Andreas Malm : « Les crises liées au réchauffement climatique pourraient faire prospérer le fascisme »

vendredi 11 décembre 2020.
 

L’universitaire suédois, actif depuis plus de 20 ans dans les mouvements climatiques, publie, au sein du collectif Zetkin, Fascisme fossile. Dans ce texte, il montre comment l’extrême droite est passée d’un discours climato-négationniste à un nationalisme vert, liant la question climatique à celle des frontières.

L’universitaire suédois Andreas Malm s’est multiplié en 2020. Après avoir fait paraître Comment saboter un pipeline, puis La Chauve-Souris et le capital, il a publié en octobre Fascisme fossile, coécrit par le collectif Zetkin (les trois livres sont parus aux éditions La Fabrique).

Mediapart s’est entretenu avec lui mi-novembre par visioconférence. Une partie de cet entretien a été diffusée dans notre émission « À l’air libre » du 19 novembre. Voici son entretien en intégralité.

Dans Fascisme fossile, vous explorez la manière dont l’extrême droite, notamment européenne, est passée d’un climato-négationnisme, on va dire classique – il n’y a pas de réchauffement climatique –, à ce que vous qualifiez de « nationalisme vert », où l’urgence climatique serait mise au service d’un « ethno-nationalisme ». Pouvez-vous nous expliquer ce glissement ?

D’abord nous devons préciser que ce basculement n’est pas prédominant ou universel. Il y a un tel basculement, mais la plupart des partis d’extrême droite en Europe s’accrochent à un déni du changement climatique classique et ont même renforcé leur discours là-dessus.

L’exemple le plus parlant est peut-être celui de l’AfD, le grand parti d’extrême droite en Allemagne, le premier du genre à avoir un tel succès depuis la Seconde Guerre mondiale, et qui a déclaré l’année dernière que l’opposition à toute politique écologique était la priorité numéro un du parti. C’est la même chose ici, en Suède où je vis, et où le parti d’extrême droite, Démocrates suédois, est complètement climato-sceptique.

Mais dans certains cas, et peut-être en France, l’extrême droite est passée d’un déni total et décomplexé du problème à l’idée selon laquelle le problème existe, causé par l’homme. La solution serait la fermeture des frontières et le protectionnisme économique, en stoppant l’immigration qui est considérée, dans la rhétorique du nationalisme vert, comme la source de tous les maux de la société, dans ce cas le changement climatique. Donc l’idée est que plus les migrants viennent, plus les émissions de gaz à effet de serre augmentent.

Revenons sur le nom du collectif : Zetkin, c’est le nom d’une militante communiste Clara Zetkin, figure du féminisme. Mais surtout, et c’est là que cela rejoint votre collectif, elle fait partie des figures qui ont étudié très tôt la montée des fascismes italien et allemand. Elle a notamment souligné, dès 1923, l’importance du combat idéologique et politique contre le fascisme, estimant que « si le fascisme a pu développer son organisation et atteindre la puissance que nous avons brièvement esquissée ici, c’est uniquement parce qu’il avait un programme extrêmement séduisant pour les masses ». Le parallèle est-il valable pour ce que vous appelez le fascisme fossile ? En quoi est-il à même de séduire les masses ?

Je pense que définir ici le point principal tel que vous l’avez exposé est nécessaire pour comprendre l’extrême droite dans ses propres termes et les principes qu’elle propose.

Clara Zetkin était la première à soulever ça, ce qui doit nous inspirer, parce que ce que nous essayons de faire, c’est de comprendre la façon dont l’extrême droite pense le climat, l’énergie et l’égalité, et pourquoi cela attire les gens. Et une manière d’attirer les gens est de dire à une partie de la population : « Vous n’avez pas à vous inquiéter du réchauffement climatique, si jamais il existait. Ce n’est pas de votre faute. »

Mais la plupart du temps, l’extrême droite, dans des pays comme le Brésil, continue de dire que ce n’est pas un problème du tout. Le vrai problème, ce sont les autres. C’est le discours prédominant dans l’extrême droite, selon lequel le vrai problème qui menace la société, ce sont, en Europe, les migrants et les musulmans, et aux États-Unis pareillement les immigrants. Mais cela pourrait aussi être les Latinos ou les antifas, comme cela l’a été cette année.

Donc une des choses que l’extrême droite offre aux gens, c’est un soulagement : « Nous ne faisons rien de mal. Nous pouvons continuer d’avoir le mode de vie que nous avons toujours eu et nous pouvons continuer à profiter de nos privilèges. » Et c’est un discours très séduisant pour certaines personnes.

Vous donnez une définition du fascisme dans votre livre : « En tant qu’ensemble d’idées, le fascisme est un ultranationalisme palingénésique ou palindéfensif (ou une combinaison des deux). En tant que force réelle, il est la mise en œuvre de politiques de ce type dans une conjoncture de crise profonde. » Précision pour nos lecteurs : le mythe palingénésique consiste à dire qu’une société est en déclin mais qu’elle peut retrouver sa grandeur en se débarrassant d’éléments scélérats qui l’avaient prise en otage. Le mythe palindéfensif prétend, lui, qu’une société, une nation, a toujours été agressée et a toujours dû se défendre, qu’elle lutte pour le statu quo. La mise en œuvre du fascisme, dites-vous, dépend d’une crise profonde. Vous évoquez deux crises possibles liées à la crise climatique : une crise d’adaptation et une crise d’atténuation. Qu’entendez-vous par là ?

Ce que nous savons avec certitude sur cette planète qui se réchauffe très vite, c’est que nous allons vivre de plus en plus de crises à mesure que les températures continuent de monter.

Et ces crises peuvent prendre deux formes. On va essayer de simplifier un peu. Une forme de crise est celle où on réalise que nous sommes à un point où nous devons rapidement diminuer les émissions de gaz à effet de serre, très vite, très radicalement. Et donc amorcer l’abandon des énergies fossiles, en étant non pas forcément révolutionnaires, mais en changeant profondément nos comportements. Cela enclenchera une crise et de nombreux intérêts seront en jeu dans ce genre de crise. Je veux dire que, ne serait-ce qu’en France, où une des plus grandes entreprises est une entreprise pétrolière, Total, si l’on veut en finir avec les énergies fossiles, un jour, abruptement, il faudra abolir cette entreprise qui gagne de l’argent par l’exploitation des énergies fossiles. Ça, c’est donc ce qu’on appelle une crise d’atténuation.

Une crise d’adaptation, c’est une crise qui est liée à ce qui arrive quand il n’y a pas de crise d’atténuation. À moins qu’on ne change, on aura une série de crises d’adaptation et cela pourra prendre n’importe quelle forme. En 2018, nous avons eu des vagues de chaleur extrêmes, des feux de forêts et des pénuries partout en Europe. Nous pouvons appréhender toutes sortes de dégradations de l’écosystème, causant des souffrances et la destruction des ressources naturelles dont dépend la population, et aussi potentiellement, des déplacements de population. Dans ces situations, une fois de plus, la société sera sous pression, l’ordre sera sérieusement éprouvé.

Dans les deux situations, crise d’adaptation et crise d’atténuation, les intérêts de la classe dirigeante seront en jeu et les historiens ont montré que ce sont des moments où le fascisme peut prospérer, quand un ordre établi fait face à quelque chose qui ressemble à un effondrement, ou à une dégradation des piliers de notre société. C’est ce dont pourrait se satisfaire l’extrême droite.

Est-ce qu’une telle crise pourrait être provoquée par un événement comme le coronavirus ?

Oui. Le coronavirus a en quelque sorte abouti à une sorte de crise d’adaptation en tant que symptôme de la crise écologique. Pas forcément dans le sens d’une crise écologique, mais plus largement comme une crise économique. Et c’est ici que vous trouvez les racines de la pandémie. On peut observer que des gens combattent les symptômes de cette crise. Et certains, notamment à l’extrême droite et notablement en Hongrie, ont utilisé cette crise comme un prétexte pour poursuivre leur contrôle autoritaire de la société. Et il y a d’autres exemples, bien sûr. Donc oui, c’est imaginable.

Cela nous ramène à votre livre précédent, La Chauve-Souris et le capital. Dans ce livre, vous démontrez clairement que la crise du Covid est une crise du capitalisme… Expliquez-nous.

Dans les grandes lignes : des pathogènes, comme le coronavirus, circulent naturellement dans le monde sauvage. Et ce n’est pas un problème tant que ces populations sauvages sont laissées en paix. Mais ce que fait le capitalisme, et ce déjà depuis un certain temps, c’est qu’il détruit systématiquement les habitats dans lesquels évoluent ces pathogènes. Et plus précisément là où vivent leurs hôtes naturels. Dans le cas du coronavirus, ce sont les chauves-souris. Et ces chauves-souris voient leurs habitats systématiquement détruits quand la déforestation s’accélère, en particulier sous les tropiques.

Or, cette déforestation est de nos jours due principalement à la production de marchandises. Des entreprises déforestent pour mettre en lieu et place des pâturages ou des plantations pour des produits qui sont ensuite exportés sur le marché mondial, surtout dans le nord global. Des produits comme le bœuf et autres productions de viande, de l’huile de palme mais aussi du café, du chocolat.

C’est le moteur de ces nouvelles infections : cette déforestation endémique liée aux chaînes de production dans les forêts tropicales. Et c’est alimenté par la contrainte du capital, qui a besoin de nouveaux territoires non encore soumis à la logique de la production de marchandises. Donc il y aura toujours des entreprises pour s’attaquer à une forêt tropicale encore vierge, et qui vont la démolir pour la transformer en une zone de production de matières premières. C’est ce qui fait des ravages parmi ces populations qui transportent ces pathogènes. Car si les chauves-souris, par exemple, perdent leur forêt, elles iront ailleurs. Elles migreront, croiseront les populations humaines et se débarrasseront de leurs virus. Et on voit cela se répéter encore et encore ces dernières années. Et les scientifiques nous disent que cela se répètera si la déforestation continue, comme c’est le cas.

Dans Fascisme fossile, à propos de la crise climatique, vous écrivez : « Le changement climatique est devenu un problème révolutionnaire sans sujet révolutionnaire. » Dans un précédent livre, Comment saboter un pipeline, paru en avril dernier, vous dressez un constat assez amer des mobilisations pour le climat ces dernières années, et appelez clairement à passer à la vitesse supérieure, c’est-à-dire à l’action directe. Comment en êtes-vous arrivé à ce constat ?

Personnellement, je suis arrivé à cette conclusion en étant actif dans le mouvement climatique depuis 25 ans, sous diverses formes. Comme beaucoup de gens dans ce mouvement, qui ont traversé ces périodes de mobilisations, j’ai développé une profonde frustration devant la passivité des gouvernements qui continuent de donner leur feu vert à des industries pour qu’elles développent leurs productions de pétrole. Et cela arrive partout, depuis la Norvège qui vient d’ouvrir son plus grand champ de pétrole, qui sera exploité jusqu’en 2062, à l’Allemagne, le plus gros pollueur d’Europe, qui vient d’ouvrir un nouvel aéroport à Berlin, une nouvelle usine alimentée au charbon, qui développe ses autoroutes et continue de déforester. Cela ne s’arrête pas ! Même si c’est très clair pour tout le monde que l’on ne doit pas seulement arrêter le développement de nos infrastructures fossiles mais les démanteler pour les remplacer par des infrastructures sans fossile. Et pourtant l’expansion se poursuit.

Cela veut dire que le mouvement climat doit se demander si on en fait assez, ou s’il faut aller plus loin et comment. Certains, en particulier Extinction Rebellion, estiment que nous ne devrions jamais aller plus loin qu’une définition stricte de la désobéissance civile vue comme strictement pacifiste. C’est basé sur une interprétation de l’histoire qui dit que dès que vous développez des tactiques militantes, vous perdez les masses. Je ne pense pas que ce soit exact. Je constate que Black Lives Matter, le plus gros mouvement social de ces dernières années, combine la confrontation assumée avec la police, incluant l’assaut et l’incendie de commissariats comme à Minneapolis, le déboulonnement de statues, et en même temps des mobilisations pacifistes de masse. C’est ce genre de diversité de tactiques qu’un mouvement social devrait développer aujourd’hui pour être efficace.

Le mouvement climat ne l’a pas fait, en restant dans une vision du mouvement rigoureusement gentille et pacifiste. Cela doit être questionné.

Dans le monde entier, Extinction Rebellion appelle à l’action directe. En France, tout récemment, un nouveau collectif appelé La Ronce a lancé un appel assez simple : que chaque individu, sans se former en collectif, fasse des petites actions de sabotage : dégonfler des pneus de SUV, dévisser des bouchons de bouteilles de Coca ou ouvrir des paquets de sucre dans les supermarchés pour les rendre invendables, etc. Quel regard portez-vous sur ces mouvements (sachant que vous avez vous-même déjà participé, il y a plusieurs années à des actions contre des 4×4 en Suède) ?

Cette approche a toute ma sympathie. J’ai vu récemment que Extinction Rebellion avait dégonflé les pneus de 220 SUV dans les quartiers riches. C’est tout à fait défendable et j’espère que cela fera tache d’huile. Mais je pense qu’il peut y avoir un problème si ce type de sabotage devient indiscriminé et trop général. Quand des activistes décident de sabotages, je leur recommanderai d’être très précis et sélectifs quant à leurs cibles. Cibler les SUV, c’est très facile à expliquer, car les SUV sont des sources énormes d’émission de CO2 sans raison valable. Mais, de mon point de vue, c’est plus difficile de comprendre une action visant des produits comme le sucre, ou aller quelque part pour ouvrir des bouteilles de coca, plus ou moins au hasard. Cela risque, à mon avis, d’énerver des gens inutilement.

La tentation chez certains activistes du climat est de dire que la civilisation dans son ensemble nuit à l’environnement et qu’il faut donc l’attaquer dans son ensemble. Je ne pense pas que ce soit la bonne voie à suivre. Si vous voulez vous mettre au sabotage, il faut être très strict sur vos cibles. Par exemple, imaginez que vous lanciez une campagne consistant à dégonfler les pneus des SUV, que cela ne cible que les SUV, et seulement dans les quartiers riches. Or nous savons que 1 % de l’humanité a émis autant de CO2 que la moitié la plus pauvre de l’humanité depuis les années 1990. Ces chiffres sont renversants. Donc nous savons que nous devons faire quelque chose contre ces émissions des riches. Alors tous les éléments convergent pour faire une campagne qui cible précisément ces SUV. Ça, j’y suis favorable à 100 %.


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