La gauche et 2022 : comment déjouer le scénario de l’effacement ?

samedi 26 décembre 2020.
 

Par Rémi Lefebvre, professeur de science politique (université de Lille, CERAPS), membre du Parti Socialiste de 1995 à 2018.

L’impasse stratégique et organisationnelle de la gauche officielle est flagrante et nourrit la croyance dans la gauche mouvementiste qu’il n’y a rien à attendre de la démocratie représentative et des élections. Se creuse ainsi un autre fossé, entre le mouvement social et la politique électorale. La gauche risque d’être la spectatrice d’une élection qui pourrait se jouer sans elle. Par Rémi Lefebvre, professeur de science politique.

Les Français se disent de moins en moins de gauche. Une enquête de l’IFOP, publiée en juillet dernier[1], révèle que seuls 13 % des personnes interrogées se situent politiquement à gauche (-3 points sur un an, -2 points par rapport à novembre 2017, -10 points sur mars 2017). Il faut certes prendre avec prudence ce type d’études. Elles mesurent moins les systèmes d’opinions des enquêtés que la valeur sociale d’une référence et d’une identité. L’attachement aux valeurs d’égalité et de justice sociale, si on définit ainsi la gauche, mobilise dans la société au-delà de cet étiage. Discréditée par le quinquennat de François Hollande, rejetée et jugée « minorisante » par les Insoumis comme par les écologistes, l’étiquette est plus disqualifiée que son contenu. Le signifiant est plus démonétisé que le signifié. Mais ces chiffres indiquent aussi une tendance structurelle, inquiétante pour la gauche qui est clairement sur le reculoir et ne matrice plus le débat autour de ses propositions. La parole de gauche se fait rare sur les plateaux de chaînes à info continue monopolisés par des éditorialistes réactionnaires de plus en plus décomplexés. Le camp du « progrès » social n’émetplus vraiment et semble se rétrécir : il peine à incarner l’alternative et se replie sociologiquement dans un entre soi de diplômés urbains ou de vieux militants. Des manifestations où ils se retrouvent, dans des rituels essoufflés, sourd un sentiment d’impuissance de plus en plus tenace. Le mot gauche a comme le parfum âcre et tenace de la déception, de la défaite et de la lassitude, nourries par ses inextricables et mortifères divisions et l’absence de perspectives. Alors que l’échéance présidentielle de 2022 approche, la gauche semble toujours tétanisée par trois défis et enjeux, ceux des idées, de l’équation électorale à construire et du leadership.

Quelle bataille idéologique et culturelle ?

Lors du premier confinement, les réflexions sur le monde d’aprèsallaient bon train et l’avènement d’un ordre nouveau suscite des espoirs inédits. Comme après la crise de 2008, les prophéties sur la fin du libéralisme et du capitalisme financier font florès. On parle alors « retour de l’Etat » ou « relocalisation de l’économie ». Les dirigeants de gauche sont pris de vertige : oui le système économique international peut s’arrêter. Le prolongement de la pandémie a douché cet optimisme. La crise sanitaire ouvre bien les possibles et les opportunités (accélérer le changement de modèle économique) mais elle fait peser le risque aussi de la différer encore pour en limiter les effets de court et moyen terme. La tentation du repli sur les vieux réflexes et modèles semble irrésistible. Le « quoi qu’il en coûte » macronien peut aussi se prolonger jusqu’à l’élection présidentielle. L’explosion de la dépense publique risque de brouiller les cartes en occultant la spectaculaire droitisation du pouvoir exécutif depuis 2017. Les conséquences de la crise sanitaire pèseront à l’évidence sur l’agenda électoral de 2022.

Quelle alternative peut porter la gauche dans ce contexte ? Il serait injuste de parler de déshérence idéologique. La gauche a fait incontestablement sa mue écologiste et la pandémie ne peut qu’entériner cet aggiornamento. Le modèle de la social-démocratie redistributrice est frappé d’obsolescence faute de croissance. La lutte contre le réchauffement climatique ne relève pas seulement d’une nécessité anthropologique, elle est un levier pour remettre en cause le productivisme et l’ordre économique. Le républicanisme écologique (Serge Audier) ou l’éco-socialisme (concilier justice sociale et écologie) sont en passe de faire l’unanimité à gauche. Ces nouveaux hybrides idéologiques offrent le nouvel horizon téléologique, la nouvelle utopie, le paradigme renouvelé qui manquaient à la gauche. Ils construisent un sens de l’histoire qui paraît indépassable. Mais cette légitimité politique et intellectuelle désormais acquise ne règle en rien la question de son acceptabilité sociale et de sa viabilité électorale. La sensibilité environnementale progresse dans la société sous une forme plus défensive que positive. Au-delà de la prise en compte des périls à venir, comment convaincre de la nécessité de plus de sobriété, d’une décélération généralisée et d’une démarchandisation des relations sociales ? Alors que le consumérisme est incrusté dans la société (le succès du Black Friday), comment ne pas apparaître comme porteur d’une idéologie sacrificielle ? Quelle prise la bataille culturelle peut-elle avoir sur l’hyperconsommation ? Le consensus autour de l’écologie est par ailleurs trompeur. Les forces de gauche n’y mettent pas le contenu programmatique et divergent sur le curseur politique. Quel niveau de radicalité économique exige la transition écologique ? Comment la financer et que faire de la dette qui s’accumule encore avec la crise sanitaire ? Quelle place doit y prendre l’État et l’Europe ? Faut-il renouer avec la planification et laquelle ? Les réponses à gauche sont très différenciées.

Depuis 2017, les diverses forces de gauche n’ont pas vraiment clarifié et mis à plat leurs divergences. De ce point de vue, le rassemblement à gauche pèche par manque de méthodes. L’accumulation et la sédimentation des inimitiés et la mauvaise foi empêchent une confrontation idéologique qui dégagerait sans doute des convergences. Encore faudrait-il prendre langue et jouer le jeu du dialogue… La gauche est-elle plus divisée aujourd’hui que le parti socialiste et le parti communiste dans les années 1970 qui étaient parvenus à faire programme commun ? Il y a la tyrannie des petites différences, les oppositions cultivées pour justifier le maintien des appareils ou les ambitions personnelles mais aussi de vrais désaccords et clivages. Le sympathisant insoumis et le partisan d’Anne Hidalgo sont-ils « réconciliables » dans une offre commune ? Le spectre idéologique qui les sépare est large et rend leur rassemblement artificiel. La mémoire de des renoncements du quinquennat Hollande est toujours vive et paralysante.

En désaccord sur les questions économiques, la gauche se paie le luxe d’une profonde division sur les questions de la laïcité et de l’islam. « Racisation », « islamophobie », « décolonialisme » sont les mots cristallisant une nouvelle mésentente. Le rapport à la « République » est devenu un puissant marqueur de différenciation et de fragmentation qui complexifie encore un peu plus la donne du rassemblement. Si le clivage est substantiel, il est aussi instrumentalisé (la maire de Paris en joue contre ses alliés-rivaux écologistes à Paris).

Quelle majorité sociale ?

Le problème de la gauche est autant idéologique que sociologique. La gauche manque-t-elle d’idées et d’horizons ? Elle peine surtout, faute de médiations (partisanes notamment) à les défendre et à construire une majorité sociale qui pourrait s’y rallier. La capacité de mobilisation des appareils partisans, anémiés (combien de militants…), est devenue très faible. Plus ils se nécrosent plus ils défendent leurs intérêts. Le sort électoral de gauche dépend de corporatismes d’appareil. En se révélant incapable de réinventer la forme partisane, même sous une forme « gazeuse », la gauche s’est désarmée. La rétraction des partis n’est pas pour rien dans le dépérissement de la culture de gauche. Quelle alliance de classes ou de fragments de classes peut-elle proposer ? La stratégie populiste n’est guère opératoire (la distance entre la France Insoumise et les Gilets jaunes l’a montré). L’alchimie électorale payante à gauche a toujours tenu dans une alliance entre les classes moyennes diplômées et les milieux populaires, entre les « prolos » et les « intellos » pour reprendre les termes de François Ruffin. Elle est de plus en plus difficile à construire.

La question écologique rend l’équation électorale plus complexe. L’écologisation de la gauche risque d’avoir un coût politique redoutable : mettre à distance encore un peu plus les milieux populaires. Non que les ouvriers et les employés (plus de 50% de l’électorat) soient culturellement ou intrinsèquement réfractaires à la lutte contre le réchauffement climatique. En dépit de leur attachement à la consommation, ils sont écologistes et frugaux par nécessité. Leur bilan carbone est sans commune mesure avec celui des classes privilégiées. Mais ils craignent, non sans raison, que la décarbonation de l’économie entraîne plus avant encore leur paupérisation. Les dernières élections municipales et leur géographie électorale très contrastée ont été de ce point de vue très instructives. Le philosophe Pierre Charbonnier pointe à juste titre le risque que les aspirations vertes des centres villes éloignent encore des intérêts populaires des ronds-points.

Les catégories populaires constituent un groupe de plus en plus hétérogène et traversé par des contradictions qui paraissent insolubles. Quoi de commun entre la France péri-urbaine, rurale et déclassée des Gilets jauneset les habitants des « quartiers » relégués, les « petits-moyens » cultivant la valeur travail et ceux qu’ils dénoncent comme des « assistés », les « petits blancs » identarisés et les jeunes racisés ? La gauche souhaite-elle d’ailleurs vraiment renouer avec les milieux populaires ? Tout se passe comme si les forces de gauche avaient abandonné le combat contre l’extrême droite et avaient fait le deuil de la reconquête des milieux populaires droitisés. Comme si la pensée Terra Nova (l’abandon des catégories populaires), officiellement rejetée, était devenue une fatalité… Avec l’archipélisation du paysage électoral, la tentation est forte d’une stratégie minoritaire (ne chercher à mobiliser que 25% des électeurs), qui interdirait pour la gauche tout changement social d’envergure, une fois arrivée au pouvoir. Et comment coaliser cette France populaire fragmentée avec celle de Nuit deboutet celle qui manifeste pour les libertés publiques et contre l’autoritarisme gouvernemental ? Les questions culturelles et le rapport à l’immigration rendent la coagulation difficile. Mais le « social » et le « sociétal » sont-ils eux aussi irréconciliables ? N’est-ce pas à une fausse opposition à dépasser ? L’intersectionnalité (penser conjointement les diverses formes de domination) peut être la voie de cette articulation. Elle n’est aujourd’hui qu’une mode intellectuelle et académique, elle gagnerait à être investie comme un mot d’ordre politique. Les causes de gauche se sont multipliées ces dernières années sur l’agenda politique qui régénèrent les mobilisations sociales : féminisme, anti-racisme, lutte contre les violences policières et les discriminations. C’est à la gauche intellectuelle, militante et partidaire de les faire fructifier mais surtout de les articuler et faire « converger » au lieu de les opposer.

Quel leadership et quelle incarnation ?

A l’élection présidentielle, ce sera aussi à ses candidats de l’incarner. Ce que le candidat est socialement parle parfois plus que ce qu’il dit politiquement… Depuis 2017, la tectonique des plaques à gauche a peu bougé et la question du leadership s’est enlisée. La lutte pour l’hégémonie post-socialiste ne s’est pas décantée. Aucune recomposition politique ne s’est opérée et le système partisan à gauche s’est ossifié. La France Insoumise n’a pas réussi à tuer le match. Le PS a démontré sa résilience territoriale (5 des 10 grandes villes de France sont tombées dans son escarcelle) et Olivier Faure a affirmé sa légitimité. Le PCF s’emploie toujours à ne pas disparaître. EELV a marqué des points aux élections intermédiaires et pousse son avantage sans parvenir à occuper une position centrale. Non seulement, le jeu centrifuge des appareils depuis 2017 ne s’est pas atténué mais il s’est accentué. Au nom paradoxal de la nécessité de l’union, de nouvelles forces politiques sont apparues (Génération.s, Place publique, La Gauche Républicaine et sociale, le mouvement…)

Quatre ans après sa performance électorale de 2017, Jean-Luc Mélenchon n’a toujours pas réussi à installer son leadership. Le problème des partis « personnels » est qu’ils dépendent de la popularité de leur leader, sujette à variations. A la recherche de la restauration de son crédit politique, le chef de la France Insoumise s’est déjà lancé en campagne pour prendre de court ses concurrents à gauche, faisant le pari qu’ils vont s’abîmer dans les mois à venir en négociations, rapports de force sondagiers et autres velléités de primaires. Jean-Luc Mélenchon a inventé de nouvelles règles d’investiture pour se représenter et se réinventer (les parrainages républicains). Sa candidature résulte d’une forme d’auto-désignation mais ointe par un plébiscite populaire et numérique aux résultats prévisibles (il a franchi la barre des 150 000 parrains en quelques jours). LFI semble faire place à un nouveau mouvement (Nous sommes pour). La démarche est décriée mais quelle force politique ou personnalité est capable de mobiliser aussi vite une telle base de soutien ? La position de Jean-Luc Mélenchon reste pourtant fragile. La viabilité de sa troisième candidature dépend de la capacité ou non de la gauche sociale-écologiste à produire un candidat fédérateur et crédible qui pourrait le challenger. Le député de Marseille doit d’abord remobiliser son socle de gauche. Il ménage en ce sens ses ex-partenaires (communistes notamment) et met au second plan ses élans populistes. Il sait bien que sa base électorale de 2017 était ancrée dans l’électorat traditionnelle de gauche et qu’il faut le mobiliser pour gagner le rapport de forces et rallier sur lui le vote utile.

L’écologie politique est devenue une grande idée mais EELV est toujours un petit parti. La primaire écologiste prévue en septembre 2021 risque de le rappeler. Le sort présidentiel de la gauche peut-il dépendre d’un scrutin interne ou semi-ouvert ne mobilisant que quelques dizaines de milliers de militants ou sympathisants ? Les écologistes nous ont habitué à l’imprévisibilité et à négliger la présidentiabilité dans leur choix de désignation (ils ont tendance à opter pour le candidat qui n’a pas la faveur de l’opinion). Le Parti socialiste est-il vraiment prêt à s’effacer derrière un candidat écologiste ? Les dirigeants socialistes doutent de plus en plus de la fiabilité d’EELV et réinstallent l’idée d’une candidature issue de ses rangs. Olivier Faure annonce une « primaire des idées » mais elle s’apparente à une usine à gaz et peut-elle faire l’impasse sur les personnalités appelées à les incarner ? Les solutions pour les départager ne sont pas légion : négociations d’appareil, primaire rampante et tardive par les sondages (un candidat se détache et emporte la mise), primaires ouvertes entre partis. La troisième option semble improbable. Le cycle présidentiel de 2017 a abîmé ce principe de désignation : martingale de la victoire (François Hollande en 2012), les primaires apparaissent désormais comme une machine à perdre, à fragmenter, à radicaliser. Qui les organiserait ? Qui les financerait ? Qui en garantirait l’honnêteté ? Quelles assurances que ses résultats soient respectés ? Ce scénario est peu plausible.

L’impasse stratégique et organisationnelle de la gauche officielle est au final flagrante. Elle nourrit la croyance dans la gauche mouvementiste qu’il n’y a rien à attendre de la démocratie représentative et des élections. Se creuse ainsi un autre fossé, entre le mouvement social et la politique électorale. Pour 2022, le rassemblement de la gauche est aussi obligatoire qu’il semble impossible. A ce jour, le plus probable est ainsi qu’elle se fracasse sur le mur du premier tour de l’élection présidentielle. Rien n’est certes joué. La vie politique est devenue imprévisible. Le seuil pour accéder au deuxième tour n’est, après tout, pas élevé. L’aspiration unitaire est par ailleurs forte dans ce qu’il reste du « peuple de gauche ». Et « l’opinion », paraît-il, refuse la réplique du duel de 2017 et le duopole Macron-Le Pen… La prochaine élection présidentielle risque pourtant de se jouer à droite. Emmanuel Macron a été élu en 2017 grâce à l’électorat de gauche (50% des électeurs de François Hollande de 2012 ont voté pour son ministre de l’économie). Mais il vise sa réélection par la droite, d’où la tentation de ne pas renoncer à la réforme des retraites pour envoyer des signaux très clairs en ce sens à l’électorat conservateur. La gauche risque d’être la spectatrice d’une élection qui pourrait se jouer sans elle.

[1]https://www.ifop.com/publication/le...

Par Rémi Lefebvre, professeur de science politique (université de Lille, CERAPS)


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