Macron-Giscard, jeu de miroirs

vendredi 11 décembre 2020.
 

Il est des analogies frappantes entre Valéry Giscard d’Estaing et Emmanuel Macron. Le septennat du président battu en 1981 et le quinquennat finissant du chef de l’État se superposent pour partie. Avec un bilan – encore provisoire – qui n’est pas à l’avantage de l’actuel locataire de l’Élysée.

PAR FRANÇOIS BONNET

Emmanuel Macron est le fils politique caché de VGE. L’hommage que rend ce 3 décembre le chef de l’État à l’ancien président décédé mercredi soir n’est pas que pure rhétorique. « Son septennat transforma la France. Les orientations qu’il avait données à la France guident encore nos pas », écrit Emmanuel Macron. VGE ? « Un héritage et un idéal », résume l’un de ses ministres, Marc Fesneau (Modem).

Bien sûr, Valéry Giscard d’Estaing, seigneur hautain convaincu de son insurpassable supériorité, a toujours pris grand soin de n’avoir ni dauphin, ni successeur. Mais à près de cinquante ans de distance, les analogies et continuités entre les deux hommes sont frappantes.

Pas seulement parce qu’ils ont été les deux plus jeunes présidents de la République élus, Macron à 39 ans, Giscard à 48 ans. Tous deux sont énarques, tous deux ont accédé au prestigieux ministère de l’économie et des finances. Tous deux n’ont que des embryons de parti : les Républicains indépendants, recyclage du vieux MRP et qui ne pèse guère face à l’UDR, pour Giscard ; LREM, surgi de nulle part, pour Macron.

Les deux candidats sont arrivés au pouvoir par effraction. Giscard par la trahison : celle de Chirac qui saborda la candidature de Jacques Chaban-Delmas avec, entre autres, le fameux « manifeste des 43 », ces députés du camp gaulliste qui rallièrent VGE. Macron par ce qu’il qualifia lui-même de « hold-up » : renoncement de Hollande ; explosion du candidat Fillon ; ralliement de François Bayrou (qui commença son engagement politique comme jeune giscardien en 1978). VGE voulait réunir « deux Français sur trois ». Macron théorisa le « En même temps » pour tenter d’installer un bloc central seulement accompagné d’une extrême droite et d’une extrême gauche. François Bayrou, homme-passerelle entre ces deux époques, résume bien ce qui est un seul et même projet : « La politique, ce n’est pas l’affrontement de deux blocs irréconciliables, mais leur dépassement pour une majorité centrale. »

Plus fondamentalement, les deux hommes ont porté le même programme, libéral, européen et « modernisateur ». Et tous deux se sont présentés comme les acteurs du renouveau face à un système politique archaïque et épuisé.

Le « vrai changement et le rajeunissement » ou, mieux encore, « la société libérale avancée » : Giscard va surfer sur les mutations accélérées d’une France étouffée par un pouvoir gaulliste momifié et sans idées. Souvenons-nous des figures de l’UDR de l’époque : Pierre Messmer, Alexandre Sanguinetti, Maurice Couve de Murville, Alain Peyrefitte, Michel Debré… Une vieille garde clanique et réactionnaire, aveugle aux changements de la société française.

La promesse d’Emmanuel Macron est peu ou prou identique. Un parti socialiste devenu zombie, une droite déchirée, un immobilisme conservateur synonyme d’échecs incessants et une société avide de tourner la page. Ainsi, les états des lieux, les engagements de campagne, les programmes d’action sont extrêmement semblables lorsque les deux hommes s’installent à l’Élysée.

Et c’est là que les chemins divergent pourtant.

Emmanuel Macron organise une marche royale sur la pyramide du Louvre, aussitôt obsédé par une mise en scène « jupitérienne » d’une présidence verticale, et assumant d’avance tous les abus de pouvoir qu’autorise la Ve République. Valéry Giscard d’Estaing choisit, lui, de remonter à pied les Champs-Élysées, initiative alors vécue comme une extraordinaire novation dans le rituel républicain…

Bien plus important, Giscard va en moins d’un an faire adopter des réformes sociétales majeures : majorité et droit de vote à 18 ans ; remboursement de la pilule par la Sécurité sociale ; loi Veil sur le droit à l’IVG ; divorce par consentement mutuel ; premier secrétariat d’État à la condition féminine ; fin de l’ORTF.

Très vite suivent des réformes politiques importantes : élection du maire de Paris (plutôt qu’un préfet nommé par l’État) ; renforcement du contrôle constitutionnel (avec droit de saisine du Conseil constitutionnel par 60 députés ou sénateurs) ; droit au regroupement familial pour les travailleurs immigrés.

C’est donc la société qui est la première bénéficiaire de ce début de septennat. Ces réformes sont bien sûr arrachées au pouvoir, grâce à de très fortes mobilisations, mais elles voient le jour. Giscard tente de combler le gouffre qui sépare alors pouvoir politique et société française.

C’est exactement le choix inverse que fait Emmanuel Macron. Sa première année au pouvoir est marquée par une rafale d’ordonnances qui installent à marche forcée des réformes économiques ultralibérales. Suppression de l’ISF ; flat tax et allègements d’impôt sur les sociétés et le capital ; démantèlement du droit du travail. Vont suivre la réforme de l’assurance-chômage (tellement brutale qu’elle est aujourd’hui suspendue) puis celle des retraites qui met une large partie du pays en grève ou dans la rue durant des mois.

Où sont les réformes sociétales et politiques promises ? Repoussées, toujours, ou abandonnées parce que mal négociées (seule exception, l’ouverture de la PMA à toutes les femmes). La société n’est pas écoutée. Elle est morigénée, sermonnée, il est ordonné qu’elle s’adapte à la mondialisation néolibérale triomphante.

Il y avait eu, dès mai 2016, le fameux « La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler » adressé à des militants CGT. S’ensuivent, « Ce pognon de dingue » que coûtent les aides sociales (juin 2018), « Ces Gaulois réfractaires au changement » (août 2018), « Je traverse la rue et je vous trouve un travail » (septembre 2018).

Le même tournant répressif et sécuritaire Le résultat est une déflagration sociale, celle du mouvement des gilets jaunes, qui menace d’emporter le pouvoir. « Jojo le Gilet jaune a le même statut qu’un ministre », ironise et se plaint Emmanuel Macron. Mais « Jojo » fait dérailler son quinquennat. Le pouvoir perd la main, le contrôle de l’agenda, sa capacité de réformer – comme en témoigne l’énorme conflit sur les retraites. La crise sanitaire achève de le mettre à l’arrêt.

Retour près de cinquante ans en arrière. Giscard, après moins de deux ans d’exercice du pouvoir, percute lui aussi un mur qui va mettre à l’arrêt son septennat. Ce n’est pas tant Jacques Chirac qui claque la porte de Matignon en 1976, qu’une crise économique qui prend toute son ampleur et s’installe dans la durée. Conséquence du choc pétrolier, conséquence surtout de l’épuisement du modèle de croissance des Trente Glorieuses. Le « meilleur économiste de France », Raymond Barre, est appelé à Matignon pour infliger les premiers plans d’austérité au pays.

Giscard-Macron, les chemins des deux hommes convergent à nouveau. Les deux optent pour une même réponse, elle sera conservatrice et sécuritaire. Le giscardisme n’était pas que réformateur. Il a toujours entraîné avec lui cette vieille droite traditionaliste, passée sans encombre par Vichy. Il a recyclé intellectuels et activistes de l’extrême droite, venus d’Ordre nouveau, du Club de l’horloge ou d’Occident (Gérard Longuet, Alain Madelin, Anne Méaux par exemple).

Giscard s’enferme en son palais élyséen, monarque solitaire désormais ébranlé par les scandales à répétition : les diamants de Bokassa, l’assassinat de Jean de Broglie, l’assassinat du ministre Robert Boulin, les avions renifleurs… L’heure n’est plus à jouer de l’accordéon, à aller dîner chez les Français et à écouter la société.

Trois hommes, tous fidèles soutiens de Giscard, portent le tournant réactionnaire et répressif du septennat : Michel Poniatowski, Christian Bonnet qui lui succède en 1977 au ministère de l’intérieur, et Alain Peyrefitte, ministre de la justice (1977-1981). Les répressions des mouvements sociaux – et écologistes – se multiplient. Et une loi va symboliser ce tournant sécuritaire, la loi sécurité et liberté voulue par Peyrefitte, adoptée en février 1981 (elle sera pour l’essentiel abolie après la victoire de la gauche en 1981). Dans Le Monde du 28 avril 1979, le journaliste Philippe Boucher décortique ces choix sécuritaires demandés par VGE. « Un grand nombre de textes, et un nombre encore plus grand de discours, concernent les libertés ! Mais tous ont en commun de les restreindre, non pas de les protéger », écrit-il. Et d’énumérer les « périls » sur la liberté d’édition, d’expression, de manifestation, d’association ainsi que sur les droits de la défense. Sans compter un texte en préparation « indéniablement xénophobe » sur les ressortissants étrangers…

La loi liberté et sécurité est l’aboutissement d’années de dérives répressives du pouvoir giscardien. Comme le rappelle Jérôme Hourdeaux dans un récent article, lors des débats sur cette loi, « les députés de la majorité de l’époque décrivent une France à feu et à sang qui n’a pas grand-chose à envier à “l’ensauvagement’’ dépeint par leurs collègues de 2020 ».

Giscard s’appuie sur Alain Peyrefitte (qui soutiendra sa candidature en 1981). Macron s’appuie sur Gérald Darmanin pour porter le tournant identitaire, sécuritaire et répressif pris depuis l’été et le changement de gouvernement. Paralysé par la crise sanitaire et les mouvements sociaux, doté d’un bilan inexistant sur les questions de société, Emmanuel Macron tente d’imposer un tout autre agenda fait d’islam, de peurs terroristes, de xénophobie rampante et d’attaques contre les libertés. En 1981, comme il l’a écrit, Valéry Giscard d’Estaing ne doute pas de sa réélection. Il a annihilé toute concurrence à droite. Il ne comprend pas que sa pratique du pouvoir, sa politique économique et sa gestion des ministères de l’intérieur et de la justice renforcent l’envie d’alternance. Il est battu.

« Son histoire est apparue comme une aventure individuelle, alors que ça aurait dû apparaître comme une aventure collective », regrette aujourd’hui François Bayrou. Il parle là de Valéry Giscard d’Estaing. Il est permis de croire qu’il pensait très fort à Emmanuel Macron en la prononçant.

PAR FRANÇOIS BONNET


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