Confinement en maisons de retraite : de quel droit prive-t-on les anciens de leur liberté ?

jeudi 4 juin 2020.
 

En entrant dans une maison de retraite, les pensionnaires n’ont pas pour autant consenti à renoncer à leurs libertés fondamentales, s’insurge ce professeur spécialiste des soins aux personnes âgées à l’université de Louvain, en Belgique. De quel droit appliquons-nous aux anciens un confinement total, que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes ?

Cet article est extrait de notre dossier “La lutte des âges”. Publié le 20 mai 2020, il décrit la façon dont la pandémie touche particulièrement deux générations : les plus âgés, pour lesquels le Covid-19 est beaucoup plus meurtrier, et les jeunes, sur lesquels la récession qui s’annonce va lourdement peser.

Peu d’entre nous doutent du bien-fondé des mesures de crise qui ont été prises dans l’intérêt de la santé publique : particulièrement contagieux, le Sars-CoV-2 représente en effet un risque important de surcharge de notre système de santé. Si la science en sait chaque jour un peu plus sur les caractéristiques de ce virus et si la population adapte progressivement son comportement pour mieux y faire face, il reste de nombreuses interrogations. Nous ne disposons pour l’instant d’aucun vaccin et d’aucun traitement : la mise en place, l’annonce, l’application – et puis enfin la levée progressive – des différentes mesures n’ont donc rien d’une évidence.

Étant donné la très grande vulnérabilité des personnes âgées et le risque de propagation rapide du virus, il est tout à fait compréhensible que le gouvernement ait décidé d’interdire les visites dans les maisons de retraite. Il est en revanche beaucoup moins défendable que, contrairement au reste de la population, les résidents n’aient pas le droit de sortir de leur établissement, ne serait-ce que pour marcher un peu et prendre l’air. Qui peut affirmer que ces personnes ne sont pas en mesure d’appliquer les gestes barrières, comme le lavage des mains et la distanciation physique ?

Veiller au consentement du patient

Il est vrai que ces établissements accueillent un grand nombre de résidents qui ne sont pas en mesure de se conformer aux règles, notamment celles et ceux souffrant de démence. Mais n’en oublions pas tous les autres, dont les facultés mentales ne sont pas altérées. Il y a même de fortes chances pour que ces personnes respectent davantage les mesures que le reste de la population. De quel droit les enfermons-nous entre quatre murs depuis deux mois ? Et combien de temps pourrons-nous encore défendre cette mesure de privation de liberté appliquée à l’ensemble des maisons de retraite ?

[En Belgique comme en France], la loi stipule que tout traitement ou soin médical doit se faire avec le consentement du patient, s’il est en mesure d’exprimer sa volonté. Si la privation de liberté fait partie des soins, cette privation doit se faire avec l’accord de la personne concernée ou, s’il s’agit d’une personne majeure protégée incapable d’exprimer sa volonté, avec celui du représentant légal. Toute exception à cette règle se rapporte à des situations “exceptionnelles”, où la personne représente un danger pour elle-même ou pour les autres. Dans de tels cas, on peut en effet entraver la liberté d’un individu sans son accord.

À certains égards, la crise du coronavirus peut être considérée comme une situation exceptionnelle. Les résidents sont en effet exposés à un risque élevé de contamination. Mais combien de temps encore pourrons-nous maintenir cette mesure ? Tous les praticiens du monde médical savent que la privation de liberté doit être provisoire et la plus courte possible, au risque de graves répercussions sur la santé physique et mentale. Et pourquoi, d’ailleurs, cette privation ne s’applique-t-elle pas à l’ensemble de la population ? Après tout, nous courons aussi un risque de contamination. Pourtant, nous avons toujours été autorisés, depuis le début de la crise, à sortir de chez nous pour faire un peu d’exercice.

Or, davantage encore que les autres, les personnes âgées ont besoin d’exercice physique. Comme le dit l’adage, “qui n’avance pas recule” : toute inaction prolongée entraînera chez ces personnes des problèmes supplémentaires. Pensons au risque de maladies cardio-vasculaires, à l’accélération de la dégénérescence cognitive, à la perte de force musculaire et de l’équilibre, avec comme conséquence un risque accru de chute ou de fracture. La privation de liberté est en outre contraire aux droits humains et aux libertés fondamentales ; elle nuit de façon profonde à la sphère émotionnelle, avec une forte augmentation de l’isolement social, de la solitude et de la dépression. L’impact sur le plan humain et sociétal est considérable.

Premières concernées, les personnes âgées doivent avoir voix au chapitre

Je déplore qu’il n’ait pratiquement pas été question des maisons de retraite dans l’annonce des mesures de déconfinement [en Belgique, le 24 avril]. Je comprends qu’une concertation préalable avec le secteur est nécessaire, mais j’espère qu’un assouplissement de ces mesures est à tout le moins négociable. Nous ne pouvons plus tolérer que des personnes âgées soient ainsi soumises à un régime que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes. Certaines résidences ont certes un jardin ou un parc, mais c’est loin d’être toujours le cas.

Je suis convaincu de la créativité et de l’expertise des établissements de soins pour personnes âgées. Ils ne ménagent pas leurs efforts et méritent à ce titre toute notre admiration. Mais je suis encore plus convaincu du droit à l’autodétermination et du sens des responsabilités de nos aînés. Ne les oublions pas. Premières concernées par les mesures qui les touchent, les personnes âgées doivent avoir voix au chapitre. Elles sont tout aussi capables que le reste de la population de déterminer ce qui peut se faire ou pas, en tenant compte des gestes barrières et de la distanciation physique.

Koen Milisen

Courrier International


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