Violences policières : les camouflages de la « CSI 93 » mis au jour par l’IGPN

samedi 14 novembre 2020.
 

Coups de pied à la tête, coups de taser entre les jambes, matière fécale… Mediapart publie des extraits d’un rapport de l’IGPN qui révèle l’ampleur des violences commises lors d’une interpellation par des policiers d’une compagnie de Seine-Saint-Denis, ainsi que les manœuvres pour les dissimuler.

Au cours de son interpellation, Thierry L., 22 ans, a subi un passage à tabac des plus violents dans une camionnette, à l’abri des regards : coups de pied à la tête, tirs de taser au ventre et entre les cuisses, blouson souillé de matière fécale. Les auteurs de ces violences commises en août 2019 appartiennent à la désormais « fameuse » compagnie de sécurisation et d’intervention de la Seine-Saint-Denis (CSI 93), visée par plusieurs enquêtes judiciaires et dont le préfet Didier Lallement a été contraint d’annoncer la dissolution cet été – sans que celle-ci soit effective, comme Mediapart l’a révélé.

L’un de ces agents, Kevin C., doit être jugé jeudi 5 novembre par le tribunal correctionnel de Bobigny pour des faits de « violences par personne dépositaire de l’autorité publique », commises lors de l’arrestation de Thierry L., mais également pour « faux et usage de faux en écritures publiques ». Un rapport de l’Inspection générale de la police nationale (IGPN, service chargé de l’enquête), rendu en novembre 2019 et consulté par Mediapart, révèle en effet les manœuvres déployées par ces policiers pour camoufler leurs dérives, en même temps que l’ampleur de celles-ci.

Dans le procès-verbal d’interpellation qu’il rédige, le gardien de la paix Kevin C. explique d’abord avoir « effectué une patrouille pédestre en tenue civile dans la cité Émile-Cordon à Saint-Ouen lorsqu’il assiste à une transaction de stupéfiants entre un dealer, [Thierry L.], dissimulé derrière des poubelles, et un client ».

À l’arrivée de ses collègues appelés en renfort, Thierry L. aurait tenté de prendre la fuite. Le policier aurait alors été contraint de le plaquer au sol avec l’aide d’autres agents. Puis une fois « menotté », Thierry L. aurait « tenté de prendre la fuite. Il avait également tenté de porter des coups de pied aux policiers ». Le policier poursuit son faux procès-verbal en justifiant l’usage du pistolet à impulsion électrique, braqué sur l’interpellé menotté et au sol.

Les enregistrements de vidéosurveillance exploités par l’IGPN témoignent d’une tout autre réalité. Le policier Kevin C. intervient sans brassard, empoigne Thierry L. et fait usage de gaz lacrymogène. Il est alors rejoint par cinq collègues. Le gardien de la paix parvient « à maîtriser au sol [Thierry L.], il lui porte plusieurs coups de poing », selon l’IGPN. L’un des autres policiers porte « un coup de pied dans la tête de [Thierry L.], qui immobilisé au sol, n’opposait plus aucune résistance ». Alors que « la situation est ainsi figée », le gardien de la paix Kevin C. donne un nouveau coup de pied dans la tête de la victime. Au sol, menotté et battu à plusieurs reprises, tout est alors « confus » pour Thierry L., qui ne « sai[t] pas ce qu’il s’est passé exactement », précise ce dernier auprès de « la police des polices ».

Il se rappelle seulement que son calvaire ne s’est pas arrêté là. Une fois conduit dans le camion, « là où j’ai vraiment eu peur, c’est qu’ils m’ont étranglé et je me suis vu mourir », poursuit-il. « Ils étaient tous à me donner des coups, à m’écraser la tête, à m’étrangler par derrière avec un bras autour de mon coup jusqu’à ce que je sois prêt à m’évanouir, à me dire “ferme ta gueule, sale chien” ».

Il reçoit alors trois coups de taser dans les parties génitales et se rend compte qu’il y a de « la merde sur mon manteau », sans savoir à quel moment les policiers auraient commis cet acte. Une expertise diligentée par l’IGPN confirme la présence de matière fécale à divers endroits du blouson de la victime. Et l’analyse du taser confirme que « trois impulsions électriques avaient été déclenchées dans la même minute, à une heure correspondant à la montée dans le camion de tous les protagonistes après l’interpellation ».

Par ailleurs, contrairement aux déclarations du policier Kevin C., Thierry L. n’a pas cherché à se débarrasser de sa sacoche. Après être passé par des foyers et une famille d’accueil, il est sans domicile fixe, dort dans des parcs ou des voitures et ne nie pas vendre de la drogue. Le jour de son interpellation, il a vendu pour 210 euros de stupéfiants. Mais « les policiers m’ont pris 180 euros », indique-t-il – un fait qu’il n’a pas osé dénoncer le jour de sa garde à vue, compte tenu de l’illégalité de son activité.

En conclusion, l’IGPN constate que non seulement les enregistrements de vidéosurveillance et les différentes expertises témoignent de l’ampleur du déchaînement de violences et des humiliations subies par Thierry L., mais qu’elles révèlent les pratiques de ces policiers pour les dissimuler.

Nonobstant les vidéos, les intéressés maintiennent leur version, tenant des propos souvent consternants. Ainsi le policier Kevin C. conteste « avoir rédigé un faux procès-verbal, confessant tout au plus quelques erreurs, imprécisions ou omissions ». Selon lui, il était bien « porteur de son brassard de police puisqu’il l’avait en poche ».

Un autre gardien de la paix « concédait avoir pu brièvement couper la respiration de Thierry L. en le faisant monter dans le camion […]. Mais aucun d’eux n’avait porté de coups illégitimes […]. Le coup de pied du gardien de la paix Kevin C. au niveau de l’épaule était décrit comme “léger” et destiné à faciliter son menottage ».

À la suite de son interpellation, dans le cadre sa garde à vue, Thierry L. a bien alerté le lieutenant de police Charlotte C. des coups reçus et « confié craindre de nouvelles violences », ainsi que le lieutenant l’explique auprès de l’IGPN. Celle-ci ne fera toutefois rien, le « raccompagnant au niveau du poste ».

Dans cette affaire, sur les cinq policiers ayant commis des violences, un seul, Kevin C., est aujourd’hui poursuivi. Contacté par Mediapart, l’avocat de Thierry L., Yassine Bouzrou, déplore que « la procureure de Bobigny ait refusé, malgré des preuves accablantes, de poursuivre les quatre autres policiers de la CSI 93 », qu’il accuse « de violences aggravées, tortures et actes de barbarie, vol et faux en écriture publique ». Il s’apprête à demander l’incompétence du tribunal correctionnel afin que le policier comparaisse devant la cour d’assises, seule apte à juger des crimes.

Si le délit de « faux et usage de faux en écritures publiques » est passible de 10 ans devant le tribunal correctionnel, la circonstance aggravante d’avoir été commis par une personne dépositaire de l’autorité publique (non retenue par le parquet de Bobigny) fait passer la peine encourue à 15 ans. Et le prévenu bascule aux assises.

« La multiplication d’infractions graves par la CSI 93 a été rendue possible par la décision de la procureure de la République de Bobigny de ne pas poursuivre les faits les plus graves », poursuit l’avocat selon lequel les membres de la CSI auraient « bénéficié d’une protection judiciaire ».

Mais un procès en correctionnelle assure une audience dans des délais brefs, considération qui a pu motiver la décision du parquet de Bobigny, sachant qu’un renvoi devant les assises reporterait le procès à 2024… « Il n’y a qu’à Bobigny qu’on se pose cette question, commente Me Yassine Bouzrou. J’estime que les criminels doivent être jugés pour les crimes qu’ils ont commis. »


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message