Edgar Morin : « Le Covid nous a rappelé les principes qui font société »

lundi 24 août 2020.
 

Sociologue et philosophe, Edgar Morin analyse la crise du Covid-19, s’attachant à décrypter les ruptures, mais aussi les incertitudes, qu’elle induit. Il en tire des « leçons » qui éclairent l’espoir du « monde d’après ».

Bientôt centenaire, docteur honoris causa de près d’une trentaine d’universités à travers le monde, Edgar Morin est l’auteur d’une œuvre imposante et compte parmi les penseurs les plus reconnus de notre temps. Ancien résistant dans le sillage du PCF mais engagé au sein d’un réseau comprenant notamment Marguerite Duras, Dionys Mascolo et Robert Antelme, sous la direction de François Mitterrand, il a raconté sa (douloureuse) rupture avec le communisme stalinien de l’après-guerre dans un ouvrage inoubliable, Autocritique (Minuit, 1959). Ses convictions en faveur de l’émancipation sociale ne varieront toutefois jamais, fidèle à une gauche de gauche, proche de Socialisme ou barbarie, du PSU, jusqu’à l’élan libertaire issu de Mai 68. Il se consacre alors, plusieurs décennies durant, à la rédaction de son maître ouvrage, La Méthode (Seuil, six volumes, de 1977 à 2004) où, loin des dogmatismes, il élabore la « pensée complexe », à rebours des réflexes et replis idéologiques qui ont trop souvent cours alors.

Sociologue et philosophe difficilement classable, inlassable esprit critique, Edgar Morin ne cesse d’intervenir avec emphase dans le débat public. Avec ces « leçons du coronavirus », rassemblées sous le titre Changeons de voie (1) qui renvoie à son ouvrage de 2011, La Voie (Fayard), il s’attache aujourd’hui à comprendre et à montrer combien la crise sanitaire du Covid-19 a profondément déconsidéré les automatismes du néolibéralisme mondialisé. Pour mieux appeler, après la longue révolte du mouvement des gilets jaunes et les luttes contre les « réformes » dérégulatrices voulues par la Macronie, à l’édification de ce fameux « monde d’après », sensible et rationnel, fondé sur les grands principes, aussi bien au plan individuel qu’au plan collectif, de responsabilité et de solidarité.

Comment s’est passée votre période de confinement ? En avez-vous profité pour relire Dostoïevski, Chateaubriand, Saint-Simon ou Proust ?

Edgar Morin : Je dois reconnaître que je n’ai peut-être jamais été autant excité face à un événement, si surprenant. Chaque jour apportait une nouvelle surprise, de nouvelles incertitudes. J’ai, bien entendu, passé mon temps à lire, à observer, à réfléchir. Mais, assez vite, j’ai été sollicité, aussi bien par des conversations amicales que par des demandes d’interview. Tout en étant enfermé, ou confiné (même si le mot est excessif car j’ai la chance d’avoir un jardinet), jamais le monde extérieur, dans sa totalité, n’a été aussi présent. Nous avons vécu un phénomène mondial, à tous les niveaux, à la fois sanitaire, économique, politique, social, etc. Ce fut donc une époque extrêmement intense, assez unique même, durant laquelle je n’ai pas pu me plonger dans des lectures telles que celles que vous évoquez. Mais sur la fin de cette période très spéciale, j’ai éprouvé le besoin de tirer ce que j’ai appelé des « leçons », avec l’étroite collaboration de mon épouse [qui est sociologue], Sabah Abouessalam. Et expliquer surtout l’urgente nécessité de « changer de voie ».

Cette démarche d’analyse, quasi immédiate, ou du moins à chaud, m’a rappelé celle que vous aviez proposée sur Mai 68, avec vos amis Cornelius Castoriadis et Claude Lefort, dès le début du mois de juin, dans votre ouvrage intitulé La Brèche (Fayard)…

J’aime beaucoup en effet cet exercice qui est de réagir et de tenter d’analyser rapidement les événements. En mai 1968, mon premier article s’intitulait « La commune étudiante » et est sorti, je crois, entre le 10 et le 15 mai dans Le Monde. C’est que j’aime le risque et j’aime prendre mes risques ! Et m’essayer à apporter ma modeste contribution de cette façon-là quant à des événements sur lesquels on n’a, par définition, pas encore de recul.

Il y a une fermentation formidable de mouvements, d’idées et d’élans qui prennent corps dans la société.

Diriez-vous que la principale leçon de cette crise est, au fond, d’avoir remis l’humain, ou le vivant, à la première place ou au centre de nos préoccupations, puisque la mort est soudain revenue rôder tout près de nous ?

Car la mort fait partie de l’humain ! Mais en considérant tous les sens du mot humain : l’individu, la personne, a été profondément affecté, chacun dans son mode de vie, qui d’extraverti (dans sa vie sociale, au travail, dans ses loisirs) est soudain devenu majoritairement introverti. Ce qui a sans doute amené chacun à réfléchir sur son propre mode de vie, son comportement, sur la façon dont il est un peu le jouet d’une énorme machine, pour ne pas dire du système. Or l’humain, c’est aussi toute l’humanité qui se trouve affectée par ce bouleversement, en tant que collectif, en tant qu’ensemble des humains. Mais nous devons en outre faire face aujourd’hui aux problèmes induits par la mondialisation, qui a à la fois uni techniquement et divisé culturellement cette humanité. C’est bien en effet l’humain qui a été placé, et secoué, au cœur de cette crise et qui a donc été le problème central.

Cette crise a-t-elle été, selon vous, une piqûre de rappel de l’essentiel, c’est-à-dire la santé, l’alimentation, mais aussi la solidarité, la sobriété, voire la lenteur ?

Je dirais plutôt que la question est de savoir quelle pourra être la durée de l’action d’une telle piqûre de rappel !

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