Covid-19 : Avec l’Italie, l’Union européenne a rendez-vous avec l’histoire

samedi 11 avril 2020.
 

Depuis des années, l’Italie est l’illustration des dysfonctionnements de la zone euro. Aujourd’hui, la troisième économie européenne est la plus touchée par la crise sanitaire et en appelle à la solidarité. De la réponse de l’Union dépendra la fin ou non de l’Europe.

Cela fait des années que l’Italie est comme un éléphant dans la pièce européenne. Depuis la crise de l’euro, les responsables européens détournent les regards sur la fragmentation grandissante de la zone euro, dont l’Italie est l’épicentre. Ils feignent d’ignorer les chiffres gênants de la troisième économie de l’Union, tentent de temporiser, en appellent à des expédients pour repousser toujours à plus tard les changements. La pandémie de Covid-19 qui touche tout le continent, mais l’Italie plus encore, et s’abat sur un pays déjà gravement anémié ne permet plus ces manœuvres dilatoires. Aujourd’hui, l’Europe a rendez-vous avec l’histoire. Selon la réponse qu’elle apportera à l’Italie, l’Europe se brisera ou non.

Le dossier italien est si lourd qu’il a déjà fait disjoncter plusieurs responsables européens. Attendue sur l’aide qu’elle pourrait apporter aux pays de la zone euro dans cette crise sanitaire sans équivalent, Christine Lagarde a commencé par commettre une gaffe inexplicable, impardonnable pour une responsable qui a été associée auparavant comme ministre, puis comme directrice générale du FMI, à toute la gestion de la crise de l’euro [voir article ci-dessous].

Lors de sa première intervention le 12 mars, elle a déclaré que la BCE n’était pas responsable de la différence des spreads (écarts de taux) entre les différents titres de dettes des États européens. Le propos était technique mais les observateurs lui ont tout de suite donné sa portée politique : contrairement à sa doctrine précédente, la BCE n’était plus prête à se porter au secours des États les plus exposés et acheter massivement leurs dettes pour les protéger. La réaction a été immédiate : en moins de dix minutes, les taux italiens se sont envolés.

Dans les vingt-quatre heures qui ont suivi, la BCE a émis pas moins de quatre communiqués et billets de blogs pour revenir sur les affirmations de Christine Lagarde. Du jamais vu dans l’histoire de la Banque centrale européenne. Rétropédalant à toute vitesse, l’institution monétaire est allée même plus loin pour juguler la crise qui menaçait : quelques jours plus tard, elle a annoncé qu’elle renonçait à la limite de détention de 33 % de dettes souveraines par pays qu’elle s’était fixée et a recommencé à acheter massivement des dettes italiennes et espagnoles, les plus attaquées.

Au niveau européen, le premier ministre néerlandais, Mark Rutte, a à son tour perdu ses nerfs lors de la réunion des chefs de gouvernement le 27 mars. Alors que six pays (la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, la Belgique, l’Irlande) plaidaient pour l’instauration d’une dette commune et mutualisée (les « corona-bonds ») pour faire face ensemble à l’immense épreuve de l’épidémie de coronavirus, ce dernier apostrophait ses partenaires du « Club Med », et leur faisait la leçon sur leur côté cigale, mettant son veto à tout projet de mutualisation. Il avait le soutien du ministre de l’économie allemand Peter Altmaier (CDU, droite), qualifiant les discussions sur les « eurobonds » de « débat fantôme » (voir l’article de Ludovic Lamant [1]).

Le refus des Pays-Bas et de l’Allemagne a été ressenti comme une gifle par le gouvernement italien. « Je souhaite que tout le monde comprenne, avant qu’il ne soit trop tard, la gravité de la menace qui pèse sur l’Europe. La solidarité ne correspond pas seulement aux valeurs de l’Union, elle est dans l’intérêt de tous », a réagi le président de la République italienne, Sergio Mattarella. Figure tutélaire européenne, Jacques Delors, 94 ans, s’est senti obligé d’intervenir. Dans une déclaration à l’AFP, il a mis en garde les responsables européens contre « le manque de solidarité qui fait courir un danger mortel à l’Union européenne » [2].

Depuis, les Pays-Bas ont fait marche arrière. Le ministre des finances, Wopke Hoekstra, s’est excusé pour « le manque d’empathie » que son pays aurait pu manifester, expliquant qu’ils s’étaient mal exprimés (lire notre article : Pourquoi les Pays-Bas refusent les corona-bonds [3]). Dans une longue tribune publiée dans La Repubblica, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, s’est également excusée auprès des Italiens [4]. « Aujourd’hui, l’Europe se mobilise aux côtés de l’Italie. Malheureusement, cela n’a pas toujours été le cas. Il faut reconnaître qu’au début de la crise, face à la nécessité d’une réponse européenne commune, trop de gens n’ont pensé qu’à leurs propres problèmes domestiques. Ils ne se rendaient pas compte que nous ne pouvons vaincre cette pandémie qu’ensemble », écrit-elle.

Les excuses bienvenues de la Commission européenne permettront-elles d’effacer les affronts passés à l’égard de l’Italie ? Depuis le début du drame que connaît le pays, les Italiens se sentent seuls, bien seuls. Tous les pays frontaliers, à l’exception de la France, ont fermé leurs frontières, anéantissant d’un trait de plume les traités du marché unique, de la libre circulation européenne, de l’espace Schengen. La plupart des pays européens, à commencer par la France et l’Allemagne, ont mégoté leur aide, préférant garder leurs équipements médicaux et leurs médicaments pour eux plutôt que les envoyer au-delà des Alpes.

En lieu et place de la solidarité européenne, les Italiens ont vu arriver des cargaisons de masques expédiés de Chine, des convois d’aide dépêchés par la Russie, des médecins cubains. Le tout lourdement mis en scène, au nom de la fraternité internationale, chacun de ces pays comprenant qu’il y avait une carte à jouer dans le jeu géopolitique qui se transforme à toute vitesse sous l’effet de la pandémie, et que l’Italie pourrait être le maillon faible.

Les Italiens eux-mêmes en sont à se poser la question : à quoi sert cette Union si même dans les moments d’extrême urgence, elle n’est pas capable de démontrer la moindre solidarité ? Mais la question est partagée par bien des capitales dans le monde, bien des observateurs. « À chaque crise macroéconomie, la crise de l’Europe se réveille. Car, à chaque fois, tous les défauts de conception de la zone euro réapparaissent », relève Éric Dor, économiste en chef à l’IESEG School of Management.

Les malfaçons de la zone euro sont connues depuis des années : pas de budget commun, pas d’union bancaire, pas de mécanisme de compensation. Ces dysfonctionnements structurels ont entraîné des déséquilibres économiques qui minent désormais toute la construction politique. Dans de nombreux travaux, l’économiste atterré David Cayla, maître de conférences à l’université d’Angers et auteur de La Fin de l’Union européenne, a mis en lumière les effets de cette construction bancale. « Grâce à son organisation, sa spécialisation industrielle et un euro sous-évalué pour son économie, l’Allemagne est devenue la principale bénéficiaire de l’Union. D’autres pays se sont agrégés au moteur allemand. Les Pays-Bas, qui ont une tradition commerciale, et dans une moindre mesure la Belgique (surtout flamande) profitent de cette concentration », expliquait-il dans un entretien [5].

Cette polarisation économique et industrielle s’est traduite par une destruction de l’outil productif et industriel de l’Europe du Sud. L’Italie, pour qui l’euro est surévalué et n’a plus la possibilité d’utiliser l’arme de la dévaluation pour regagner en compétitivité, en a payé un lourd tribut. Entre 2000 et 2015, le volume de travail manufacturier y a baissé de plus de 21 %.

Une fragmentation qui n’a cessé de s’accélérer

Depuis son entrée dans l’euro, l’économie italienne a connu 15 trimestres de récession. Le PIB du pays, après avoir augmenté dans les premières années, s’est effondré à partir de la crise de 2008, pour à peine retrouver en 2016 ce niveau de 2000. Depuis, l’économie italienne a de nouveau replongé, frôlant la récession chaque trimestre depuis la fin de 2018.

Bien que dégageant un solde commercial positif, et un excédent budgétaire, le gouvernement italien est toujours sous surveillance de la Commission, en raison d’un endettement de plus de 133 % du PIB, héritage d’un passé avant l’euro, mais que l’Italie ne parvient pas à effacer. Alors sous la pression européenne, les réformes structurelles se sont enchaînées : Job Act, réforme du marché du travail, du chômage, des retraites. Sans pourtant faire repartir la machine économique. En décembre 2019, le taux de chômage était de 9,8 %.

Ce marasme économique se retrouvait déjà dans les bilans bancaires. Les crédits douteux – pour ne pas dire perdus – sont estimés à plus de 360 milliards d’euros [6], soit plus de 13 % des engagements bancaires. Faute de trouver une solution européenne, le gouvernement a épongé au coup par coup les comptes afin d’éviter une faillite bancaire. Mais les banques italiennes, comme espagnoles, dépendent quasiment uniquement de la Banque centrale européenne pour les alimenter en liquidités.

Car la crise de l’euro a accentué encore la fragmentation de la zone euro. « Les flux monétaires ne circulent plus au sein de la zone », reconnaissait l’ancien gouverneur de la Banque de France, Christian Noyer, en juillet dernier [7]. Cette fragmentation trouve sa parfaite illustration dans les comptes de Target 2, le système de paiement de l’union bancaire, le lieu qui sert de chambre de compensation entre les différentes banques centrales de l’Union européenne. En janvier 2020, l’Italie affichait un déficit de 384 milliards d’euros par rapport à tous les autres pays européens, tandis que l’Allemagne enregistrait un excédent de 821 milliards d’euros. Les surplus des uns sont les pertes des autres.

C’est dans cet environnement économique déjà très lourd que la pandémie de Covid-19 vient frapper. Selon les premières estimations de la Confindustria – le Medef italien –, l’économie italienne risque de chuter de 6,8 %. Pour faire face à l’épidémie, aux conséquences des mesures de confinement qui ont mis le pays à l’arrêt, et tenter de préserver l’avenir, le gouvernement italien s’emploie à dégager 50 milliards d’euros supplémentaires en urgence.

Déjà certains responsables européens s’inquiètent de cette nouvelle montée des déficits budgétaires, qui pourraient dépasser les 5 % du PIB. La Commission européenne a annoncé qu’elle autorisait la suspension de la règle des 3 % de déficit, comme cela est prévu dans les traités en cas de situation d’urgence. « Un niveau plus élevé de dettes publiques va devenir une constante de nos économies et il sera accompagné par des annulations de dettes privées. L’alternative, c’est une destruction permanente de notre capacité productive et de nos bases budgétaires et fiscales. Cela serait beaucoup plus dommageable », a déjà prévenu l’ancien président de la BCE Mario Draghi [8].

Car l’Italie a besoin de beaucoup plus de 50 milliards d’euros pour se redresser. C’est une des raisons qui ont poussé le gouvernement italien et tous les autres à soutenir la proposition des « corona-bonds ». Une dette mutualisée au niveau européen permettrait de lever beaucoup plus de capitaux, sans risquer de conduire à une crise de dettes souveraines d’un pays ou d’un autre, comme cela s’est produit au moment de la crise grecque, expliquent-ils. Cette réponse financière serait sans doute insuffisante. Mais jointe aux moyens illimités qu’est prête à mettre en œuvre la BCE, elle serait la démonstration que l’Europe peut se montrer solidaire dans cette crise.

Comme en 2012, l’Allemagne et les Pays-Bas s’opposent à tout projet de mutualisation. C’est une des promesses qu’ils ont faites à leurs électeurs : ceux-ci n’auraient jamais à payer pour les autres pays. Pour eux, ces eurobonds se justifient d’autant moins que l’Europe a désormais tous les moyens nécessaires pour faire face à une nouvelle crise grâce au Mécanisme européen de stabilité financière (MESF). Quelque 450 milliards d’euros sont placés en réserve pour venir en aide aux pays en difficulté.

Même en faisant jouer l’effet de levier à plein et en empruntant sur les marchés les capitaux nécessaires, il n’est pas sûr que ces moyens soient suffisants pour réparer les dégâts considérables créés par la pandémie du coronavirus, l’arrêt des économies et la récession qui va suivre pour répondre aux besoins de l’Italie. « C’est un plan Marshall qu’il faut pour l’Italie », dit Christopher Dembik, responsable de la recherche macroéconomique dans le groupe Saxo Bank.

Le recours au Mécanisme européen de stabilité semble d’autant plus exclu pour le gouvernement italien que, dans l’esprit de l’Allemagne et des Pays-Bas, les règles en vigueur doivent s’appliquer. En d’autres termes, comme lors du sauvetage de la Grèce, toute aide serait soumise à des conditionnalités, le pays qui y aurait recours devrait accepter de se mettre sous le contrôle de l’Europe, d’appliquer les remèdes qui lui sont préconisés, de renoncer à une partie substantielle de la souveraineté.

« Inacceptable », a déjà fait savoir le gouvernement italien, en faisant valoir qu’une crise provoquée par une pandémie n’était pas le fruit d’une politique désordonnée. De plus, à suivre les réflexions de certains responsables européens, cette aide se traduirait là encore par de nouvelles politiques d’austérité, afin d’assurer le remboursement des pays créanciers. Appliquées à une économie à genoux, celles-ci ne pourraient conduire qu’à une catastrophe.

Un certain nombre de responsables politiques et d’économistes allemands se sont joints aux autres pays européens pour demander la création d’eurobonds, une mutualisation des dettes au niveau européen pour faire face ensemble au défi sans précédent de la crise sanitaire. La droite allemande, elle, campe sur ses positions, refusant par avance tout ce qui pourrait ressembler à une union de transfert.

Les résistances allemandes et néerlandaises à tout transfert, toute mutualisation, ne s’inscrivent pas seulement dans un débat de principe. Au moment de la crise de l’euro, alors que l’Italie menaçait d’être emportée dans le même mouvement que la Grèce, beaucoup s’interrogeaient alors sur la capacité des autres pays européens à lui porter secours. L’Italie n’est pas la Grèce, faisaient-ils valoir. Jamais nos économies n’y résisteront s’il faut sauver la troisième économie européenne, endettée à hauteur de plus de 2 000 milliards d’euros, expliquaient-ils alors.

Ces remarques traînent encore dans les mémoires. Dans le même temps, renoncer à aider l’Italie reviendrait de facto à accepter une dislocation accélérée de l’Europe.

Faut-il sauver l’Italie et l’Europe, ou se sauver seul ? Pour l’instant, Angela Merkel, comme à son habitude, se tait. Mais à la différence de la crise financière de 2008, elle ne pourra pas temporiser longtemps. L’histoire frappe à la porte.

Martine Orange

• MEDIAPART. 2 AVRIL 2020 :


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