Révélations - Quand le pétrole de Daesh refait surface...

jeudi 11 juin 2020.
 

Implanté depuis 2012 en Turquie, le groupe français Rubis, spécialisé dans les infrastructures pétrolières portuaires et la distribution de pétrole a, selon notre enquête et un rapport des services secrets russes non contredit, pu bénéficier du trafic illégal de pétrole de l’organisation jihadiste Daesh. Enquête et révélations.

Rubis. Un nom qui sent le luxe et le raffinement. Dans la réalité, le groupe Rubis, qui fête cette année ses 30 ans, est à l’opposé de cette image : il est spécialisé dans l’énergie, le pétrole et le gaz, avec ses infrastructures portuaires de stockage ou ses réseaux de distribution un peu partout sur la planète. Un métier sale, à l’image dégradée compte tenu de sa participation au changement climatique, qui explique peut-être la raison pour laquelle ce groupe reste très discret. Il n’a jamais fait la une de la presse, même économique, alors qu’il est une réelle success story.

Parti de presque rien, l’ancien banquier Gilles Gobin, alors âgé de 39 ans, crée en 1990 une société d’investissements qu’il appelle Rubis. À l’époque, son idée est de repérer les sociétés sous-cotées dans des métiers dits économiquement matures, de prendre une participation significative et d’essayer de la revendre au plus vite en engrangeant la plus grosse plus-value possible. Ce qu’il réalise parfaitement avec sa première opération qui vise le fabricant français de chaudières ELM Leblanc : les 40 millions de francs investis dans la société ont rapporté, en quelques mois, 15 millions de francs.

Trente ans plus tard, l’ancienne société d’investissement s’est spécialisée dans le stockage et la distribution du pétrole et du gaz pour en faire son unique métier. Le groupe pèse aujourd’hui plus de 5 milliards de chiffre d’affaires et vaut quelques 4,3 milliards d’euros en bourse. Gilles Gobin est toujours aux manettes, accompagné par ses deux partenaires qui l’ont rejoint dès le début de l’aventure : Jacques Riou, son cogérant, et Bruno Krief, l’inamovible directeur financier.

Mais l’année 2020 a débuté avec une annonce majeure : le désengagement partiel des activités de stockage portuaire. En janvier dernier, le groupe annonce la cession de 35 % de sa filiale Rubis Terminal au fonds d’investissement américain I Squared Capital. Un accord finalisé trois mois plus tard. Raison officielle invoquée par le groupe français : permettre à cette activité de se développer plus rapidement. Un premier pas qui ressemble fort à une sortie progressive de ce métier historique.

Constitué à partir des actifs de la Compagnie parisienne des asphaltes, acquise au début des années 1990, Rubis Terminal s’est progressivement internationalisé, avec des implantations dans les deux grands ports de la mer du Nord, Anvers et Rotterdam. En janvier 2012, le groupe s’installe en Turquie et acquiert 50 % de la société locale Delta Petrol pour 96 millions de dollars, qui devient ainsi Delta Rubis Petrol. Logique : la Turquie est au débouché de plusieurs oléoducs et gazoducs importants. C’est manifestement une bonne opération, puisqu’au début de 2017, Rubis rachète les parts de son partenaire turc - 50% du capital - et rebaptise la société Rubis Terminal Petrol. La Russie cible la région où opère Rubis

Mais depuis 2012, un événement - et non des moindres - est intervenu dans la région : la constitution de l’organisation jihadiste Daesh en Syrie et en Irak, qui a rapidement pris le contrôle des principaux champs pétroliers syriens et d’une partie des champs au nord de l’Irak. En décembre 2015, la Russie dénonce publiquement les relations troubles entre le groupe terroriste et la Turquie : Daesh écoulerait son pétrole via les terminaux portuaires installés dans les régions côtières de Ceyhan et de Hatay (sud-est de la Turquie), proches de la frontière syrienne.

C’est justement là qu’est installé Rubis Terminal Petrol. À Dörtyol plus exactement, sur la côte sud du golfe d’Alexandrette. Le groupe y dispose d’une capacité de stockage de pétrole de 650 000 m3, qui devait être portée à 1 million de m3. Rubis y a aussi augmenté la capacité de son port en construisant une nouvelle jetée. Plus embêtant pour le groupe français : dans son rapport annuel 2015, il est expliqué qu’« en 2014, l’accroissement du transit routier de produits raffinés et de pétrole brut a nécessité la construction d’une nouvelle gare routière ».

Qui utilisait le transport routier pour évacuer son pétrole dans la région ? Un seul fournisseur : Daesh. D’ailleurs, les documents publiés par le ministère de la Défense russe en décembre 2015 ont clairement identifié le port de Dörtyol comme étant l’un des débouchés du pétrole de Daesh, photos satellite à l’appui.

Le 2 décembre 2015, le ministère de la Défense russe organise une conférence de presse pour dénoncer l’implication de la Turquie dans le trafic pétrolier avec Daesh. Le lieutenant-général Sergei Rudskov détaille les bombardements russes sur les infrastructures pétrolières de Daesh en Syrie, estimant qu’ils ont permis de diviser par deux les revenus journaliers tirés du pétrole pour Daesh (à 1,5 millions de dollars). Ils dévoilent plusieurs images aériennes et/ou satellite de convois de camions-citernes qui transportent le pétrole de Daesh en Turquie, ainsi que des prises de vue de différents ports turcs où se rendent les camions-citernes.

L’activité et les comptes de la filiale turque de Rubis vont rapidement profiter de la situation instable en Syrie et en Irak. Après une année 2013 décevante, marquée par une chute de 34 % de l’activité de Delta Rubis Petrol, l’année 2014 enregistre un rebond spectaculaire de l’activité de 108 %, le résultat opérationnel de la filiale turque progressant de 6 %. Pour justifier cette amélioration spectaculaire, Rubis invoque le fort trafic de brut provenant du Kurdistan irakien, alors en plein conflit avec le gouvernement central irakien sur la répartition des recettes du pétrole. Mais pour évacuer son brut, le Kurdistan irakien n’emprunte pas le chemin de Dörtyol : il dispose d’un oléoduc qui le relie aux ports turcs.

En 2015, tous les indicateurs demeurent au vert pour Delta Rubis Petrol, avec un bond de 81 % de son activité. Le groupe, qui invoque toujours les bonnes affaires avec le Kurdistan, ne souffle pas mot sur les accusations russes. La croissance de l’activité se tasse toutefois en 2016 (+ 14 % tout de même), mais le résultat opérationnel s’élève à 6,4 millions d’euros, contre 5 millions l’année précédente.

Le groupe Rubis pouvait-il ne pas connaitre l’implication de sa filiale turque dans le trafic pétrolier de Daesh ? Autrement dit, les associés turcs de Rubis ont-ils pu œuvrer dans le dos des dirigeants français ? Possible, mais dans son document de référence de l’année 2012, le groupe précise (page 153) au sujet de sa nouvelle filiale turque : « Cette transaction, réalisée via un partenariat avec les actionnaires actuels, permet au Groupe de gérer conjointement le plus gros terminal indépendant de produits pétroliers en Méditerranée ». Les Français semblent donc impliqués dans ces opérations de stockage et de livraison de pétrole.

En outre, si Rubis avait eu des doutes sur l’activité de sa filiale, le groupe (ou ses commissaires aux comptes) aurait dû faire un signalement à Tracfin et communiquer sur le sujet dans ses documents financiers. Mais durant ces trois années marquées par l’expansion de Daesh dans la région, Rubis n’évoque à aucun moment la situation géopolitique et les mesures qu’aurait pu prendre sa filiale turque pour éviter d’être utilisée par le groupe terroriste pour écouler son pétrole. Pourtant, après la conférence de presse du ministère de la Défense russe de décembre 2015, qui a fait les gros titres de la presse mondiale, l’ONU sera saisie officiellement en janvier 2016 par la Russie.

Malgré l’embargo qui frappe le pétrole extrait dans les zones contrôlées par Daesh, des analystes vont évaluer les recettes annuelles de l’organisation, tirées des ventes de brut, à plus d’un milliard de dollars par an. De quoi financer non seulement son expansion dans la région, mais aussi les attentats commis, en son nom, dans le monde, notamment en France en 2015 et 2016.

Rappelons qu’à l’époque, et aujourd’hui encore, Rubis est une entreprise française, son siège social est installé à Paris et qu’elle est cotée à la bourse de Paris. Malgré les informations dévoilées par la Russie, l’identification de son port pétrolier de Dörtyol, et l’explosion soudaine de l’activité de sa filiale turque, Rubis ne dit rien. Un élément, plus troublant encore : personne n’a soulevé la question de l’implication potentielle de Rubis dans le financement de Daesh. Ni les services de renseignements français ou étrangers (en dehors des russes), ni les politiques.

Pire. Dans la foulée des attentats de novembre 2015, l’Assemblée nationale crée, en 2016, une mission d’information sur les moyens de Daesh qui souligne le rôle de la Turquie dans le trafic pétrolier avec l’organisation jihadiste. « Si Daech se focalise sur les profits à l’extraction et prend rarement le risque de l’acheminement, il peut vendre le pétrole brut à des commerçants irakiens et syriens qui, eux, le font passer par contrebande dans les territoires ou pays limitrophes aux frontières poreuses (Turquie, Jordanie, régime syrien) », explique ainsi le rapport.

Plus loin, le rapport parlementaire, publié en juillet 2016, explique aussi qu’aucun raffineur français n’achète le pétrole de Daesh. « Il est très peu probable que les raffineries européennes achètent des hydrocarbures de Daech. De nombreux éléments concordants, entendus par la Mission lors des auditions qu’elle a pu mener ou lors de ses déplacements, permettent de l’affirmer avec quasi-certitude pour ce qui est de la France et de ses trois grands raffineurs (Total, Esso, Ineos PetroChina) ».

Pour autant, les membres de la commission d’information ne s’inquiètent à aucun moment du rôle joué par les ports turcs identifiés quelques mois plus tôt par la Russie. « Nous n’avons eu aucune information concernant Rubis », affirme un député qui était membre de la mission d’information. Il confirme que des auditions ont bien eu lieu avec des représentants de la communauté du renseignement, mais que personne n’a cité le nom de Rubis. Une étrange cécité

Comment penser, alors que la Russie vient d’accuser publiquement la Turquie de commercer avec Daesh, que le gouvernement français n’ait pas demandé aux services de renseignement d’enquêter sur les accusations russes et de vérifier qu’aucune société française ne pouvait être impliquée dans ce trafic ? Comment penser qu’aucune demande n’ait été adressée à Rubis, un acteur important des installations portuaires pétrolières et dans les réseaux de distribution ?

Véritable faillite du renseignement français ? Volonté de cacher une information embarrassante ? Pour pouvoir répondre à cette question, il n’est pas inutile de se replonger dans les relations d’affaires de Rubis. Parmi les plus anciens actionnaires du groupe, il y a Orfim, une discrète société d’investissements créée au début des années 1980 par Sébastien Picciotto, le partenaire historique de Vincent Bolloré. L’homme d’affaire breton a d’ailleurs été administrateur de Rubis, après l’introduction en bourse de la société en 1995, alors que les deux groupes sont concurrents.

Alexandre Picciotto, le fils de Sébastien, est toujours administrateur chez Bolloré. Il était administrateur chez Rubis au moment des faits évoqués dans cet article, puisque Orfim n’a annoncé qu’en 2019 la cession des 5% du capital du groupe pétrolier qu’elle détenait jusque-là, après vingt années de présence au capital.

La famille Picciotto a un parcours atypique. Originaire de Syrie, elle s’est enrichie grâce à sa société d’investissement, au point de devenir l’une des grandes fortunes françaises. En 2019, le magazine Challenges estimait ainsi la fortune de Sébastien Picciotto à 1 milliard d’euros, ce qui le classait en 95ème position dans le classement annuel des 500 Français les plus riches

Pour autant, la famille Picciotto n’a jamais coupé les ponts avec le Proche-Orient. Alexandre est ainsi toujours administrateur de la société pétrolière turque Aygaz, créée en 1961 par son grand-père Hillel avec le puissant industriel turc Vehbi Koç, dont le fils et successeur Mustafa, décédé en mars 2016, était un intime de Recep Tayyip Erdogan, le président turc. D’après les services de renseignement russes, la famille d’Erdogan était impliquée dans le trafic pétrolier avec Daesh.

Est-ce cet écheveau de relations aboutissant en Turquie dans l’entourage de l’ombrageux président qui a amené les services de renseignement et les pouvoirs publics à fermer les yeux ? L’hypothèse nous semble plausible. Reste maintenant que Rubis va devoir s’expliquer sur ses activités turques. Si ses dirigeants n’ont pas répondu à nos sollicitations pressantes (1), ils répondront sans doute aux autorités judiciaires. Selon nos informations, le dossier a été signalé à la Brigade financière parisienne et au Parquet financier.

(1) Le 26 mai, à 14h21, Thierry Gadault a envoyé un mail au service de communication de Rubis indiquant qu’il préparait une enquête sur le pétrole de Daesh pour le Média. « J’ai vu que vous avez une implantation en Turquie. Serait-il possible d’avoir un rdv téléphonique avec un dirigeant du groupe ? », écrivait-il en laissant son numéro de téléphone. À 18h40, le même jour, le service communication répondait : « Bonjour. Je vous remercie de l’intérêt que vous portez à notre Groupe, mais nous ne souhaitons pas donner suite. Bien cordialement. L’équipe Rubis ».

Le 27 mai, le journaliste tentait par un autre biais : « C’est dommage. Sinon, au cours de mon enquête, une de mes sources dans le secteur m’a affirmé que Bolloré, qui ne vous apprécierait pas, chercherait à vous racheter. Possible d’avoir un commentaire (même off si vous préférez) ? Cordialement ».

Enfin, le vendredi 29 mai, il ajoutait : « Bonjour. Pas de réaction, même off, à mon précédent mail ? J’ai deux nouvelles questions : 1/ Selon mes sources, confirmées par des documents, votre filiale turque est identifiée comme ayant participé au trafic du pétrole de Daesh. Un commentaire ? 2/ Pour quelles raisons, il n’y a pas, dans vos documents de référence sur la période 2014 - 2017, d’informations plus précises sur la situation géopolitique en Syrie et Irak, les risques encourus et le conflit entre le Kurdistan irakien et le gouvernement central irakien sur la répartition des recettes tirées de la vente du pétrole kurde ? Cordialement ».

À ce jour, Rubis qui était prévenu de la date de publication de l’enquête, n’a pas réagi.


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