1915 1925 Quand le destin du communisme européen n’était pas encore scellé

mardi 5 janvier 2021.
 

De 1915 à 1925, les partis communistes étaient porteurs de visions différentes du nouvel internationalisme à bâtir. Ce pluralisme, peu à peu anéanti par la mise au pas soviétique, a ainsi abrité une série de possibles non advenus, ou tués dans l’œuf.

On ne peut comprendre le congrès de Tours et la scission du socialisme français sans les remettre dans le contexte d’une Europe en plein chaos à l’orée des années 1920. Mouvements sociaux, révolutions, chute des empires, changements de régime, élargissement du suffrage et nouveaux partis… À la faveur du premier conflit mondial, le Vieux Continent est devenu un champ d’expérimentation sociopolitique à ciel ouvert.

Pendant une petite dizaine d’années, depuis le premier réveil des minorités pacifistes du mouvement ouvrier jusqu’à la bolchévisation des partis communistes sous la houlette de la Troisième Internationale, le même foisonnement d’expériences se repère parmi ceux qui veulent conjurer la faillite de la social-démocratie face à la guerre. Un espace des possibles s’est ouvert, avant que la suprématie du parti soviétique n’aboutisse à une uniformisation de l’idéologie, des modèles d’action et des tactiques. Ces années sont les plus intéressantes, car elles abritent justement une richesse de pratiques et de sensibilités, qui sera ensevelie par la suite de l’histoire.

Avant de le détailler, en se penchant sur les visions concurrentes de la nouvelle Internationale et la situation propre au parti français, il faut revenir au traumatisme initial, celui du 4 août 1914. Ce jour-là, l’ensemble du groupe parlementaire social-démocrate allemand au Reichstag vote les crédits de guerre au gouvernement allemand. Le SPD se rallie à la « Burgfriede », la version germanique de « l’Union sacrée » à laquelle se rallie simultanément la SFIO française. L’Internationale ouvrière (IO), inaugurée en 1889 par le vieux Friedrich Engels, n’a pas empêché le désastre. Ses membres, désormais, en sont parties prenantes. L’Internationale n’est plus.

La justification avancée par les sociaux-démocrates majoritaires est simple : en temps de guerre, la lutte de classes dans chaque pays est suspendue, tous vont au combat pour défendre le pays. Or, le socle de la solidarité ouvrière, c’est précisément cette lutte de classes commune à chaque nation. Il faut donc écarter une telle solidarité et « défendre la patrie ». Cette rhétorique vise principalement à récupérer l’enthousiasme nationaliste des débuts de la guerre.

Rares sont ceux qui y échappent. Les bolchéviques russes de Lénine sont parmi eux, tout comme les « tribunistes » néerlandais (l’aile gauche du parti socialiste exclue en 1909) et, en Allemagne, Rosa Luxemburg et, bientôt, Karl Liebknecht, seul député SPD à ne pas renouveler le vote des crédits de guerre en décembre 1914. Il y a aussi certains socialistes des pays neutres, comme le Suisse Robert Grimm. C’est lui qui prend l’initiative, au printemps, de rassembler les pacifistes socialistes pour refonder un embryon d’Internationale. La conférence aura lieu dans un village du canton de Berne, à Zimmerwald, du 5 au 8 septembre 1915.

Comment se battre pour la paix ?

À l’issue de la rencontre, un manifeste est publié et signé par les 37 participants. Il fustige les représentants des partis socialistes qui ont « entraîné les travailleurs à abandonner la lutte des classes, seul moyen efficace de l’émancipation prolétarienne », et il appelle à la « lutte pour la paix » de « tous les socialistes ». Mais comment mener cette lutte ? La conférence ne se prononce pas. En effet, les divergences sont profondes.

Robert Grimm reste fidèle à la stratégie de la Deuxième Internationale. Il entend agir par les voies légales. Après avoir pris le contrôle du Parti socialiste suisse (PSS) en novembre 1915, il le fait sortir de l’Union sacrée et tente d’influencer les rapports de force dans les autres pays en faveur de la paix. Mais le PSS ne tente pas d’action de masse. Il applique en quelque sorte la stratégie qui a été celle du Parti socialiste italien depuis l’entrée en guerre du pays en mai 1915 : « Ni soutien ni sabotage. » Dans ce cadre, pas besoin de nouvelle Internationale : il faut en quelque sorte utiliser l’ancienne et la remettre sur le bon chemin. Et espérer.

Face à cette position majoritaire, la « gauche zimmerwaldienne » ne veut plus entendre parler de la Deuxième Internationale. Anton Pannekoek, un astrophysicien néerlandais devenu une des figures-phares de l’aile gauche de la social-démocratie, décrivait ainsi, dès l’été 1914, la situation : « La Deuxième Internationale est morte, mais cette mort ignoble n’est pas un accident. Comme la chute de la Première Internationale, son effondrement est le signe de la fin de son utilité. Cette fin représente, en réalité, la chute des vieilles méthodes de lutte. »

Pour avoir la paix et reconstruire l’Internationale, il faut reprendre immédiatement la lutte des classes et la mener sérieusement. Il faut donc « faire la révolution ». C’est sur ce point que Lénine rallie environ un tiers des participants à Zimmerwald. Mais comment faire cette révolution ? Lénine prône la prise du pouvoir pour favoriser la conscience des masses. Rosa Luxemburg préfère s’appuyer sur des masses devenues conscientes par le travail politique et la pratique de la lutte sociale. Pannekoek propose plutôt de se concentrer sur le travail intellectuel pour arracher les ouvriers au « social-patriotisme » et leur permettre d’agir.

Ces positions divergentes au sein de la gauche zimmerwaldienne rendent impossible la constitution d’une base pour une nouvelle Internationale. La tentative de créer une revue pour réaliser une synthèse, Der Vorbote, échoue lamentablement en 1916. Malgré tout, les événements jouent pour les pacifistes. La guerre et ses horreurs qui durent, les privations, les conditions de travail et de combat, tout concourt à les renforcer, sans régler leurs divergences.

C’est en Allemagne que les tensions sont les plus vives. La position militariste du SPD est de plus en plus mal admise par une partie des militants et, en retour, la direction procède à des purges vigoureuses en 1916. En avril 1917, à Gotha, les exclus et ceux qui rejettent la position officielle fondent l’USPD (le SPD indépendant). Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht, fondateur du groupe Spartakus et de son journal Die Internationale, y adhèrent. Les pacifistes ont désormais un parti. Mais est-ce la base d’une nouvelle Internationale ?

La position de l’USPD est complexe. En son sein, il y a l’aile gauche du SPD, mais aussi des centristes comme Karl Kautsky et des réformistes comme Eduard Bernstein. La révolution russe de mars 1917 et les grèves allemandes d’avril 1917 semblent donner raison à ceux qui prônent « l’action de masse » comme base du retour à la paix. D’autant que le SPD majoritaire, lui, devient officiellement pacifiste et utilise la voie parlementaire en faisant voter par le Reichstag une résolution demandant la paix, le 17 juillet 1917. L’USPD vote contre, jugeant le texte ambigu. Mais cela signifie qu’il faut agir en dehors du Parlement, puisqu’on a renoncé à prendre le contrôle du SPD de l’intérieur. En septembre, à Stockholm, lors de la troisième réunion des zimmerwaldiens, l’USPD reconnaît la nécessité de « l’action de masse ». Mais il n’agit pas.

C’est alors que Lénine entre en scène.

La révolution d’Octobre et les espoirs allemands

La prise du pouvoir par les bolchéviques, le 7 novembre 1917, change entièrement la donne. Le nouveau pouvoir russe compte sur la paix pour obtenir l’adhésion de la population des campagnes qui lui est alors hostile. Mais l’idée fondatrice de Lénine, c’est surtout que la prise du palais d’Hiver est une étincelle qui mettra le feu au prolétariat mondial, en particulier au prolétariat allemand. Une fois la révolution victorieuse en Allemagne, la paix sera une réalité, puisque les classes ouvrières cesseront de se combattre. L’enjeu est bien la mise en place d’une Internationale révolutionnaire par les faits.

Personne, à ce moment-là, pas même Lénine, ne peut penser que cette nouvelle Internationale sera placée sous la tutelle d’un pays rural et encore imprégné de féodalisme comme la Russie. C’est bien l’Allemagne, avec son prolétariat éduqué et discipliné, qui est censée mener la danse en saisissant l’occasion russe.

Sur place, la révolution d’Octobre a été saluée par l’USPD et l’a fait basculer du côté de l’action. Mais il n’est pas question d’un coup d’État à la russe. Il faut utiliser la lassitude des ouvriers et des soldats pour renverser un gouvernement allemand qui est désormais sous la férule du Haut État-major militaire de Ludendorff et Hindenburg.

L’occasion est donnée par les difficultés des négociations de paix avec la Russie soviétique. Fin janvier, l’USPD appelle à la grève. Le 28, elle est très largement suivie à Berlin et dans quelques zones industrielles. Mais la répression est féroce. Les grévistes sont arrêtés et envoyés au front. Le SPD agit aussi sur le terrain pour désamorcer la grève, qui s’achève le 4 février. L’étincelle n’a pas pris. Le 15 mars, Moscou signe la très humiliante paix de Brest-Litovsk. Une paix qui n’est pas le fruit d’une contagion révolutionnaire, mais d’un rapport de force militaire. Ce n’est donc pas la paix de l’Internationale.

Ce n’est cependant peut-être que partie remise. Le 3 novembre 1918, l’armée allemande est en déroute. Les marins de Kiel refusent d’obéir aux ordres des officiers qui envisagent une dernière sortie suicidaire. Ils forment un conseil de soldats et se répandent dans toute l’Allemagne pour inviter ouvriers, paysans et soldats à faire de même. L’Allemagne se couvre de conseils. Le 9 novembre, le Kaiser Guillaume II abdique. Le pouvoir est à prendre. Le conseil des ouvriers et soldats berlinois élit alors six commissaires du peuple, trois SPD et trois USPD, dirigés par Friedrich Ebert, le président du SPD.

Cette fois, la création d’une Internationale révolutionnaire devient une possibilité évidente. Une fois la guerre passée, la lutte des classes reprend ses droits et le rapport de force penche du côté prolétarien dans le pays le plus industrialisé d’Europe. Mais le SPD, après quatre années de collaboration de classe, ne veut pas détruire la société bourgeoise : il veut la dominer par les voies légales. Pour le SPD, la révolution déchaînerait la réaction sur les ouvriers. Il faut donc l’éviter et négocier avec les capitalistes, et plus largement les vieilles élites de l’Allemagne impériale. Friedrich Ebert veut, en effet, se protéger d’un Lénine allemand. Son objectif est « d’enjamber » la situation révolutionnaire, en organisant rapidement (en janvier 1919) l’élection d’une Assemblée constituante.

De son côté, l’USPD implose sous ses contradictions. Son aile gauche spartakiste demande des actes pour préserver le pouvoir des conseils et la révolution. Son aile droite penche pour la stratégie parlementaire, sans vraiment se distinguer du SPD. Le 1er janvier 1919, les spartakistes font sécession et créent, avec les conseils révolutionnaires de Brême, le Parti communiste allemand (KPD). Rosa Luxemburg suit le mouvement, mais elle met en garde contre toute action violente, compte tenu de la faiblesse de la base communiste. Elle reste fidèle à sa stratégie de prise de pouvoir par les masses.

Si le KPD reconnaît que le moment n’est pas mûr pour l’action, il doit faire face aux provocations du SPD, qui veut se débarrasser rapidement des conseils et de l’influence des socialistes indépendants et des communistes sur ces potentiels organes de pouvoir populaire. Karl Liebknecht et Georg Lebedour (USPD) décident finalement de lancer un appel à renverser le gouvernement. À Berlin, la révolte spartakiste, du 6 au 15 janvier 1919, est cependant réprimée dans le sang par le ministre de l’intérieur social-démocrate, Gustav Noske. Ce dernier s’appuie sur les corps francs, des groupes paramilitaires nationalistes. Liebknecht et Luxemburg sont exécutés.

La refondation d’une Internationale aux équilibres encore précaires

En dépit de cette défaite, le moment est venu pour Lénine de créer une nouvelle Internationale. La situation révolutionnaire allemande, il est vrai, ne s’éteint pas avec la répression des spartakistes. Malgré l’élection d’une Assemblée constituante à Weimar, le 19 janvier, l’agitation est partout et permanente : à Brême, dans la Ruhr, en Saxe ou en Bavière, où une République des conseils est proclamée en avril. Bref, l’Allemagne peut encore tomber.

De surcroît, ce n’est pas que l’Allemagne, mais bien toute l’Europe qui est alors en ébullition révolutionnaire. En Hongrie, Bela Kun établit aussi une République des conseils en mars, qui durera jusqu’en août où elle sera abattue par les Alliés. En Autriche, une insurrection communiste est lancée, le 15 juin. En France, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne, en Belgique et jusqu’en Suisse, des grèves massives, souvent réprimées dans la violence, ont lieu durant le printemps et l’été.

Pour Lénine, il faut organiser une nouvelle solidarité pour défendre le mouvement révolutionnaire, menacé en Russie par la guerre civile et l’intervention des Alliés, et partout ailleurs par les forces bourgeoises et sociales-démocrates. C’est pour cette raison qu’il convoque une réunion le 2 mars 1919, afin de fonder l’Internationale communiste (IC), la Troisième Internationale. Cette conférence, à laquelle ne participent que quelques militants qui ont réussi à franchir le blocus dont fait l’objet la Russie soviétique, ne va pas réellement plus loin. Les moyens de la prise du pouvoir, les conditions de l’établissement du socialisme, les modalités de la solidarité internationale ne sont guère abordés. On est loin alors de la défense d’une doctrine. Il s’agit surtout, en réalité, d’organiser la défense et l’extension du mouvement révolutionnaire.

Dans ces conditions, la domination russe sur la nouvelle Internationale n’est que de circonstance. Elle est liée au fait que les Russes disposent d’un territoire et d’une expérience révolutionnaire réussie. Mais l’histoire n’est pas écrite. Certes, durant cette réunion, le représentant allemand Hugo Eberlein applique la ligne luxemburgiste : le moment n’est pas venu pour une Internationale communiste. Il s’abstient donc sur la création de l’IC. Cela donne un poids supplémentaire aux bolchéviques, qui n’est toutefois pas encore décisif.

L’importance du mouvement ouvrier allemand, la perspective d’un succès révolutionnaire hors de Russie et le cas particulier de la Russie, pays rural en proie à une guerre civile, ne permettent certainement pas, en ce début de 1919, à Moscou de s’assurer d’une domination définitive sur la nouvelle Internationale. D’ailleurs, à cette date, les partis des grands pays occidentaux restent en dehors de ce « Komintern ».

Des visions concurrentes de l’Internationale

En 1919, les visions de la stratégie communiste de reconstruction d’une Internationale sont très diverses. En Allemagne, le KPD, on l’a vu, demeure attaché à la doctrine de Rosa Luxemburg sur la construction de masses conscientes. Cela l’oppose à l’obsession du pouvoir de Lénine, mais aussi à une aile gauche qui considère que les conseils d’ouvriers constituent la base de l’action révolutionnaire, comme l’ont montré les événements de mars 1917 en Russie et de novembre 1918 en Allemagne.

Pour les défenseurs de cette position, menés par Anton Pannekoek et son ami Herman Gorter, c’est dans la pratique de ces conseils que se développent la conscience de classe et la capacité à construire une société nouvelle. Leur démarche part donc du bas et s’appuie sur l’agitation, la grève, les occupations d’usine. Dans ce cadre, toute action parlementaire est à proscrire parce qu’elle désarme le prolétariat en lui laissant croire que d’autres peuvent agir à sa place. C’est ici, entre autres, que se situe la rupture avec le luxemburgisme, qui voit dans l’action parlementaire un moyen d’éveiller la conscience et de mettre au jour les contradictions du capitalisme.

Les deux courants s’opposent au sein du KPD. Paul Levi, le leader communiste allemand, qui fut l’ami de Rosa Luxemburg, veut que le KPD puisse gagner en influence dans la politique allemande en se réunifiant avec l’USPD. Il exclut donc les conseillistes en octobre 1919 au congrès de Heidelberg. Ces derniers fondent alors le Parti communiste ouvrier (KAPD), qui dispose encore d’une grande influence en Allemagne et à l’étranger, grâce au soutien théorique de Pannekoek, de Gorter et même d’une partie du mouvement britannique menée par la féministe Sylvia Pankhurst (lire notre portrait de l’été dernier). Et, officiellement, il est candidat à une adhésion à la Troisième Internationale, tout comme, bientôt, le KPD, qui a abandonné ses réticences de départ.

Parallèlement, certains mouvements, au sein même de la nouvelle Internationale, jouent pleinement la carte du parlementarisme en cherchant à appuyer le mouvement social sur la constitution d’une majorité politique. C’est le cas du Parti socialiste italien (PSI), qui a été un des premiers à adhérer à la Troisième Internationale. Alors que le pays vit son biennio rosso, ces deux « années rouges » faites de grèves quasi insurrectionnelles dans les villes et les campagnes, le PSI arrive en tête des élections législatives de novembre 1919 avec 32 % des voix. Les socialistes italiens défendent l’optique révolutionnaire, mais elle n’est pour eux faisable que dans le cadre d’une unité la plus large possible. Aussi maintient-il en son sein une aile réformiste antirévolutionnaire, menée par Filippo Turati (lire le prochain épisode sur le congrès de Livourne).

Appuyer la construction majoritaire par l’action de masse peut-elle être également une voie pour la nouvelle Internationale ? La position de Lénine s’est construite avant la guerre, mais elle s’est précisée par son expérience depuis 1917. Selon lui, le fondement de l’action révolutionnaire doit être le parti, seul capable de conscientiser les masses et de prendre le pouvoir. Ce parti doit être cohérent idéologiquement et doit participer à la vie parlementaire pour élargir son audience. Mais ce parlementarisme est un moyen, pas une fin, et ne doit pas déboucher sur un affaiblissement idéologique.

D’étincelle, le bolchévisme devient modèle

Laquelle de ces quatre visions dominera l’Internationale ? Pourra-t-il y avoir des tendances au sein de cette Troisième Internationale, comme cela a été le cas dans les deux premières ?

L’échec des mouvements révolutionnaires d’Europe occidentale en 1919, alors même que les bolchéviques sont en passe de remporter la guerre civile, malgré le soutien des puissances alliées aux Blancs, renforce inévitablement la domination russe dans l’Internationale. La Russie devient le pays où la révolution a eu lieu, et Lénine l’homme qui a fait triompher cette révolution. D’étincelle, le bolchévisme devient modèle.

Il faut dire que le nouveau régime semble avoir réussi à dépasser le retard de développement russe. Le pays, passé en un clin d’œil du féodalisme au socialisme, vérifie le succès de la doctrine du léninisme, là où le luxemburgisme allemand ou le parlementarisme italien montrent leurs limites dans la société bourgeoise. De son côté, le conseillisme multiplie, après l’été 1919, les échecs sur le terrain, faute de relais politiques.

Au printemps de 1920, l’Internationale commence donc à se russifier. Le symptôme de ce mouvement est la fermeture brutale, annoncée par la radio de Moscou, du bureau d’Amsterdam de l’Internationale. Ce bureau avait pour fonction de définir une voie pour le communisme occidental et était dominé par les conseillistes de Pannekoek. Il avait soutenu le KAPD en Allemagne et décidé le contrôle du bureau de Berlin pour faire de ce parti le représentant de l’Internationale en Allemagne. Sa fermeture brutale prépare le deuxième congrès du Komintern en juillet, à Moscou. Ce congrès, celui des 21 conditions, va identifier l’Internationale au léninisme. Les partis de cette Internationale devront en effet accepter à la fois l’organisation et la doctrine léninistes.

En assumant la direction du mouvement international, Lénine frappe à gauche et à droite. Il dénonce ce qu’il appelle « l’ultra-gauche » (il est bien le père du terme) avec son pamphlet Le Gauchisme, maladie infantile du communisme, dans lequel il dénonce avec vigueur les positions conseillistes et annonce leur expulsion de l’Internationale. À droite, il exige la cohérence des futurs partis communistes et donc l’expulsion des réformistes, « quitte à s’allier ensuite avec eux ».

Décimées par les derniers échecs des mouvements révolutionnaires, des grèves de Turin en Italie à « l’action de mai », une série de grèves insurrectionnelles en Allemagne, les gauches européennes qui veulent reconstruire l’Internationale n’ont guère plus d’autres choix que d’accepter la russification de cette dernière. Pour preuve, même le KAPD accepte son statut d’observateur proposé par Moscou à condition qu’il engage la réunification. À ce moment-là, le prestige russe est un aimant pour toute la gauche révolutionnaire. Mais la tendance unificatrice menée par Lénine ne pouvait tolérer aucune divergence.

En interne, la domination du parti conduit le pouvoir russe à se débarrasser de ce qui restait des soviets. Les marins de Kronstadt, héros de la révolution d’Octobre, ne l’acceptent pas et se soulèvent. Ils sont écrasés par l’armée rouge de Trotski. Lénine peut annoncer la mise en place de la « nouvelle économie politique » (NEP), réintroduction d’un système marchand, sans opposition à gauche. À l’extérieur, cette épuration à gauche conduit à l’exclusion du KAPD et de tous les conseillistes de l’Internationale. Désormais, pour Pannekoek aussi bien que pour le conseilliste allemand Otto Rühle, la Russie soviétique (qui devient l’URSS en 1922) est une dictature bureaucratique. Mais le mouvement a laissé passer sa chance. Il va se déliter lentement pour se réduire à quelques intellectuels ou à quelques activistes isolés.

La clarification menée par Lénine conduit aussi à exclure le luxemburgisme de l’Internationale et à mettre au pas le parti allemand. Après le congrès de Heidelberg, Paul Levi avait réussi à fusionner le KPD avec la majorité de l’USPD à Halle en octobre 1920. Le parti communiste réunifié, VKPD, avait adhéré à l’Internationale. C’est alors le plus grand parti de l’Internationale avec 300 000 adhérents. Pour Levi, c’est un levier fondamental pour agir sur les masses. Mais en bon disciple de Rosa Luxemburg, il veut du temps pour réaliser ce travail. Face à lui, les léninistes menés par Heinrich Brandlers proposent de lancer un soulèvement en mars 1921 pour s’emparer d’un pouvoir encore faible dans la jeune République de Weimar. Levi, qui s’y oppose, est exclu le 28 février 1921. Isolé, il rejoindra, en 1922, le SPD réunifié pour y fonder un courant marxiste de gauche très peu influent. À sa mort en 1930, le Reichstag respecte une minute de silence, à l’exception des élus nazis et… du KPD, qui quittent ensemble la salle.

La pensée luxemburgiste disparaît de l’Internationale. Le soulèvement de mars est pourtant un échec, mais Moscou l’utilise pour mieux « discipliner » le KPD. Ce parti, qui devait être le fer de lance de la révolution, devient une succursale du PC soviétique. Durant la crise d’octobre 1923, Brandlers préfère une alliance des gauches avec le SPD dans les Länder, plutôt qu’un nouveau soulèvement prévu à Hambourg. Il est alors destitué par Moscou et sera même exclu en 1928. Le KPD est définitivement entré dans le rang. La stalinisation qui commence avec la direction d’Ernst Thälmann s’appuie sur les purges précédentes.

Le cas français, exemple d’un possible refermé

Exclusions à droite et à gauche, normalisation… le scénario se produit aussi dans le cas français. Au lieu du projet originel d’un parti creuset des courants révolutionnaires, émerge « un appareil bureaucratique lié à l’appareil du parti-État stalinien », ainsi que l’écrit Julien Chuzeville dans Un court moment révolutionnaire (Libertalia, 2017).

Selon l’historien, deux facteurs se sont conjugués pour expliquer cette évolution. D’une part, le niveau de conflictualité sociale s’est drastiquement réduit, alors qu’il devait offrir une force propulsive et un champ d’intervention au nouveau parti. D’autre part, la révolution en Russie a elle-même cessé d’en être une, et ses nouveaux dirigeants ont fini par décider d’une politique d’uniformisation des PC européens. « Reflux des luttes » et « logique autoritaire systématique » ont ainsi concouru à ce que « l’aube [devienne] un crépuscule ».

Au lendemain de Tours, le « premier communisme » français est cependant beaucoup plus prometteur, divers et désordonné que ce qu’il deviendra au bout de seulement trois années. La SFIC naissante (qui devient le PC-SFIC en 1921) réunit des militants venus de toutes les composantes du mouvement ouvrier. Il y a d’anciens socialistes, beaucoup de jeunes recrues ayant rejoint récemment le parti, des syndicalistes, des coopérateurs et même des anarchistes. S’il y a un possible non advenu, résume à Mediapart Julian Mischi, c’est celui d’un « syncrétisme entre l’idéal communiste et l’idéal libertaire, à travers des rapprochements inédits sur le terrain politique ».

La trajectoire d’un Pierre Monatte, figure du syndicalisme révolutionnaire, illustre bien cette attitude. Ce correcteur d’imprimerie, fondateur de la revue La Vie ouvrière en 1909, au cœur des regroupements pacifistes pendant la guerre, est un compagnon de route du PC qui écrit dans L’Humanité et un soutien de la fraction communiste au sein de la CGTU (la confédération syndicale créée par des dissidents de la CGT), mais il soutient que les syndicats ne doivent pas être dans un rapport de subordination au parti. Ancien dirigeant du Comité pour la Troisième Internationale, il s’était refusé à rejoindre la SFIO, mais se laisse convaincre d’adhérer au PC au printemps 1923, avant d’en être exclu un an et demi plus tard.

D’autres luttes s’intègrent et trouvent un porte-voix dans ce parti-creuset. C’est le cas de la cause antipatriarcale, portée avec une force particulière par des enseignantes syndiquées, au militantisme éprouvé dans la lutte contre la guerre. Dans Le Parti des communistes (Hors d’atteinte, 2020), Mischi cite plusieurs figures du féminisme radical qui ont adhéré au jeune PC. En 1921, c’est par exemple le cas de Madeleine Pelletier, rédactrice à la revue La Voix des femmes, qui avait été présentée symboliquement à des élections par la SFIO d’avant-guerre. Même si les résistances internes ne sont pas négligeables, les programmes du parti intègrent un certain nombre de revendications féministes, notamment sous l’impulsion de Marthe Bigot, membre du comité directeur, pour qui « la propagande parmi les masses féminines [n’est pas] une question de condescendance, [mais] un point essentiel de la lutte révolutionnaire ».

La cause anticolonialiste trouve également une place dans le parti et dans la doctrine, qui n’avait pas été ménagée à ce point par la SFIO. Au moment de la rupture, rappelle Julian Mischi, « l’enjeu est important dans la rhétorique de distinction vis-à-vis d’un Parti socialiste qui n’avait fait que dénoncer les abus du système colonial, plutôt que son principe ». Dans les deux premières années du parti, un Comité d’études coloniales et une Union intercoloniale sont créées, dans lesquelles on trouve un certain Nguyen Ai Quoc. « Premier communiste vietnamien inscrit à la 9e section parisienne de la SFIC » d’après le Maitron, il mènera une lutte de libération nationale de son pays sous le nom d’Hô Chi Minh. Ceci dit, nuance Mischi, l’Internationale doit souvent intervenir pour rappeler l’importance de ce combat et pointer l’entre-soi métropolitain des sections communistes dans les colonies françaises, en Afrique du Nord notamment.

Sur fond de « crise des légitimités dominantes », analyse le politiste Bernard Pudal, le jeune PC a ainsi attiré « toute une série de “petits intellectuels” », qui se sont réunis avec des militants aguerris du mouvement ouvrier dans une même « critique des rapports d’autorité sociale ». « L’histoire du premier communisme, confirme-t-il, a été l’histoire d’une fermeture des possibles pour ces gens. » Ce n’est pas un hasard, à le suivre, si ce bouillonnement éphémère a été en partie redécouvert dans les années 1960, elles aussi marquées par des formes nouvelles de contestation antiautoritaire.

Rien ne serait plus faux, cependant, que de croire que la bolchévisation aurait mis fin, du jour au lendemain, à un joyeux rassemblement hétéroclite de révolutionnaires. Comme on l’a vu dans le précédent épisode sur le congrès de Tours, la logique de proscription s’était déjà donnée à voir avec l’exclusion préventive de Jean Longuet et ses amis « reconstructeurs », soucieux de ne pas passer sous les fourches caudines de la nouvelle Internationale. L’arme de l’exclusion a été très vite utilisée par la suite. Dans un texte consacré à ces premières années, Pudal cite le témoignage d’un adhérent ayant rompu début 1923, qui écrit : « Les équipes de renégats se sont succédé. […] Celui qui aboyait naguère au traître devient traître à son tour et à son heure. […] On fabrique des apostats en série. »

L’aile gauche du parti, incarnée notamment par Boris Souvarine, devenu plus tard un antistalinien résolu et illustre, a elle-même nourri la logique qui l’a dévorée quelques années plus tard. Contre une direction encore très marquée « SFIO », peuplée de vieux chefs socialistes qui entendent bien préserver l’originalité du parti vis-à-vis des attentes bolchéviques, elle utilise ses connexions avec l’Internationale. Fin 1922, en particulier, le 4e congrès de l’Internationale communiste s’ingère dans la composition du comité directeur pour y placer des membres de la gauche. Dans les mois qui suivent, la chasse aux sorcières trotskistes, et aux communistes « oppositionnels » en général, finit par retomber sur de nombreux militants historiques.

« La bolchévisation n’est pas la rupture que les acteurs ont véhiculée, souligne Romain Ducoulombier, auteur de Camarades ! (Perrin, 2010). Des hommes en désaccord se sont certes retrouvés sur cette vision. D’un côté, Souvarine a décrit “l’avant” d’un parti qui pouvait fédérer toutes les formes de révolution, et “l’après” d’un parti bureaucratique, caporalisé. De l’autre, les communistes orthodoxes ont valorisé le moment où ils se sont débarrassés des “traîtres” et des “réformistes” pour édifier le modèle partisan qui actait la soumission du groupe parlementaire et la création des cellules d’entreprises. Ces interprétations ne font pas justice du fait que les logiques de proscriptions du début ont préparé des ruptures en chaîne, même si celles-ci n’étaient pas souhaitées. »

Si les années 1924-1925 sont restées canoniques, explique Julian Mischi, c’est parce qu’à ces dates on constate que « l’essentiel des pionniers de l’adhésion ne sont plus membres du parti ». Un âge s’est bien terminé, marqué par une hétérogénéité idéologique et sociologique qui ne se reverra plus avant des décennies. Les illusions des socialistes de gauche comme des révolutionnaires aux aspirations libertaires ou conseillistes ont vécu. Albert Treint, déjà rencontré à Tours et lui-même bientôt exclu, peut annoncer à l’aube du congrès de janvier 1925 : « Idéologie homogène, politique homogène, structure homogène, direction homogène, nous constituerons notre parti en un bloc d’acier que rien ne puisse entamer. »

Après cette date, en tout cas, les lectures diverses de la stratégie révolutionnaire et de la pensée marxiste ont disparu de l’Internationale. Lorsque Lénine meurt, en 1924, et que la bataille de la succession s’engage au sein du parti de l’Union soviétique, certains camps reprennent les arguments des tendances propres aux « premiers communismes ». Mais le pli est pris et la politique désormais dictée par Moscou. La Troisième Internationale s’est reconstituée autour de la cohérence qui manquait à la Deuxième Internationale, mais au prix du pluralisme et de la notion même d’internationalisme.


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