9 juin 1937 : Carlo et Nello Rosselli sont assassinés par les fascistes

lundi 12 juin 2023.
 

Au lendemain de cette date, leurs corps criblés de balles et lacérés de coups de poignard ont en effet été trouvés près de Bagnoles-de-l’Orne. Qui sont les meurtriers ? des activistes de La Cagoule.

Division 94 du cimetière du Père-Lachaise à Paris, non loin du mur des Fédérés [1], on trouve une sépulture à la forme peu commune. Ornée de deux portraits en noir et blanc, elle est gravée d’une inscription en italien : « Carlo et Nello Rosselli. Tués ensemble le 9 juin 1937. Ensemble, ils attendent que le sacrifice de leur jeunesse accélère la victoire de leurs idéaux. Justice et liberté. »

Au lendemain de cette date, leurs corps criblés de balles et lacérés de coups de poignard ont en effet été trouvés près de Bagnoles-de-l’Orne en Normandie. Carlo avait 37 ans, Nello 36. Militant notoire de l’antifascisme italien, le premier était venu se soigner dans cette ville d’eaux, où l’avait rejoint son frère cadet, historien plus discret dans son engagement mais abhorrant tout autant le régime édifié par Mussolini depuis 1922. Plusieurs jours après cette découverte macabre, la presse généraliste s’empare de l’événement, commenté par de nombreuses personnalités du monde politique, intellectuel et artistique.

Si aujourd’hui les Rosselli sont largement tombés dans l’oubli, il faut s’imaginer les dizaines de milliers de personnes qui se sont pressées aux funérailles organisées une semaine après leur assassinat. Des antifascistes de toutes nationalités et classes sociales côtoient alors les délégations des partis français du Front populaire. Mais celui-ci n’en a plus que pour quelques jours d’existence : devant l’intransigeance financière du Sénat, le cabinet de Léon Blum tombera bientôt. Alors que les franquistes prendront bientôt le dessus dans la guerre civile qui s’est déclenchée en Espagne, la disparition des deux frères s’inscrit donc dans une phase d’avancée des fascistes et de leurs alliés.

Carlo Rosselli avait fini par occuper une place toute singulière dans le paysage de l’antifascisme, occultée avec le temps par une histoire qui s’est naturellement focalisée sur les grands acteurs. Comme le rappelle l’historien Bruno Groppo [2], la victoire des nazis en Allemagne en 1933 avait cessé de cantonner ce combat à l’Italie. Mais bien entendu, « le refus du fascisme pouvait se faire au nom de projets politiques et de visions de la société très différents ». Pour ce qui concerne le mouvement ouvrier, les deux grandes familles concurrentes du socialisme et du communisme abordaient différemment la question.

D’un côté, les socialistes dénonçaient le fascisme avant tout comme une menace envers la démocratie. Ils se révélèrent en même temps incapables de définir à temps une stratégie commune, et peu à l’aise dans la définition d’une action extra-parlementaire, voire clandestine. D’un autre côté, les communistes présentaient un front bien plus organisé et homogène, car dépendant de la tutelle moscovite. Celle-ci leur imposa jusqu’en 1934 une ligne sectaire, mettant tous les partis dits bourgeois dans le même sac fasciste, au nom de son équivalence avec le capitalisme. En dépit d’un revirement en faveur de « fronts populaires » à partir de cette date, le but ultime de Staline restait la préservation de son régime et l’expansion d’un modèle soviétique attentatoire au pluralisme et aux droits de l’homme.

À la même époque, Carlo Rosselli et ses amis du mouvement Giustizia e Libertà (Justice et Liberté), dont il était la figure de proue à défaut d’en être le chef officiel, se démarquaient des uns comme des autres. L’attachement farouche de Rosselli à la démocratie et au principe de liberté le rapprochait de sa famille socialiste d’origine et l’éloignait des communistes bolchévisés. Le fait que le fascisme soit foncièrement antilibéral suffisait à le rendre condamnable. En revanche, Rosselli a rompu très tôt avec la prudence des socialistes en acceptant la sortie de la légalité, la clandestinité et l’usage de la violence comme moyens de lutte contre un ennemi impitoyable. Cet aspect le rapprochait en l’occurrence des communistes, avec qui il partageait également, selon Groppo, la conception du militantisme comme un « engagement moral total ».

Enfin, Rosselli s’est distingué très tôt par sa compréhension de la nature et de la dangerosité du fascisme. Il ne le réduisait pas à une riposte de classe ou un surgeon maléfique de la bourgeoisie, et mettait l’accent sur sa capacité de mobilisation des masses. Dans son unique ouvrage, il prévient que « les escouades d’action ne sont pas nées seulement de la colère aveugle des milieux réactionnaires qui les ont soutenues. Attitude factieuse, esprit d’aventure, goûts romantiques, idéalisme petit-bourgeois, rhétorique nationaliste, réactions sentimentales à la guerre, désirs inquiets du nouveau quel qu’il soit – sans ces motifs, le fascisme n’aurait pas existé. […] Le fascisme se greffe sur le sous-sol de l’Italie, et l’on voit alors qu’il exprime les vices profonds, les faiblesses latentes, les misères – hélas – de notre peuple tout entier ».

De la clandestinité en Italie au front espagnol

Ces convictions sont à rapprocher de son expérience de la Première Guerre mondiale et de la montée du fascisme. Il y a en effet une dimension générationnelle dans le rejet par Rosselli des réflexes de la « vieille garde » socialiste restée loin de la ligne de front. La guerre a suscité un traumatisme auprès de toute une partie de la jeunesse italienne cultivée, qui s’est mêlée aux masses et a découvert le poids de l’événement et le caractère décisif de l’action et des passions humaines, à rebours des conceptions philosophiques identifiant des lois de l’Histoire et dessinant une marche vers un monde toujours plus gouverné par la Raison. La passivité et l’absence de volontarisme des socialistes « historiques », dont Rosselli côtoyait alors l’aile réformiste plutôt que « maximaliste », lui sont apparues au grand jour à la suite de l’affaire Matteotti.

Ce dernier, dirigeant du Parti socialiste unitaire, a osé tenir tête à Mussolini à la Chambre des députés, en dénonçant les méthodes déloyales et violentes dont les fascistes avaient usé pour se constituer une majorité écrasante aux élections d’avril 1924. L’émoi est considérable, y compris au sein de la population, lorsque Matteotti est enlevé et assassiné par des hommes de main fascistes. En réaction, les députés d’opposition refusent de siéger mais ne prennent pas d’autre initiative. Mussolini, après avoir vacillé, assume « la responsabilité politique, morale, historique de ce qui s’est produit » et en profite pour lancer une nouvelle vague de répression qui accélère le basculement dictatorial du régime.

Rosselli devient dès lors une figure majeure de milieux antifascistes. Il adhère au mouvement Italia libera et lance avec son frère le bulletin Non mollare (« Ne pas céder »), qui circule sous le manteau en raison de la suppression des journaux et partis d’opposition. La répression officielle du régime, ainsi que les agressions et dévastations des chemises noires, incite Rosselli à abandonner sa carrière universitaire pour l’action clandestine. Il organise notamment l’exfiltration en France du vieux dirigeant socialiste Turati, ce qui lui vaut un procès au cours duquel il dénonce vigoureusement le régime, et se voit condamner à l’isolement sur l’île de Lipari. Il y rencontre Emilio Lussu, avec qui il parvient à s’évader pour rejoindre la France et cofonder à Paris le mouvement Giustizia e Liberta (G&L), en août 1929.

G&L se présente comme une coalition de libéraux, républicains et socialistes qui veulent en finir avec le fascisme et la monarchie, et leur substituer une République. « C’est d’abord un mouvement qui appelle à l’action, explique le chercheur en histoire contemporaine Thibault Guichard, qui achève une thèse sur ce groupe à l’université Paris VIII (IHTP). Ses objectifs ne sont pas précisément définis, mais il y a le désir de “faire et agir” contre le fascisme, d’une manière qui fait un peu penser aux débuts de la Résistance en France. Le premier bulletin de G&L est très clair : son action se déploiera sur un terrain révolutionnaire, car la dictature de Mussolini a interdit toute autre forme de lutte. Si les équilibres idéologiques internes ont toujours été l’objet de confrontations, cela s’est fait dans le libre-échange d’arguments. Les protagonistes s’appellent entre eux “compagnons” ou “amis”, entretenant des rapports de type fraternel qui les distinguent des autres organisations antifascistes. »

L’organisation, relativement isolée hormis une participation éphémère à la Concentration antifasciste, s’efforce de coordonner des groupes à l’étranger et dans la péninsule. Ceux-ci ne compteront guère qu’une centaine de membres. Selon Thibault Guichard, le double sera peut-être atteint au moment de l’engagement en Espagne, qui constitue un temps fort de l’activisme de Rosselli. Ce dernier envisage le pays, tout juste déstabilisé par un coup d’État militaire, comme « le foyer du sursaut antifasciste et de la révolution à venir » – d’où sa formule « Aujourd’hui en Espagne, demain en Europe. » Il se rend à Barcelone durant la première semaine d’août 1936, afin de constituer une Colonne italienne dite « Colonne Ascaso », dans laquelle une vingtaine de membres de G&L combattent aux côtés d’anarchistes, de socialistes, de communistes et de républicains. Affecté par une phlébite, il rentre cependant du front espagnol au début de l’année 1937, cinq mois avant d’être assassiné.

Assez rapidement, les exécutants du crime sont identifiés comme étant des membres du groupe d’extrême droite français La Cagoule. Tous ne feront pas face à la justice lorsque le dossier est repris à la Libération, certains étant morts au cours de la guerre, d’autres en fuite, comme Jean Bouvyer, passé entre-temps au Commissariat aux questions juives sous Vichy. C’est d’ailleurs grâce à l’intervention du ministre François Mitterrand qu’il a pu profiter d’une liberté conditionnelle. L’historien Éric Vial, auteur de La Cagoule a encore frappé ! (Larousse, 2010), note que « le futur président de la République a pu faire passer avant les intérêts de la justice le souvenir d’une camaraderie adolescente et la reconnaissance envers une famille qui l’a aidé comme résistant ».

Au niveau des commanditaires, le doute demeure. Le régime fasciste italien est évidemment en cause, mais il n’est pas certain que Mussolini ait donné la consigne de l’élimination, ou qu’il ait laissé faire après avoir été mis au courant. Sans preuve définitive, Éric Vial souligne que les soupçons sont en revanche beaucoup plus étayés contre son ministre des affaires étrangères Ciano.

La proposition d’un « socialisme libéral »

Si Rosselli se définit d’abord par son parcours antifasciste, ce dernier est inséparable d’une démarche intellectuelle originale, visant à dépasser les limites propres aux courants dominants du mouvement ouvrier. En dehors de ses articles écrits tout au long de son parcours militant, Rosselli n’a publié qu’un seul véritable essai théorique en 1930. Parfois incompris, récupéré plus tard de manière ignorante ou malhonnête, il vaut encore d’être redécouvert, non pas seulement comme témoignage d’une époque, mais comme mise au travail de la notion de liberté dans une perspective d’émancipation universelle.

Le titre de son opus, Socialisme libéral (initialement publié aux éditions Valois), a de quoi provoquer le malentendu. Déjà à l’époque, l’auteur en est conscient : « Le mot libéralisme a malheureusement servi à faire passer en contrebande des marchandises d’espèce et de nature si diverses, et il fut à tel point, par le passé, l’affaire de la bourgeoisie, que le socialisme aujourd’hui se plie mal à son emploi. Mais […] on veut seulement démontrer que le socialisme, en dernière analyse, est une philosophie de la liberté. » Il distingue en outre le « libéralisme » politique, qu’il associe à un esprit démocratique chérissant le pluralisme, la libre discussion et les droits fondamentaux, du « libérisme », qui désigne spécifiquement un libéralisme économique prônant le laissez-faire au sein de la sphère marchande.

Il n’en reste pas moins que l’entreprise doctrinale de Rosselli s’effectue dans le contexte d’une vague révisionniste qui bouscule l’orthodoxie des socialistes depuis leur aile droite. Réagissant à la publication de Socialisme libéral, le communiste Togliatti [3] traite d’ailleurs son auteur d’« idéologue réactionnaire » – et aussi de « riche », alors que Rosselli a mis la fortune dont il disposait au service de la cause antifasciste. Même les socialistes réformistes lui reprochent son abandon du matérialisme, avec d’autant plus de facilité qu’entre l’écriture et la publication, a éclaté la Grande Dépression qui marque une rupture majeure dans la trajectoire du capitalisme.

Il faut dire que Rosselli ne s’embarrasse pas de nuances dans sa remise en cause du marxisme. Tout juste prend-il la précaution de distinguer entre Marx lui-même, dont l’apport aux sciences sociales constitue un acquis, et la vulgate économiciste, déterministe et catastrophiste dérivée de son œuvre, qui aurait rabougri l’horizon et l’attractivité des socialistes. Pour lui, une « rupture entre socialisme et marxisme » est souhaitable. Le livre témoigne d’ailleurs de sa fascination pour le travaillisme britannique, c’est-à-dire la branche sociale-démocrate la moins influencée par la doctrine marxiste élaborée au sein de la Deuxième Internationale. Un tropisme que l’on peut juger rétrospectivement naïf à la lumière des piètres résultats du Labour confronté à la grande crise de 1929, dont Rosselli n’avait cependant pas encore connaissance.

Il ne faut en effet négliger ni le moment, ni les conditions particulières dans lesquelles sont rédigées les pages de Socialisme libéral. Rosselli les écrit alors qu’il est détenu à Lipari, sans en avoir le droit et avec une documentation limitée, contraint de devoir dissimuler sans cesse son manuscrit. L’ouvrage est de surcroît composé par un jeune homme qui n’a pas encore trente ans, et dont les conceptions sont encore appelées à évoluer au cours des années qui lui restent à vivre. En réalité, l’intérêt de l’essai ne réside guère dans son économie politique, mais dans sa revendication du principe de liberté par le socialisme : à la fois pour ne pas le laisser accaparer par les classes privilégiées, et pour l’opposer à toute entreprise autoritaire.

Selon Rosselli, le socialisme est le dépositaire d’une fonction libérale qui n’est l’exclusivité d’aucun groupe social. Il équivaudrait en fait à « la liberté qui se réalise pour les pauvres gens », en leur donnant les moyens matériels et le pouvoir décisionnel d’exercer réellement cette dernière. « C’est pour assurer une liberté effective à tous les hommes, écrit-il, que les socialistes demandent la fin des privilèges bourgeois [et] une distribution plus égale des richesses et l’assurance d’une vie digne de ce nom ; c’est au nom de la liberté qu’ils parlent de socialisation, d’abolition de la propriété privée des moyens de production et d’échange, du remplacement par le critère de la socialité et de l’utilité collective, du critère égoïste de l’utilité personnelle, dans la direction de la vie sociale. »

Au fond, le militant antifasciste soumet le principe de liberté à un critère, autant qu’à une exigence, d’universalisation. En identifiant, dans un texte antérieur, « la fonction immortelle » et « l’élément dynamique et progressiste » qui caractérisent le libéralisme à travers ses différentes actualisations dans l’histoire, Rosselli semble l’envisager de la même manière que le philosophe Claude Lefort, bien après lui, envisagera l’expérience démocratique à l’issue d’une discussion de l’œuvre marxienne. Dans cette perspective, l’ordonnancement de la société est sans cesse remis en cause par des revendications de droits bafoués ou non encore reconnus.

Serge Audier, le philosophe qui a proposé la traduction complète de Socialisme libéral en 2009 [4], confirme la pertinence de ce parallèle. Chez Rosselli comme chez Lefort, on comprend en effet que « la dynamique émancipatrice des démocraties n’est jamais close, qu’il n’y a jamais d’état de réalisation parfaite. Prenant l’exemple de la Révolution française, Rosselli admet le rôle émancipateur de la bourgeoisie, mais a conscience de la pétrification des rapports sociaux qui s’en est suivie, cette classe sociale ayant cherché à monopoliser l’universel au nom de ses intérêts propres. Or, pour que cette mise à l’épreuve constante de l’universel se produise, le rôle du conflit est essentiel. Rosselli estime qu’une société émancipatrice doit certes avoir des règles du jeu, mais que celles-ci doivent permettre l’expression de la conflictualité, afin que les rapports de force ne soient pas figés éternellement. »

C’est cet attachement de Rosselli à la notion de liberté qui l’a emmené sur une trajectoire très différente d’autres révisionnistes contemporains, qui cherchaient eux aussi à répondre à la crise du socialisme international dans les années 1930. Henri de Man en Belgique, ou les néo-socialistes en France, appartenaient comme lui à une génération marquée par la guerre et critiquaient violemment l’orthodoxie marxiste de leurs partis respectifs. Or, le premier et plusieurs des seconds connaîtront une dérive de plus en plus nationaliste et autoritaire, jusqu’à la collaboration avec le nazisme.

Même si Rosselli a pu leur reconnaître des mérites ou entrer en dialogue avec eux, ces liens n’ont pas duré et furent loin d’être les plus importants de tous ceux qu’il a pu entretenir. Au reste, les proximités entre l’exilé italien et les « néos » se repèrent surtout sur un terrain négatif, c’est-à-dire celui des reproches envers un socialisme impuissant et fossilisé, mais guère sur un terrain prescriptif. La suite de la vie de Rosselli plaide d’ailleurs largement pour lui. Non seulement parce qu’il fut la victime du fascisme plutôt que son bagage accompagné, mais parce que ses positions politiques ont semblé le déporter davantage vers la gauche. Socialiste hérétique, le serait-il devenu d’une autre manière au fil du temps ?

D’un « marginal de droite » à un « marginal de gauche »

Dans les publications de G&L, Thibault Guichard admet que l’on observe un « glissement » idéologique mais tempère l’idée d’une radicalisation. Le courage politique de Rosselli et son engagement antifasciste sont pour lui des constantes que l’on retrouve en 1925 comme en 1936. À l’inverse, on ne retrouve pas des revirements comparables à ceux dont les communistes ont été capables dans les mêmes années, « avec des changements de pied du jour au lendemain ». Rosselli, rappelle-t-il, doit surtout répondre à des « urgences politiques », ce qui ne lui donne pas le luxe de peaufiner la cohérence d’un système philosophique.

Serge Audier souligne aussi que la figure du mouvement giellista était « à la fois un théoricien et un praticien, d’où une pensée très fortement déterminée par des situations et des contextes historiques ». Par exemple, l’échec gouvernemental des travaillistes ne lui fait plus utiliser cette référence dans les années 1930. Il existe par ailleurs une claire correspondance entre l’arrivée au pouvoir d’Hitler et une évolution européiste [5] qui venait tout juste d’être amorcée. La dimension de la révolution démocratique contre le fascisme est désormais pensée comme paneuropéenne, tandis que l’union politique du continent est vantée comme idéal et horizon mobilisateur.

Le fédéralisme européen n’était pas étranger à Rosselli, dans la mesure où sa construction intellectuelle doit beaucoup à des figures républicaines de l’unité italienne ayant également plaidé pour l’idéal d’« États-Unis d’Europe ». Son discours a cependant évolué par rapport à Socialisme libéral, dans lequel on retrouve une réflexion « nationale-populaire » de type gramscien. Critiquant un certain « internationalisme suranné qui nie ou renie la patrie », l’auteur y soulignait la puissance persistante du fait national, représentant selon lui « un moment fondamental et inéliminable de l’ascension des masses, qui ne sont pas capables de passer d’un coup de l’esprit de clocher et de l’approche catégorielle à la compréhension pleine et vécue d’une solidarité mondiale ».

Le plus frappant reste l’ouverture dont Rosselli a fait preuve envers les courants libertaires, nourrissant chez lui une critique de plus en plus rude de la forme étatique. Là, on ne le comprend que grâce à l’effet produit sur lui par l’anarchisme catalan et la dynamique autogestionnaire. Les nécessités de la lutte, et la nouvelle stratégie communiste antifasciste, amènent même Rosselli à suggérer, à la fin de sa vie, une nouvelle synthèse où se mêleraient les apports socialistes, libertaires et même communistes, afin de favoriser l’unité de « la classe ouvrière et paysanne avec les intellectuels qui en partagent les idéaux et le destin ».

De façon plus générale, selon Thibault Guichard, un « tournant idéologique et réflexif » est entamé par G&L au début des années 1930, sous l’influence d’un renouvellement de sa composition. Alors que les fondateurs s’effacent peu à peu, à l’exception notable de Rosselli, arrive une génération nouvelle de militants antifascistes, qui n’ont connu de vie politique que dans la clandestinité. « Face à un fascisme qui s’est enraciné, analyse l’historien, ils craignent l’impuissance d’un activisme sans idées nouvelles, si bien qu’ils poussent à l’élaboration d’une doctrine théorique et culturelle. Cela n’est pas sans susciter des résistances chez les anciens, comme le libéral Tarchiani ou le socialiste réformiste Salvemini, hostiles à la “course au plus rouge”. »

De fait, les réflexions programmatiques de G&L témoignent d’une volonté de transformation sociale assez radicale. La socialisation des grandes banques privées de crédit est envisagée, ainsi que celle des grandes entreprises industrielles « d’intérêt public », tandis que la terre serait rendue aux paysans qui la travaillent, sous forme de propriété individuelle ou coopérative. La méfiance envers la toute-puissance étatique débouche sur une approche fédéraliste de l’organisation politique ainsi que le refus d’une collectivisation qui supprimerait toute autonomie ouvrière.

Cette évolution, et le combat de Rosselli pour l’intervention de tous les antifascistes en Espagne, tranchent en tout cas avec la paralysie du socialisme européen dominant. C’est ce qui amène l’historien Michel Dreyfus [6] à considérer que l’exilé italien, « parti d’une critique “de droite” du marxisme, [a suivi] une trajectoire opposée qui le rapproche au contraire de la “gauche” du socialisme international ».

Une postérité contrariée On comprend que soit apparue très douteuse l’appropriation de Rosselli, et de la notion même de socialisme libéral, par ceux qui ont accompli ou légitimé la conversion de la social-démocratie à la mondialisation capitaliste de la fin du XXe siècle. Entre-temps, la postérité de Rosselli a connu des variations considérables. À la chute du régime fasciste et pendant la reconstruction démocratique de l’Italie, son héritage est notamment revendiqué par le Parti d’Action. Cette éphémère formation d’intellectuels, où se mêlaient de nombreux anciens membres de G&L mais aussi d’autres courants radicaux et libéraux, a joué un rôle d’influence important dans l’élaboration de la nouvelle Constitution italienne, concernant notamment les potentialités sociales qu’elle ouvre.

Par la suite, la référence à Rosselli disparaît quelque peu du paysage politique italien, notamment en raison de l’hégémonie du Parti communiste sur la gauche. Les socialistes s’en emparent toutefois de nouveau dans la seconde moitié des années 1950, lorsqu’ils choisissent de se démarquer à nouveau sur le plan identitaire. Il faut néanmoins attendre les années 1980 [7] pour que Bettino Craxi (qui finira en exil en Tunisie pour échapper à la justice anti-corruption) en fasse la figure d’un socialisme modéré, débarrassé du marxisme alors au plus bas de son prestige. On le voit, le contresens était déjà bien amorcé.

Au tournant des années 2000, c’est sa notion de socialisme libéral qui se voit déformée, certains la transformant en ancêtre généalogique du « social-libéralisme » qui s’incarne alors dans la « troisième voie » de Tony Blair ou le « nouveau centre » de Gerhard Schröder. En fait, c’est l’ensemble de la famille sociale-démocrate qui se conforme à un nouveau régime d’accumulation bien plus financiarisé et concurrentiel que par le passé, rendant obsolètes le primat du plein emploi de qualité et l’aspiration à la démocratie économique. Sous prétexte de célébrer les noces de la gauche avec le libéralisme, de nombreux responsables politiques et intellectuels les organisent en fait avec le marché capitaliste.

En guise de remède, Serge Audier rééditera le fameux essai de Rosselli aux éditions du Bord de l’eau, augmenté d’un appareil critique particulièrement étoffé. Déjà engagé dans « l’archéologie d’une gauche antitotalitaire sérieuse, fidèle aux idéaux jaurésiens », l’universitaire raconte avoir été heurté par « la double imposture » de cette captation d’héritage. Non seulement le ralliement au néolibéralisme impliquait l’abandon d’un idéal socialiste qui n’avait jamais été renié par Rosselli, mais des « pulsions antilibérales » étaient déjà repérables au cœur de ce néolibéralisme triomphant. La conditionnalité des droits sociaux est un thème qui monte alors en puissance, de même qu’une rhétorique niant la pertinence de l’opposition droite/gauche, cherchant à accréditer l’idée d’un chemin unique des « réformes nécessaires ».

Si l’étoile du social-libéralisme a pâli, son braconnage des références intellectuelles et ses grandes orientations politiques se sont poursuivis, parfois avec un autre personnel politique, n’hésitant pas à protéger sa « politique de l’offre » par le recours accru à la coercition. Une réalité bien loin des aspirations de Rosselli qui, en détention, écrivait que « même les transformations sociales les plus avancées, nous les réclamons et les justifions au nom d’un principe de liberté : de liberté pleine, effective, positive, pour tous les êtres humains, dans tous les aspects de l’existence. Liberté politique et spirituelle aujourd’hui, parce qu’elle constitue la prémisse, l’instrument, l’atmosphère indispensable à notre bataille ; et, demain, liberté, autonomie dans l’économie et dans l’État ».

Fabien Escalona

Les années 1930 sont régulièrement convoquées dans le débat public. Que ce soit pour appréhender ou conjurer les menaces contemporaines, référence est souvent faite à cette décennie de désastres économiques, de confusion idéologique, de violences politiques et de montée aux extrêmes en matière internationale. Si une analogie point par point perd vite de son intérêt, cette période de « gros temps historique » fournit des échos qui peuvent se révéler utiles pour penser notre condition présente.

Dans cette perspective, nous avons souhaité mettre en valeur des trajectoires individuelles de « combattants de l’émancipation », qui n’ont rien lâché de leurs idéaux de liberté et d’égalité en dépit du caractère écrasant des forces adverses. Il ne s’agit pas de les ériger en modèles, même si leur courage, tout autant que leur fidélité à la construction d’un monde libéré de l’oppression et de l’exploitation, nous apparaissent édifiants. Cinq portraits de femmes et d’hommes de nationalités différentes composent cette série : ceux de Mika Etchebéhère (1902-1992), Carlo Rosselli (1899-1937), Sylvia Pankhurst (1882-1960), Paul Mattick (1904-1981) et Camillo Berneri (1899-1937).

En dehors de leur traversée d’une décennie au cœur de la grande « guerre civile européenne » du siècle dernier, leur unité réside dans un positionnement hérétique vis-à-vis des doctrines et organisations qui structuraient alors la gauche. Que ce soit au sein du socialisme, du communisme ou de l’anarchisme, toutes nos figures apparaissent comme des contestataires, des dissidents, voire des marginaux. Parfois isolées, elles n’en ont pas moins cherché à favoriser des rassemblements pragmatiques contre les destructeurs du monde commun, loin de tout sectarisme ou hubris dominateur, dont elles ont plutôt été les victimes.

Leur rejet des dogmes ne découle pas seulement de la conviction que toute autorité, analyse ou stratégie doit être discutée. Ou plutôt, cette conviction est liée à un autre trait commun de ces personnalités : un engagement plein et entier au service d’une cause, jusqu’à mettre leur vie en jeu. L’intensité incroyable de leurs parcours tient à cette faculté de conjuguer une activité intellectuelle critique de l’ordre social et une activité militante de lutte pour une société alternative.

Œuvres et actes, théorie et pratique, se nourrissent les unes et les autres dans des proportions variables, à l’épreuve des tragédies qui saturent peu à peu l’époque. À cet égard, les traces laissées par ces figures méconnues de l’émancipation ne constituent pas seulement des témoignages d’un temps révolu. Si elles sont inspirantes, au-delà des parcours admirables dont elles sont le fruit, c’est parce qu’elles font encore réfléchir sur les combats d’aujourd’hui pour l’émancipation. Capitalisme, liberté, féminisme, urbanisme, justice globale… autant de réalités et d’enjeux avec lesquels nous devons encore composer, et qui peuplaient déjà l’univers des personnalités que nous avons choisi de mettre en avant.

Les articles de Fabien Escalona sur Mediapart : https://www.mediapart.fr/biographie...

Notes

[1] https://fr.wikipedia.org/wiki/Mur_d...

[2] https://www.persee.fr/doc/mat_0769-...

[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Palmi...

[4] http://www.editionsbdl.com/fr/books...

[5] https://strathese.unistra.fr/strath...

[6] https://www.persee.fr/doc/mat_0769-...

[7] ttps ://www.persee.fr/doc/mat_0769-3...


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