Coronavirus — Face à la crise sanitaire, Emmanuel Macron annonce une « rupture » en trompe-l’œil

dimanche 22 mars 2020.
 

Face à la crise sanitaire, Emmanuel Macron a vanté « l’État-providence » et promis « des décisions de rupture ». Mais sur le fond, les mesures annoncées confirment que la politique libérale pro-entreprises de l’exécutif reste sa principale boussole.

Emmanuel Macron a désavoué Emmanuel Macron. Jeudi 12 mars au soir, dans une allocution télévisée consacrée à l’épidémie du coronavirus, durant laquelle il a notamment annoncé la fermeture de tous les établissements scolaires « jusqu’à nouvel ordre », le président de la République s’est exprimé comme s’il venait tout juste d’être élu et qu’il découvrait à quel point notre système de santé est précieux.

« La santé n’a pas de prix. Le gouvernement mobilisera tous les moyens financiers nécessaires pour porter assistance, pour prendre en charge les malades, pour sauver des vies quoi qu’il en coûte », a affirmé celui qui, en avril 2018, avait pourtant assuré à une aide-soignante qu’il ne pouvait pas faire plus pour l’hôpital en raison de la dette publique. « Je n’ai pas d’argent magique », avait-il répondu à l’époque.

Deux ans plus tard, à la faveur de ce qu’il qualifie de « plus grave crise sanitaire qu’ait connue la France depuis un siècle », le chef de l’État a longuement remercié « ces héros en blouse blanche, ces milliers de femmes et d’hommes admirables qui n’ont d’autre boussole que le soin ». Les mêmes qui se mobilisent depuis des mois [1] dans l’espoir d’obtenir un peu plus que la charité d’un plan d’urgence a minima [2]. Les mêmes à qui l’exécutif n’a accordé, pendant trois ans, que de faibles concessions, pour mieux imposer sa « transformation » néolibérale.

Sous la menace épidémique, le pouvoir a continué dans les premières semaines à faire des choix qui ont décontenancé bien au-delà du secteur hospitalier : changer de ministre de la santé en pleine crise pour de pures raisons politiciennes, en demandant à Agnès Buzyn de remplacer au pied levé Benjamin Griveaux [3], empêché de mener campagne à Paris ; profiter d’un conseil des ministres exceptionnel, initialement consacré à la seule gestion du coronavirus, pour dégainer l’article 49-3 de la Constitution [4] permettant au gouvernement de faire passer sa réforme des retraites [5] sans vote…

À bien des égards, l’allocution prononcée par Emmanuel Macron jeudi soir avait elle aussi de quoi surprendre. Car entendre le chantre du système néolibéral vanter l’« État-providence » et expliquer face caméra qu’« il nous faudra demain tirer les leçons du moment que nous traversons, interroger le modèle de développement dans lequel s’est engagé notre monde depuis des décennies et qui dévoile ses failles au grand jour, interroger les faiblesses de nos démocraties » n’est pas commun.

Depuis le début de son mandat, le président de la République a en effet conduit toutes les politiques possibles et imaginables pour ramener le déficit sous les 3 %, en assumant pleinement son austérité budgétaire. Son premier ministre Édouard Philippe s’en est toujours félicité, lui qui n’a jamais caché un certain goût pour la rigueur. Mais entre-temps, les « gilets jaunes » ont émergé [6], les crises sociales se sont multipliées, et le ton a légèrement changé.

Il y a quelques mois, le chef de l’État a ainsi commencé à critiquer ouvertement les règles européennes. « Nous avons besoin de plus d’expansionnisme, de plus d’investissement. L’Europe ne peut pas être la seule zone à ne pas le faire, avait-il déclaré à l’hebdomadaire britannique The Economist, en novembre 2019. Je pense que c’est pour ça que le débat autour du 3 % dans les budgets nationaux, et du 1 % du budget européen, est un débat d’un autre siècle. » [7]

Jeudi soir, il a fait un pas supplémentaire vers cette idée en expliquant que « déléguer notre alimentation, notre protection, notre capacité à soigner, notre cadre de vie au fond à d’autres [était] une folie » et qu’il fallait « en reprendre le contrôle ». Avant de conclure : « Les prochaines semaines et les prochains mois nécessiteront des décisions de rupture en ce sens. Je les assumerai. » Un propos qui a immédiatement été interprété comme un tournant du quinquennat. Mais il faut écouter son allocution dans le détail pour comprendre que la politique pro-entreprises d’Emmanuel Macron reste sa principale boussole.

Car pendant une demi-heure, le président de la République a surtout déroulé une série de mesures essentiellement tournées vers les entreprises qu’il dit vouloir « protéger […] quoi qu’il en coûte ». Ainsi a-t-il annoncé la fermeture des crèches, des écoles, des collèges, des lycées et des universités, sans toucher aux transports, où se côtoient pourtant chaque jour des millions de personnes. « Les transports publics seront maintenus, car les arrêter, ce serait tout bloquer, y compris la possibilité de soigner », s’est-il justifié, en demandant aux Français « de limiter leurs déplacements au strict nécessaire ».

« Toutes les entreprises qui le souhaitent pourront reporter sans justification, sans formalité, sans pénalité le paiement des cotisations et impôts dus en mars », a-t-il également affirmé. Comme l’avait indiqué le ministre de l’économie Bruno Le Maire, un peu plus tôt dans la journée, un fonds de solidarité pour les entreprises les plus touchées par l’épidémie sera créé. Pour « protéger les salariés et les entreprises », Emmanuel Macron a aussi confirmé la mise en place d’un mécanisme de chômage partiel, sur le modèle choisi par l’Allemagne au moment de la crise de 2009.

« L’État prendra en charge l’indemnisation des salariés contraints de rester chez eux », a-t-il ajouté. Selon la ministre du travail Muriel Pénicaud, quelque 3 600 entreprises ont demandé à bénéficier de ce dispositif d’activité partielle pour environ 60 000 salariés, ce qui représente à ce stade un coût de 180 millions d’euros pour l’État. Qu’importent les montants : « Je n’ai pas de limite budgétaire, on fera ce qu’il faut », a assuré l’intéressée sur LCI [8].

Le président de la République n’a pas annoncé la création de lits supplémentaires, comme le réclament incessamment les personnels hospitaliers. Il a en revanche expliqué que les soins non essentiels seraient reportés et que le maximum de médecins et de soignants seraient mobilisés, y compris les étudiants et les jeunes retraités. Le gouvernement a ainsi demandé la « déprogrammation immédiate des interventions chirurgicales non urgentes » afin de libérer des lits de réanimation.

Les propos du chef de l’État ne sont pas sans rappeler ceux qu’avait tenus Nicolas Sarkozy en septembre 2008, en pleine crise financière [9]. « Cette crise, sans équivalent depuis les années 30, marque la fin d’un monde », avait-il déclaré à l’époque, dénonçant pêle-mêle « les dumpings, les délocalisations, les dérives de la finance globale, les risques écologiques ». « Une certaine idée de la mondialisation s’achève avec la fin d’un capitalisme financier qui avait imposé sa logique à toute l’économie et avait contribué à la pervertir », avait-il encore estimé, avant de s’empresser de renouer avec les antiennes de la droite, une fois la tempête passée.

Selon plusieurs participants, la réunion qui s’est tenue jeudi matin entre le premier ministre, certains membres de son gouvernement, les chefs de partis, et les présidents des Assemblées, des groupes parlementaires et des associations d’élus, fut essentiellement consacrée aux questions économiques. Un autre sujet a tout de même émergé à cette occasion : la possibilité de reporter les élections municipales dont le premier tour se tient dimanche, et qui ne se présentent pas sous les meilleurs auspices pour La République en marche (LREM) [10].

Ce scénario, pourtant écarté par Édouard Philippe pendant la réunion, était clairement envisagé par Emmanuel Macron. Il a d’ailleurs continué à circuler tout au long de la journée, avant d’être finalement enterré par ce dernier le soir, notamment sous la pression du président Les Républicains (LR) du Sénat. Les deux hommes se sont entretenus par téléphone en fin d’après-midi. S’il a fini par se plier à l’avis de Gérard Larcher, c’est que le président de la République ne pouvait pas se permettre une polémique politique.

Comme il l’a fait à de nombreuses reprises depuis le début de son quinquennat [11], notamment au moment de l’incendie de Notre-Dame de Paris, Emmanuel Macron a donc convoqué une nouvelle fois l’unité nationale pour faire taire les éventuelles critiques. « Je compte sur vous toutes et tous pour faire Nation au fond. Pour réveiller ce qu’il y a de meilleur en nous, pour révéler cette âme généreuse qui, par le passé, a permis à la France d’affronter les plus dures épreuves », a-t-il affirmé.

Avec un sujet aussi dramatique que celui de la crise sanitaire, l’« union sacrée » qu’il appelle de ses vœux est partagée par tous ses opposants, à l’exception de Marine Le Pen. « Un des premiers moyens de freiner l’épidémie était évidemment d’effectuer un contrôle aux frontières, qu’Emmanuel Macron se refuse à faire pour des raisons quasiment religieuses, tout en disant lui-même qu’il va peut-être être obligé de le faire. C’est une incohérence ! », a immédiatement réagi la présidente du Rassemblement national (RN) sur BFM-TV [12].

Notant qu’« il aura fallu une crise mondiale pour que le président de la République comprenne que le modèle d’un monde est mort », le chef de file de La France insoumise (LFI) Jean-Luc Mélenchon a quant à lui estimé sur Twitter que « le moment [était] celui de la solidarité et de la cohésion », « pas celui de la polémique ». « 1492 : Christophe Colomb découvre l’Amérique ; 2020 : Macron découvre le service public », a également commenté le secrétaire national du Parti communiste français (PCF) Fabien Roussel [13].

Ellen Salvi


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