Aux sources du libéralisme liberticide

mercredi 2 décembre 2020.
 

La théorie, comme la critique, du « libéralisme autoritaire » se forge en Allemagne, en 1932. Étudiant cette genèse, le philosophe Grégoire Chamayou tisse une analyse qui résonne avec la situation contemporaine.

Une étymologie commune ne fait pas une politique cohérente. Entre les libertés et le libéralisme, il peut y avoir des gouffres, surtout lorsque ce dernier prend les traits d’un néolibéralisme dont les effets, massivement rejetés, doivent être violemment imposés.

Le philosophe Grégoire Chamayou, auteur d’un livre important sur la généalogie du « libéralisme autoritaire » (La Société ingouvernable, La Fabrique, 2018), poursuit son travail de documentation et d’analyse d’une idéologie dont, sans tomber dans le gimmick paresseux du « retour des années 1930 », il est nécessaire de comprendre la genèse et les configurations pour saisir dans quelle mesure elle pourrait structurer notre monde contemporain.

Pour écrire Du libéralisme autoritaire, aux éditions Zones, qu’il dirige par ailleurs, le chercheur commente et traduit deux « textes ennemis », tous deux rédigés en 1932 par des juristes et philosophes allemands, l’un de Carl Schmitt (1888-1985), conservateur rallié au nazisme en 1933, l’autre de Hermann Heller (1891-1933), engagé à gauche sous la république de Weimar et mort en exil à Madrid où, en tant que juif, il cherchait refuge.

Dans son discours « État fort et économie saine », prononcé le 23 novembre 1932 devant un parterre de patrons à Düsseldorf, Carl Schmitt juge que l’État allemand, qu’il perçoit comme un État-providence pliant sous le poids des exigences sociales, est devenu un État faible et lourd, bien qu’il soit de plus en plus présent dans de plus en plus de domaines. Il oppose alors cet État « total » en un sens « purement quantitatif, au sens du simple volume, et non pas de l’intensité et de l’énergie politique » à « l’État total qualitatif », qu’il appelle de ses vœux. Chamayou décrit ce dernier comme un « État fort qui concentrera entre ses mains toute la puissance de la technique moderne et les instruments de communication de masse ; un État militaro-médiatique, guerrier et propagandiste, doté du nec plus ultra technologique en matière de répression des corps et de manipulation des esprits ».

Ce que Schmitt dit aux patrons allemands, décrypte le chercheur, « c’est au fond ceci : vous voulez “libérer” l’économie, vous voulez en finir avec l’interventionnisme de l’État social, avec une dépense publique excessive, avec les charges fiscales qui s’ensuivent, avec ce droit du travail qui vous entrave, etc. C’est entendu. Mais il faut bien vous rendre compte que, pour obtenir cela, c’est-à-dire un certain retrait de l’État hors de l’économie, il va vous falloir tout autre chose qu’un État minimal et neutre ». Tout au contraire, il va falloir un État fort, capable de museler les oppositions sociales et politiques, mais dont Schmitt assure à son auditoire que la puissance s’arrêtera à la porte des entreprises et des marchés.

Hermann Heller, opposant de longue date de Carl Schmitt, répondit à ce discours en constatant, explique Chamayou, « l’émergence d’une nouvelle catégorie politique, une synthèse étrange », qu’il baptisa des termes de « libéralisme autoritaire ». Une formule qui caractérisait, d’après lui, une nouvelle « volonté politique » dont Schmitt s’était fait le théoricien et le porte-parole, mais qui animait déjà en pratique l’action des derniers gouvernements de la république de Weimar.

Qualifier, même en ajoutant l’adjectif « autoritaire », la position de Schmitt de « libérale », alors que celui-ci pourfendait à longueur d’écriture le libéralisme, peut surprendre. Mais Heller voulait ainsi souligner que Schmitt ne répudiait en réalité que le libéralisme économique classique, adepte d’un strict laisser-faire, en faisant le constat de son obsolescence.

Sa pensée visait à donner une nouvelle forme et une nouvelle impulsion au libéralisme : celle portée par le « nouveau libéralisme » allemand, renommé ensuite « ordolibéralisme ». 1932 est en effet aussi l’année de naissance du néolibéralisme allemand, sous l’égide notamment d’Alexander Rüstow et Walter Eucken, qui citent tous deux Schmitt et partagent son diagnostic et sa critique d’un État-providence devenu à la fois expansionniste et impotent.

Pour ces libéraux, la crise, qui durait et s’aggravait dans l’Allemagne du début des années 1930, ne trouvait pas d’explication dans leur cadre théorique, mais puisait sa source dans « l’interventionnisme et le subventionnisme de la main publique », pour le dire comme Rüstow, dont le titre d’une des conférences disait bien l’orientation qu’il voulait donner à son pays : « La dictature dans les limites de la démocratie. » Et inversement, pourrait-on presque ajouter…

Les « maux que d’autres théories économiques attribuaient au capitalisme, commente Chamayou, Rüstow et ses collègues les attribuent donc à l’État, mais sous l’État, à la démocratie, et sous la démocratie, aux classes laborieuses, aux syndicats et à leurs luttes ». Ce « néolibéralisme », dont nous avons hérité, ne rejette donc pas toute intervention de l’État en général. Il exige même souvent, au contraire, « un exercice plus autoritaire du pouvoir d’État ».

Rüstow demande ainsi un « interventionnisme libéral » qui n’est pas similaire aux projets de création d’emplois directs portés par les syndicats, en privilégiant un plan de subvention du capital plutôt que de l’investissement public sans intermédiaire.

En conséquence, écrit Chamayou, « le néolibéralisme tel qu’il émerge en Allemagne en 1932 se définit donc comme étant en même temps interventionniste au plan économique et autoritaire au plan politique ».

Il importe donc d’insister sur ces deux aspects conjointement, alors que l’historiographie de l’ordolibéralisme a eu tendance à négliger le second. En réalité, pour ces néolibéraux, écrit le chercheur, « on ne peut rouvrir les vannes de la dépense publique et du crédit qu’à la condition d’écraser la lutte des classes sous un talon de fer ».

Pour mener cela à bien, Schmitt, qui, à l’automne 1932, ne soutenait pas le Führer mais promouvait un pouvoir présidentiel verticalisé mettant son « appareil propagandiste et répressif au service d’un programme économique libéral », cherche à réinterpréter la notion d’état d’urgence en ajoutant à l’état d’urgence sécuritaire l’existence d’un état d’urgence économique.

Ce point est capital, juge Chamayou, en écrivant que « le geste conceptuel décisif de Schmitt n’a pas seulement consisté à placer l’exception au cœur de la souveraineté – ce qui a été depuis longtemps amplement vu et commenté – mais aussi et surtout à étendre le champ de cette exception à la décision économique ».

« Décrétinisme »

En pratique, le programme économique déflationniste alors décidé par le chancelier Brüning, note le chercheur, « frappa de plein fouet les classes populaires sans pour autant endiguer la crise économique », contribuant à une montée aux extrêmes et à une fonte du bloc bourgeois sur lequel il s’appuyait.

Heinrich Brüning. © DR Heinrich Brüning. © DR Ce pouvoir « fut alors pris dans ce que l’on pourrait appeler un engrenage austéritaire-autoritaire : les effets socialement désastreux de son programme économique rejeté sapèrent le peu d’assise politique dont il pouvait encore disposer, de sorte qu’il ne put bientôt plus persister dans cette direction, sauf à monter d’un cran dans l’autoritarisme pour imposer des mesures du même genre qui produisirent le même genre d’effets, et ainsi de suite ».

Contrairement à ses adversaires politiques, situés à sa gauche ou à sa droite, ce libéralisme autoritaire ne pouvait pas s’appuyer sur un bloc électoral massif, et « n’ayant ni parti, ni mouvement, ni soutien populaire, il ne lui restait plus que l’État dans son plus simple appareil ».

Hermann Heller s’interrogeait, à travers le texte dans lequel il répondait à Schmitt, sur la viabilité du libéralisme autoritaire en tant que stratégie politique et constatait que, même si ce pouvoir se dit et se croit fort, il se révèle politiquement faible.

D’abord parce que sa politique allant directement à l’encontre de 90 % de sa population, ce pouvoir tend à se couper de toute base de masse, et c’est le rétrécissement de son assise politique qui explique son raidissement autoritaire, parce que nul ne peut être fort politiquement s’il ne suscite un assentiment large, difficile à obtenir en persistant dans une politique économique libérale en contexte de crise économique.

Ensuite parce qu’il place alors sa foi dans les ordonnances ou dans les décrets d’urgence comme solutions miracles à la crise politique, ce que Heller désigne par du « décrétinisme » (Dekretinismus), mot-valise, formé de « décret » et de « crétin » qui, écrit Chamayou, « s’applique à la stupidité de croire qu’un pouvoir contesté peut durablement imposer sa volonté par la seule vertu d’oukases présidentiels ». Pour Heller, le libéralisme autoritaire ne peut ainsi être qu’un moment transitoire débouchant sur une situation révolutionnaire ou ce qu’il désigne comme une « communauté raciale autoritaire ».

On sait aujourd’hui quelle fut la fin de l’histoire, que Karl Polanyi, dans La Grande Transformation, résume en ces termes : « L’obstination avec laquelle, pendant dix années critiques, les tenants du libéralisme économique avaient soutenu l’interventionnisme autoritaire au service de politiques déflationnistes eut pour conséquence pure et simple un affaiblissement décisif des forces démocratiques. »

Les ingrédients étaient alors réunis pour la formation de ce que Polanyi désigne comme une « situation fasciste », dans laquelle les « bastions de la démocratie et des libertés constitutionnelles » ayant été déjà largement ébranlés, ils sont susceptibles d’être rapidement balayés par une extrême droite hier encore minoritaire.

Dans ces premiers temps des années 1930 en Allemagne, « loin d’avoir constitué un rempart face au nazisme, le libéralisme au pouvoir lui a frayé un chemin », écrit Chamayou, sans juger pour autant que l’issue était « prédéterminée », ni négliger de mentionner un autre élément clé : « la ligne politique suicidaire du parti communiste allemand, dictée par Staline ». En renvoyant dos à dos sociaux-démocrates et nazis, celui-ci interdit, de fait, tout front commun contre la menace fasciste. « Le sort du monde en eût été changé », écrit le chercheur.

61b4pi8dwul-ac-ul600-sr387-600 Cependant, à rebours des analyses de Polanyi, se formula, notamment sous la plume de Friedrich Hayek qui popularisa cette thèse en 1944 dans La Route de la servitude, un contre-discours pour dédouaner « le libéralisme autoritaire de sa responsabilité », en faisant du nazisme avant tout un « socialisme » prolongeant la prétendue démocratie illimitée qui aurait prospéré sous la république de Weimar.

Toute ligne continue, ou même en pointillé, entre hier et aujourd’hui est difficile à tracer sans faire fi des évolutions du capitalisme ou des transformations des États-nations comme des démocraties libérales. Et le moindre parallèle entre notre monde contemporain et la période singulière du début des années 1930 est d’autant plus délicat que celle-ci est prise entre la grande crise de 1929 et le nazisme, susceptible de donner lieu à des généralisations abusives sur les conséquences des crises économiques et la montée du fascisme.

Mais sans aller jusqu’à affirmer que nous serions dans une situation de « récidive », pour reprendre le terme du philosophe Michaël Fœssel, par rapport à ce qui s’est produit dans les années 1930 en Allemagne, Grégoire Chamayou juge d’autant plus nécessaire de saisir « toute l’ambiguïté du néolibéralisme dans ses rapports au pouvoir d’État » que l’on assiste aujourd’hui « à l’émergence ou la réémergence de formes d’exercice du pouvoir d’État qui sont en même temps libérales en termes de programme économique et, à des degrés divers, autoritaires au plan politique ».

Pour le chercheur, « après des décennies de contre-réformes socialement dévastatrices, le néolibéralisme tardif se trouve à son tour affecté d’une “crise de gouvernementabilité” de grande ampleur », à laquelle il répond par un « néolibéralisme autoritaire aux multiples visages ».

Pour le philosophe, à côté des exemples contemporains à chercher du côté de Bolsonaro, Trump ou Salvini, « il en existe une version d’extrême centre, qui partage avec son prédécesseur des années 1930 la prétention d’être en capacité, munie de ce genre de programme, de barrer la route à l’extrême droite ».

Pour Chamayou, il est ainsi frappant, de constater la résurgence, « dans la bouche des représentants actuels de ce courant, de formulations, qui, sans qu’ils en aient conscience, les rattachent mot pour mot au discours de leur ancêtre politique ».

Parmi ces formulations se trouve la dénonciation de l’illibéralisme, dont Emmanuel Macron a fait un fonds de commerce. Or, ce vocabulaire se retrouve notamment sous la plume d’un des fondateurs de l’ordolibéralisme, Wilhelm Röpke, jugeant que la « montée en puissance des masses est la cause principale de l’illibéralisme ». Et qu’en conséquence, « bien que le libéralisme exige la démocratie, il faut l’assortir de limites et de garanties pour s’assurer que le libéralisme ne soit pas englouti par la démocratie ».

Dans son précédent ouvrage, Grégoire Chamayou rappelait ce fait « que la transcroissance de l’État libéral en État total autoritaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme, ni que le fascisme serait la simple continuation de l’économie libérale par d’autres moyens idéologiques ».

Mais, en conclusion de celui-ci, il constate que, face à la volonté de l’État néolibéral de faire passer en force un programme économique massivement rejeté, c’est bien « une limitation accrue de la démocratie qui est une fois encore préconisée ».

Par Joseph Confavreux


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