Rivières toxiques : la lutte contre l’accaparement de l’eau par les plantations de palmiers à huile – L’exemple indonésien

lundi 4 janvier 2021.
 

Alors que le monde continue à lutter contre une pandémie, l’accès à l’eau potable est devenu plus important que jamais – d’autant que l’un des meilleurs moyens de se protéger contre le COVID-19 consiste à se laver régulièrement les mains avec de l’eau propre.

C’est une recommandation simple, mais potentiellement difficile à respecter, surtout pour les communautés qui sont de plus en plus confrontées à des pénuries d’eau. Les gens peinent à accéder à une eau en quantité et qualité nécessaires pour boire, cuisiner, faire leur toilette, se laver les mains et produire leur alimentation.

La crise climatique a fait de l’eau une denrée précieuse, déclenchant une course effrénée pour contrôler l’accès à cette ressource – un phénomène connu sous le nom d’« accaparement de l’eau ». L’agriculture représente l’utilisation la plus importante de l’eau douce dans le monde. La production d’aliments et d’autres produits agricoles représente plus de 80 % de l’utilisation d’eau douce.1 L’accaparement de l’eau lié à l’accaparement des terres par l’agro-industrie a conduit à d’innombrables cas de conflits sociaux et de destruction de l’environnement dans le monde entier. Le boom industriel de la demande d’huile de palme comme huile végétale de remplacement bon marché en constitue un excellent exemple. Ce boom se paye très cher par la destruction des forêts tropicales, l’exploitation de la main-d’œuvre et de l’accaparement brutal des terres et de l’eau.

Les ressources en eau de l’Indonésie sous pression

Seuls quelques pays dans le monde ont connu une expansion aussi rapide des plantations de palmiers à huile que l’Indonésie. Le palmier à huile n’est pas une culture indigène du pays, et pourtant, de par sa nature cet arbre ne peut être cultivé que dans une étroite bande de terres tropicales au nord ou au sud de l’équateur, avec des pluies abondantes et uniformément réparties. La quantité d’eau nécessaire en moyenne pendant la période de culture équivaut à 3,4 mm de pluie par jour, soit 34 000 litres par hectare (ha) et par jour.2 Ces conditions spécifiques font que la zone pouvant accueillir des plantations de palmiers à huile est assez limitée et on les trouve notamment en Indonésie.

La production mondiale d’huile de palme s’élève à environ 72 millions de tonnes, et l’Indonésie à elle seule en produit près de 35 millions de tonnes par an. Le pays possède actuellement 14 millions d’hectares de plantations de palmiers à huile et cette superficie devrait augmenter. 3 Le gouvernement indonésien a continué à promouvoir et à encourager l’expansion des plantations de palmiers à huile depuis l’explosion de la demande de biocarburants sur le marché au début des années 2000. Il prévoit d’étendre la superficie des plantations de palmiers à huile à 26 millions d’hectares. Cette industrie a commencé avec la création d’une première plantation commerciale de palmiers à huile par une société belge dans le nord de Sumatra en 1911 et son impact destructeur s’exerce aujourd’hui aussi bien sur les communautés que sur l’environnement.

Certaines des principales entreprises de plantations opérant en Indonésie ont étendu leurs activités à d’autres régions du monde. Des sociétés telles que Wilmar International, Cargill, Golden Agri Resources, Socfin Group et Asian Agri figurent parmi les propriétaires de plantations qui se sont activement développées en Afrique et en Amérique latine au cours des dernières décennies. Il se trouve que les territoires en Indonésie et en Malaisie – les deux pays qui produisent la presque totalité de l’huile de palme du monde – sont devenus trop denses pour accueillir de nouvelles plantations. Il est essentiel de faire connaître la réalité quotidienne et la lutte pour l’eau des populations qui vivent autour et sur les plantations de palmiers à huile. Les communautés locales sont profondément préoccupées par la situation de leurs ressources en eau douce. Mais l’impact à long terme des plantations de palmiers à huile sur les cours d’eau douce semble avoir été négligé jusqu’à présent.

En Indonésie, plus de 82 millions de personnes n’ont toujours pas réellement accès à une eau potable et à des moyens d’assainissement.4Et pourtant, l’accaparement de l’eau par les plantations de palmiers à huile est le signe d’un stade avancé de libéralisation de l’eau. La marchandisation de l’eau sous sa forme visible, par exemple la privatisation de l’eau courante potable ou de l’eau en bouteille, n’est plus désormais le seul problème. Vient s’y ajouter ce qu’on appelle l’eau « virtuelle », c’est-à-dire la quantité d’eau utilisée pour la production d’aliments et d’autres produits. Et ces quantités sont énormes. Les impacts de cette situation peuvent être classés de plusieurs façons :

• La destruction massive des ressources d’eau en amont causée par le déboisement des forêts pour les plantations.

• La contamination des ressources en eau des habitants, soit par les engrais et le traitement des déchets, soit par les matériaux contenus dans les ressources naturelles qui sont éliminés lors du processus d’extraction.

• L’assèchement des sources d’eau des populations dû à la consommation d’eau élevée du secteur de l’huile de palme dans chacun de ses processus de production.

• Le déboisement pour les industries extractives comme les plantations de palmiers, qui a réduit la capacité du sol à absorber l’eau de pluie et entraîne souvent des inondations autour de la zone de plantation.

• L’accaparement de l’eau en dehors des zones industrielles causé par l’accroissement de la demande d’eau potable en bouteille dans les zones de production de l’huile de palme, en raison de la pénurie d’eau potable.5

Entre 2000 et 2020, la superficie des plantations de palmiers à huile dans le Kalimantan a plus que doublé pour passer de 2,4 à 5,8 millions d’hectares. Le Kalimantan occidental est la troisième plus grande zone de production de palmiers à huile en Indonésie, avec des plantations couvrant près de 1,5 million d’hectares à travers ses onze districts. L’expansion des plantations dans le Kalimantan occidental a commencé dans les années 1980 avec l’aide d’institutions financières internationales, comme le groupe de la Banque mondiale qui a promu auprès des communautés le modèle « noyau-plasma », un type d’agriculture contractuelle ; la pression des plantations de palmiers à huile a incité les communautés de la région à entrer dans une lutte collective pour accéder à l’eau potable et continuer à produire son alimentation.67 Mais ce n’est pas seulement la quantité d’eau qui est menacée par l’expansion massive des plantations de palmiers à huile. Les communautés de deux districts de Bornéo occidental, Ketapang et Sambas, ont également signalé la contamination de leur rivière et de leurs ressources en eau du fait de l’utilisation massive d’engrais et de pesticides à l’intérieur des plantations.8

Carte des plantations de palmiers à huile dans le Bornéo occidental, Indonésie Les districts de Sambas et Ketapang sont entourés en rouge

Sambas

Dans le village de Semanga, sur les rives de la rivière Sambas, où la majorité des villageois sont des agriculteurs, des récolteurs de latex et des pêcheurs, les plantations de palmier à huile constituent la première utilisation de terres. Environ 280 ha de terres appartiennent à deux entreprises d’huile de palme : PT. Agro Nusa Investama (ANI), une filiale de Wilmar International et PT. Wana Hijau Semesta (WHS), filiale du groupe Duta Palma. Outre ces plantations, il y a aussi des rizières et des cultures horticoles appartenant aux villageois.

La plantation de palmiers à huile a débuté dans la région il y a environ 25 ans, et les pêcheurs n’ont cessé de s’inquiéter de la pollution de l’eau, les stocks de poissons ne cessant de diminuer chaque année. Selon Asmadi, un pêcheur local âgé de 60 ans, avant que les plantations de palmiers à huile ne soient créées dans la région, les pêcheurs pouvaient attraper des centaines de kilos de poissons, alors qu’aujourd’hui ils n’obtiennent que quatre à dix kilos par prise.

Presque chaque année, il y a des problèmes de poissons morts dans la rivière, surtout pendant la saison sèche, entre mai et juillet. En général, ces problèmes commencent par une coloration bleu vert anormale de la rivière, après quoi les villageois attrapent des poissons morts. Les gens disent que le poisson a un goût amer et aigre, et que ceux qui le mangent ont souvent des maux d’estomac. Dans un communiqué de presse, le responsable du bureau de gestion environnementale du district de Sambas a déclaré que les incidents impliquant des poissons morts dans la rivière Sambas étaient dus à des effluents huileux provenant de la transformation de l’huile de palme brute qui se déversent dans l’eau de la rivière. Une enquête a été menée pour déterminer si l’entreprise avait enfreint les règles sur l’élimination des déchets et avait ainsi violé les normes environnementales. Jusqu’à présent, cependant, l’autorité du district n’a prononcé aucun verdict ni pris aucune sanction contre la société.10

La riziculture menacée

Peu de villageois continuent à travailler dans les rizières, et la majorité de ceux qui pratiquent cette activité sont maintenant des femmes. Selon Mardiah, une agricultrice, la déforestation et l’utilisation massive de produits agrochimiques provenant la production d’huile de palme ont entraîné une augmentation des attaques de ravageurs sur les rizières des villageois. Les rizières sont principalement arrosées par les pluies, sans irrigation, et sont situées sur les bords de la rivière. En outre, les rations de riz distribuées par les entreprises de palmiers à huile dissuadent de poursuivre la riziculture, et les villageois, surtout les hommes, deviennent ouvriers de la plantation.

Il existe deux ressources en eau pour les villageois : l’eau de source de la montagne Senujuh, qui est normalement utilisée pour boire et cuisiner, et la rivière Sambas et ses ruisseaux, utilisés pour se laver et se baigner. La durabilité de l’eau de source a cependant été menacée par l’extraction de pierres et les communautés dépendent donc maintenant principalement de l’eau de la rivière Sambas. Ses affluents s’écoulent au milieu des plantations de palmiers à huile avant de se jeter dans la rivière. Une enquête menée par ECOTON a révélé que 8 engrais et 5 pesticides utilisés dans la plantation contiennent des métaux lourds toxiques qui ont pollué l’eau de la rivière.11

Bien que les responsables gouvernementaux aient reconnu la détérioration de la qualité de l’eau des Sambas, il n’existe aucune information publique concernant les polluants toxiques exacts présents dans la rivière. Néanmoins, la santé de la communauté est une preuve de la pollution de la rivière. La contamination de l’un des affluents de la rivière Sambas, le Sajingan Kecil, a provoqué une irritation cutanée chez 142 personnes.12 ECOTON et les communautés de la rivière Sambas ont prélevé des échantillons pour identifier la source et les types de polluants dans la rivière et les canaux. Ils ont trouvé une teneur élevée en chlorure et en phosphate dans les affluents de Sambas qui traversent des plantations de palmiers à huile.

Les observations sur le terrain ont également révélé que PT Agro Nusa Investama, une filiale de Wilmar, utilise toujours du glyphosate et du paraquat pour lutter contre les adventices dans les plantations, malgré le fait que ces deux herbicides aient été interdits dans de nombreux pays en raison de leur toxicité. La Table ronde de l’huile de palme durable (RSPO), dont Wilmar est membre, a également interdit l’utilisation du paraquat dans les plantations de palmiers à huile de ses membres. Dans son rapport sur le développement durable, Wilmar a affirmé avoir progressivement supprimé l’utilisation du paraquat dans toutes ses plantations depuis 2011, mais les données de terrain montrent le contraire.13

Ketapang

Le village de Simpang Tiga Sembelangaan à Ketapang, dans le Kalimantan occidental, est entouré de deux plantations appartenant à PT. Agro Lestari Mandiri, filiale de Sinar Mas et PT. Ladang Sawit Mas du groupe Bumitama Gunajaya Agro (BGA). Les plantations de palmiers à huile, qui ont démarré leurs activités dans les années 1990, ont changé la situation socio-économique et l’environnement du village.

Avant les plantations, les villageois utilisaient la rivière Pawan, qui reliait la ville à 7 sous-districts et constituait la seule et unique ressource en eau potable. En plus de ces deux plantations de palmiers à huile, il y a cinq autres plantations de palmiers à huile le long de la rivière, ainsi qu’une zone d’habitation et des fermes communautaires.

Après d’importants défrichements et le début des activités de plantation, la rivière est devenue polluée et les familles du village, habituées à consommer l’eau de la rivière, ont commencé à tomber malades. Contraints de trouver d’autres ressources en eau, les villageois construisent des installations simples avec un réservoir d’eau et des robinets pour leurs familles. Au cours des dix dernières années, 670 ménages ont bénéficié d’un approvisionnement en eau potable à partir de sources en payant une contribution mensuelle de 0,35 à 0,70 USD. Toutefois, 75 ménages dépendent encore de la plantation de Ladang Sawit Mas pour leur approvisionnement en eau potable, et 140 autres ménages qui ne disposaient pas de canalisations ont dû se contenter de l’eau des puits.

L’impact désastreux des plantations de palmiers à huile sur la vie des pêcheurs a été total. D’une part, l’altération du chenal de la rivière par les plantations et la diminution de la qualité et de la quantité de l’eau ont rapidement réduit leurs prises. D’autre part, en plus d’être des pêcheurs, avant l’arrivée de la plantation, beaucoup étaient également des agriculteurs, mais aujourd’hui, la plupart d’entre eux travaillent comme ouvriers dans la plantation. Ils pensaient que cela pourrait leur procurer un revenu plus stable et plus régulier, mais en réalité la majorité des travailleurs de la plantation dépendent de prêts pour satisfaire leurs besoins quotidiens les plus élémentaires.

Arrêter la destruction des ressources en eau causée par les plantations d’huile de palme

Au cours des dernières décennies, l’accaparement des terres pour la production d’huile de palme a été plus important sur l’île tropicale de Kalimantan que partout ailleurs dans le monde. Bien qu’il continue de cibler les terres traditionnelles des peuples autochtones, qui représentent environ 40 % de la population de l’île, cet accaparement détruit également l’environnement, les forêts, les sources d’eau et les rivières environnantes.

L’expérience des communautés du Kalimantan occidental montre une fois de plus l’impact profond des plantations de palmiers à huile sur les communautés locales. Cela illustre aussi l’ironie cruelle qui fait que les communautés sont forcées de devenir une main-d’œuvre bon marché pour les entreprises de plantations de palmiers à huile, sur des terres qui étaient les leurs, après que ces mêmes entreprises aient détruit leurs moyens de subsistance. Leur accès à la terre et aux ressources en eau est perdu, aujourd’hui et pour les générations futures.

L’augmentation de la demande mondiale d’huile de palme doit également être comprise comme un accaparement de l’eau, et pas seulement pour les communautés qui ont perdu leurs terres, mais aussi pour les communautés vivant dans les zones environnantes, car l’eau et les rivières couvrent un vaste territoire et espace de vie tant pour les populations que pour l’environnement. Il est essentiel de continuer à soutenir et à renforcer les communautés et leurs luttes contre les plantations industrielles à grande échelle. Le bien-être et l’avenir des communautés, de la terre, de l’eau et de notre climat en dépendent.

ECOTON, GEMAWAN, GRAIN, KRUHA

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Notes

1 Programme mondial de l’UNESCO pour l’évaluation des ressources en eau, « Faits et chiffres. Environ 80 % de ces flux d’eau virtuelle sont liés au commerce des produits agricoles », consulté le 24 novembre 2020, http://www.unesco.org/new/fr/natura...

2 Herda Sabriyah Dara Kospa, Kris R.D.Lulofs, Chay Asdak, « Estimating water footprint of oil palm production in PTP Mitra Ogan Baturaja, South Sumatra », International Journal on Advance Science Engineering Information Technology, 2017, https://ris.utwente.nl/ws/files/276...

3 Info Sawit, « Produksi minyak sawit CPO Indonesia Agustus 2019 », consulté en octobre 2020, https://www.infosawit.com/news/9383...

4 Central Bureau for Statistic, « Persentase rumah tangga yang memiliki akses terhadap layanan sanitasi layak dan berkelanjutan, menurut provinsi, 2017-2019 », https://www.bps.go.id/indicator/23/...

5 The Institute for Ecosoc Right, « Industri perkebunan sawit dan hak asasi manusia », 2015, https://www.academia.edu/35282375/I...

6 Julia, « Pembangunan untuk Siapa ? Implikasi jender perkebunan kelapa sawit terhadap perempuan Dayak Hibun di Kalimantan Barat », Jurnal Tanah Air, Walhi, octobre-décembre 2009.

7 Un terme qui dérive du modèle de plantation dit « domaine noyau » promu par l’État et introduit dans les années 1980, selon lequel des petits exploitants (« plasma ») sont sous contrat avec une grande entreprise (« noyau ») pour produire de l’huile de palme.

8 Basé sur l’étude d’ECOTON et des organisateurs communautaires sur l’activité et les moyens de subsistance dans les deux districts.

9 « Informasi Kelapa Sawit, “Potensi kelapa sawit di Kalimantan Barat », 2012, http://informasi-kelapasawit.blogsp...

10 Kalbar Kabardaerah, « Diduga terindikasi tercemar limbah CPO, ikan di Sungai Sambas mendadak mati », 31 juillet 2019, https://kalbar.kabardaerah.com/2019...

11 ECOTON a compilé la liste des produits agrochimiques utilisés dans deux plantations par PT ANI (Wilmar International) et PT LSM-BGA.

12 Pontianak Tribun News, « Sungai tercemar 142 warga dusun Sajingan Kecil terserang penyakit kulit », octobre 2016, https://pontianak.tribunnews.com/20...

13 Wilmar Sustainability Report 2013, « Transformation through engagement », 2013. https://www.wilmar-international.co...).pdf


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