaines, 1975). Originaire d’un village de l’ouest, Gokra, elle vit à Treichville, une commune d’Abidjan, où elle milite activement au sein du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI), créé en 1946. Le PDCI est affilié au Rassemblement démocratique africain (RDA), une fédération de partis africains anticoloniaux alors alliée au Parti communiste français (PCF).

Illustration 1Agrandir l’image : Illustration 1 © Illustration Simon Toupet pour Mediapart Cela fait plus de dix mois que son mari, René Séry-Koré, est emprisonné à Grand-Bassam avec sept autres dirigeants du PDCI, Mathieu Ekra, Jean-Baptiste Mockey, Bernard Dadié, Lamad Camara, Albert Paraiso, Jacob Williams et Philippe Vieyra, et plusieurs dizaines de militants.

Ils sont détenus sans jugement, et sous divers motifs, après des incidents meurtriers survenus le 6 février à Treichville et orchestrés par l’administration coloniale. Les responsables du PDCI savent que l’affaire est purement politique : l’influence grandissante de leur parti inquiète les autorités françaises qui ont entrepris, sous la houlette du gouverneur de la colonie, le socialiste Laurent Péchoux, de le détruire.

Au fil des mois, les prisonniers de Grand-Bassam ont vu leurs demandes de mise en liberté provisoire refusées les unes après les autres. Les appels lancés en métropole par des députés communistes, dénonçant des « détentions arbitraires », n’ont rien donné. De son côté, le PDCI a lancé mi-décembre, sur l’idée de l’une de ses cadres, un boycott des produits européens importés qui a été très suivi. Au même moment, ses huit dirigeants emprisonnés ont entamé une grève de la faim. Mais les autorités coloniales restent inflexibles.

Le 20 décembre, les épouses des « Huit » ont rédigé un courrier à l’attention du gouverneur Péchoux. « Huit hommes sont en train de mourir dans une prison, telle est la vérité toute crue. Au nom de nos enfants, et en notre nom, nous venons, M. le Gouverneur, vous mettre devant vos responsabilités », ont-elles écrit. Le 21 décembre, cinq cents femmes se retrouvent avec elles au palais du gouverneur, à Abidjan, pour lui remettre cette lettre. L’intéressé n’est pas là. Son secrétaire général explique que seul le procureur de la République peut faire accélérer la procédure judiciaire.

La marche vers la prison Le lendemain, elles sont à nouveau plusieurs centaines, organisées selon leurs groupes ethniques, à partir d’Abidjan pour le palais de justice de Grand-Bassam. Ayant compris ce qui se trame, les autorités interdisent aux chauffeurs de taxis et de cars de les transporter. Qu’à cela ne tienne, celles qui n’ont pas réussi à partir en véhicule décident de marcher. « Nous ne sommes pas nées avec des voitures. Nous sommes habituées à marcher. Ça ne nous coûte donc rien de faire le voyage à pied », disent à leurs camarades Marie Koré et Lorougnon Zikaï, qui dirigent le groupe des femmes de l’ethnie bété, selon des propos rapportés à Henriette Diabaté. Elles évitent la route, passent en lisière des champs de cocotiers pour éviter d’être arrêtées.

« Les femmes viennent toujours d’Abidjan. Leur nombre grossit, effraie, a pris une ampleur sans précédent. Il exprime la volonté des Africains de se libérer de l’oppression colonialiste », note depuis sa prison l’un des Huit, Bernard Dadié, dans son journal – qui sera plus tard publié sous le titre Carnet de prison (éditions CEDA, Abidjan, 1981). Au palais de justice de Grand-Bassam, le procureur (français) refuse de les recevoir et se moque d’elles. Les manifestantes restent dans la ville, tandis qu’elles voient des militaires blancs aller et venir, patrouillant en Jeep. Le lendemain, le même scénario se répète : elles ne parviennent pas à rencontrer le procureur. Marie Koré et ses compagnes décident alors de se rendre à la prison.

C’est avant l’aube de ce 24 décembre que, par divers itinéraires, elles avancent dans Grand-Bassam. Certaines, comme Marie Koré, en tête du groupe cheminant par la voie principale, portent un enfant sur le dos.

Et puis, c’est la confrontation : face à elles se dressent policiers et gendarmes qui leur ordonnent de se disperser. Elles refusent, se moquent, dansent, lancent des insultes à caractère sexuel, montrent leurs fesses, jettent ce qu’elles trouvent. En retour, elles finissent par recevoir des grenades lacrymogènes, des coups de crosse et de chicotte, ce fouet fait de lanières de cuir utilisé par les tortionnaires négriers, de l’eau mélangée à de la vase et des tessons de bouteille envoyés avec des lances à incendie.

Nous venons d’avoir nos premières femmes détenues politiques. [...] C’est le signe de notre victoire…

Bernard Dadié, communiste emprisonné à Grand-Bassam Marie Koré encourage ses camarades à résister. « Ce n’est pas parce qu’on nous envoie un jet d’eau avec du sable que nous devons nous décourager, car une personne qui veut aller au secours de son époux, de son frère, de son fils ne doit pas reculer devant si peu de chose », dit-elle. Plusieurs dizaines de femmes sont blessées, certaines tombent « dans les fossés envasés et remplis de détritus ».

Marie Koré se retrouve à terre elle aussi, avec son enfant. Elle est rouée de coups. C’est sur l’insistance du président du PDCI et du RDA, Félix Houphouët-Boigny, arrivé sur place vers midi, que les manifestantes finissent par renoncer et retournent à Abidjan, déçues, puisqu’elles n’ont rien obtenu.

Marie Koré, sa fille et trois autres femmes, dont une adolescente, sont conduites dans un commissariat. Apprenant leur incarcération, Bernard Dadié écrit dans son carnet : « Nous venons d’avoir nos premières femmes détenues politiques. C’est le signe de l’alliance absolue des femmes et des hommes dans la lutte émancipatrice. C’est un bon signe. C’est le signe de notre victoire… »

Marie Koré est tabassée par le commissaire lui-même, « peut-être parce qu’elle avait été signalée comme étant la plus dangereuse, peut-être parce qu’il avait eu lui-même affaire à elle », note Henriette Diabaté. Elle se défend en le giflant. « Si tu n’avais pas été mis au monde par une femme, serais-tu ici, en ce moment, à malmener des femmes ? », lui crie-t-elle. Les blessures qui lui ont été infligées sont graves : elle est hospitalisée pendant plusieurs semaines.

La « marche des femmes » n’aboutit pas à la libération immédiate des cadres et militants du PDCI-RDA. Mais elle permet de faire parler davantage d’eux et d’accélérer les procédures judiciaires. « Si ces hommes sont coupables, si des textes permettent de les punir, il faut les punir. Mais s’ils sont innocents, on ne peut pas les garder en détention ; il faut les mettre en liberté. […] Il y a quelques jours, au cours d’une manifestation, quarante femmes ont été blessées et cinq d’entre elles ont été arrêtées, dont l’une avec son bébé », déclare à l’Assemblée nationale, le 28 décembre, le député progressiste Robert Chambeiron.

Dans la mémoire de la Côte d’Ivoire Début janvier 1950, des personnalités du monde politique, scientifique, artistique et littéraire français lancent à leur tour un appel pour la libération des Huit. Le premier procès s’ouvre en mars 1950. Marie Koré a quant à elle été jugée et condamnée en février à deux mois de prison, comme deux autres camarades.

Pendant un temps, l’action de Marie Koré et de ses compagnes ainsi que leur capacité de mobilisation rapide sont célébrées par les responsables du PDCI. Plusieurs autres manifestations féminines de masse ont lieu dans les mois qui suivent. Mais cela ne dure pas. Car, à la fin de l’année 1950, Félix Houphouët-Boigny choisit de collaborer avec les autorités françaises. Il n’est donc plus question de laisser les femmes ivoiriennes s’exprimer librement et critiquer le régime colonial français aussi crûment qu’elles ont pu le faire.

Marie Koré n’a pas connu la suite de cette histoire : elle a perdu la vie en 1953, sept ans avant l’indépendance de son pays, après une consultation à l’hôpital de Treichville. Sa famille pense jusqu’à aujourd’hui qu’elle a été assassinée par le médecin français qui s’est occupé d’elle.

En raison du rôle qu’elle a joué en 1949 et de sa mort précoce, elle occupe une place particulière dans la mémoire d’une partie des Ivoiriens. Pendant plusieurs années, son visage a figuré sur un billet de banque émis par la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest, tandis qu’à Grand-Bassam a été érigé en 1999 un monument représentant trois femmes manifestant, dont une porte un enfant, comme Marie Koré en 1949.

Des hommages lui sont aussi régulièrement rendus, au gré des événements politiques. « Marie Koré représente l’historique marche des femmes vers Grand-Bassam pour résister à la démesure, au mensonge, à la duplicité, à la fourberie et la répression des colons de l’époque. […] Le nom de Marie Koré parle et proclame le refus de la peur », a déclaré la députée ivoirienne (PDCI) Yasmina Ouégnin lors d’une visite à Gokra, son village natal, en 2021.

Fanny Pigeaud

https://www.mediapart.fr/journal/cu...[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20230808-214707&M_BT=1489664863989


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